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——————————— Friday 16, August 2019 ———————————
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[ L'insurrection qui vient ] - librairies indépendantes

Un livre qui expose le mal-être, la dissolution et les désastres de nos sociétés occidentales, qui leur oppose une insurrection comme remède, et qui documente le processus révolutionnaire qui encadre cette insurrection. J'ai lu ce livre par esprit de contradiction. Durant le procès judiciaire du groupe dit de Tarnac, L'insurrection qui vient, ainsi que d'autres écrits (tracts, brochures) retrouvés chez les ex-accusés, avaient été retenus comme des éléments à charge. J'ai toujours trouvé ça choquant : en dehors des injures, de la diffamation, de l'appel à la haine, etc. qui peuvent éventuellement faire l'objet d'un traitement différencié (et encore…), je pense qu'il faut juger sur des actes et non des paroles. Voilà pour quelle raison je me suis procuré un exemplaire de ce livre. Le bout de phrase portant sur le sabotage des réseaux de transports qui a fait grincer les dents des enquêteurs est une goutte d'eau dans l'océan de ce que les auteurs préconisent de frauder, de paralyser, et de saboter. Faut-il se servir de cet écrit pour tenir le groupe responsable de tous les actes litigieux se déroulant à leur proximité immédiate ? Le jugement définitif du groupe dit de Tarnac expose que l'on ne peut pas condamner une personne pour ses écrits. Si, ci-dessous, je parle « des auteurs », ce n'est pas tant que je connais ce que recouvre le terme « Comité invisible » (une personne ? Plusieurs?), mais plutôt que j'applique mon préjugé selon lequel un comité est un groupe, donc plusieurs personnes.

La première grande partie de ce bouquin, consacrée à l'analyse des maux qui rongent notre société a rien d'original : l'analyse est plus radicale (elle cherche et attaque la racine des problèmes) et les mots sont plus affûtés, mais le constat dressé est habituel chez l'ultragauche. Gros résumé : nous n'avons plus de projet commun, nous n'avons plus de langage issu d'expériences communes (notamment de luttes), donc nous ne formons plus une société.

Nous sommes devenus des VRP de nous-mêmes : individualisation, personnalisation marketing, affirmation de nos différences. Cette injonction à être quelqu'un (plutôt qu'un collectif) entretient la faiblesse individuelle qui justifie encore plus l'injonction qui justifie une réponse marketing (te faire croire que t'as besoin de béquilles afin de te les vendre, en somme). Nous nous produisons même nous-même : s'entraîner à sourire pour un entretien d'embauche, se blanchir les dents pour avoir une promotion, sortir pour stimuler un esprit d'équipe, apprendre l'anglais pour booster sa carrière, participer à des stages de théâtre afin de devenir des leaders, pratiquer le développement personnel afin de parvenir à la stabilité émotionnelle. En réalité, chacun est lié à des lieux, à des gens, à des émotions, à des souffrances, à des ancêtres, à des langues, à des événements, à des idées, etc. qui ne sont pas de lui et d'où émerge le moi. En somme, le moi est un produit du collectif. Or, les lieux de vie et les relations sociales ont été brisés. Faut-il prôner la liberté de s'arracher à des communautés (famille, par exemple) ou la liberté de s'y mouvoir malgré les oppositions ? Forcément, les auteurs protestent contre la destruction des liens sociaux qui fait que nous sommes personne. Jusque dans l'amour où la pornographie est accusée de tuer notre imaginaire (et que dire des sites web de rencontre qui tuent la rencontre fortuite) et le couple de donner du réconfort "seuls contre tous, contre ce monde de merde" comme si l'amour se privatisait. Forcément, on énonce que la suite du capitalisme, c'est de reconstruire, à sa manière et à son image, les liens sociaux précédents détruits dont il a besoin et de les consommer.

Forcément, les auteurs récitent Marx (Le Capital existe même en version manga) : le capitalisme, c'est l'appropriation privée ou sociale de la plus-value générée par les salariés. C'est aussi la participation à une œuvre commune par des liens qui se tissent entre ceux qui coopèrent au sein d'un même carcan, celui de la production et sous la contrainte managériale. Le salariat est une méthode disciplinaire, comme l'école (voir ici pour les origines de l'école américaine, clairement orientée sur le contrôle social des ouvrières), la prison ou l'armée. Nous avons trop de biens et trop d'emplois sans aucune répartition. Nous-mêmes et les sociétés commerciales érigeons la compétition et la sélection comme un idéal… mais attention, seulement quand chacun à des chances égales, sinon il faut sévir (restreindre artificiellement la concurrence, comme le désirent les mutuelles, par exemple). Récompenser le mérite… seulement quand les chances sont égales, c'est un non-sens.

Forcément, le Comité passe au vitriol les divertissements qui permettent, par le confort, de tuer dans l'œuf les envies de révolte. Les auteurs rappellent que les flics protègent les dominants. Ils rappellent tout autant que la finance (que les auteurs assimilent sans nuance à l'économie…) est incomprise, même par ceux qui la font tourner (on pense aux propos d'Alan Greenspan, ancien président de la réserve fédérale des États-Unis en 2008). Forcément, le Comité tacle les bobos qui communient dans l'illusion d'une humanité retrouvée en buvant leur thé, en parlant ni trop fort ni trop faible, en étant politiquement incorrect juste comme il faut, en binant la terre d'un jardin de quartier avant d'aller regarder un film d'animation. Forcément, on conteste la forme suprême de la civilisation que représenterait l'État-Nation. Forcément, les auteurs dissertent sur la métropole, cette ville que l'on ne cesse de débarrasser de ce qui gêne (saleté, SDF, squats, immigration, contestation, lieux de vie réellements dissidents, etc.). Les ambiances sont prédéfinies. Les rencontres fortuites sont évitées. L'uniformisation des infrastructures est triste mais permet le contrôle de la ville par les flics. Tout est valorisable, tout doit être du patrimoine. Que dire des mégalopoles, dans lesquelles un individu est un parmi des millions… Forcément, le Comité tacle la mobilité professionnelle qui déracine par le déménagement (on retrouve ici la pensée de la philosophe Simone Weil selon laquelle le déracinement met en incapacité de penser et d'agir ou qu'il met en capacité de déraciner toujours plus d'humains - ce qu'elle constate chez les Romains ou l'Allemagne prolétarienne pré-Hitler -). On est arraché au présent et à l'ici par les transports et les technologies de la communication, donc on s'en fout de créer du collectif en un point donné. On aménage son intérieur pour fuir l'infrastructure des villes, pour transporter son petit monde, pour se donner un sentiment de contrôle (on retrouve cette idée du contrôle par la personnalisation chez Damasio). Forcément, enfin, les auteurs dénoncent les platitudes comme « revaloriser les aspects non économiques de la vie » et la pensée moderne qui consiste à contenir les affirmations, à contester les incertitudes et à faire croire que tout est relatif à coup de « c'est ton avis ». Il s'agit là du meilleur moyen de contrôle possible.

L'écologie ou la décroissance (les décroissances, en fait), ou la croissance 0 poursuivent un même objectif : il faut consommer peu afin de pouvoir continuer à consommer. Il faut produire bio afin de pouvoir continuer à produire. Il faut s'auto-contraindre afin de toujours contraindre. L'écologie est la nouvelle idéologie coercitive : il faudra se serrer la ceinture pour elle, se sacrifier pour elle, et les dominants s'autoriseront tout en son nom.

La deuxième grande partie de ce livre expose le processus d'une insurrection désirée par les auteurs.

  • S'attacher à ce que l'on ressent comme étant vrai. Une vérité est un constat qui altère notre rapport au monde, qui ne nous laisse pas indifférents. Les maquisards n'avaient que certitude leur refus de l'occupation ;

  • Ne pas réfuter le caractère politique des vraies amitiés. Les grèves des ouvriers disaient qui était in, qui était out, sur qui compter ou non. L'amitié n'est pas qu'échange et pratique de banalités ;

  • Fuir les organisations, les milieux et la tentative d'en devenir un. Les organisations cherchent avant tout à se maintenir elle-même, à maintenir leur prestige, leurs privilèges, etc. Les milieux, se revendiquant souples, sans hiérarchie, sont encore plus dangereux. Les milieux littéraires tuent la littérature, les milieux libertaires tuent l'action directe, les milieux militants canalisent les énergies pour les étouffer, etc. ;

  • Se constituer en commune. Se trouver, s'entendre, sentir une envie de ne pas clore la rencontre, cheminer ensemble. Pas de dedans, pas de dehors. Grande liberté personnelle, solidarité de groupe. Établir ce genre de groupes un peu partout (usine, bureau, rue, etc.) et les substituer aux institutions (école, église, syndicat, club sportif) ;

  • S'organiser (au sein de la commune) pour ne plus travailler. Fraudes diverses (dont perception d'allocs), pillage, mais comme ça ne dure pas, cultiver et fabriquer afin de réduire les dépendances ;

  • Former et se former. Apprendre à se battre, à soigner (donc la biologie et les plantes), à se nourrir (donc comprendre les sols), à diffuser de l'info / communiquer (émetteur radio, par exemple), etc. Bref, casser les dépendances à notre monde moderne, aux flics, aux hôpitaux, etc. ;

  • Créer des territoires. Multiplier les zones opaques. L'usage fait le territoire. Plus il y a de territoires sur une zone géographique donnée et plus des flux circulent (au noir), moins la zone est compréhensible de l'extérieur, donc moins les flics auront de prise. Avec une complicité, un bar, un toit d'immeuble, un club de sport, etc. peuvent échapper à leur usage officiel ;

  • Voyager. Tracer nos propres voix de communication. Se rencontrer sans moyens de communication modernes. S'informer des initiatives des autres communes et tenir compte des expériences ;

  • Renverser, de proche en proche, tous les obstacles. Incivilités et sabotages. Ralentir la production, saboter les machines-outils ou divulguer les secrets d'une société commerciale. Viser les réseaux qui relient les hommes (communication, transports, marchandises, etc.) ;

  • Fuir la visibilité. Tourner l'anonymat en position offensive. Il faut cesser de rendre visible une cause afin qu'elle soit prise en charge. Pas de leader, pas de revendication, pas d'organisation, mais des petits gestes dans l'ombre afin que le mouvement perdure. On ne peut pas repousser la lumière indéfiniment, donc il faut être prêt, car, quand l'ombre disparaît, le temps est compté : soit c'est le système, soit c'est nous ;

  • Organiser l'autodéfense. Contre-attaques aux actions du pouvoir qui visent la commune par la séduction, la récupération et, en dernier recours, la force brute. Se réunir rapidement en nombre pour parer à une expulsion. Parer une arrestation. Exfiltrer l'un des nôtres. Démasquer les flics en civil dans les manifs. La Commune avait incendié l'Hôtel de Ville de Paris et donc les registres de l'état civil… « Comment détruire les registres informatisés ? », se demandent les auteurs ;

  • Une montée insurrectionnelle n'est peut-être rien de plus qu'une multiplication de communes. Tendre vers l'autosubsistance. L'argent est dérisoire, car il sert à créer du lien superficiel entre ceux qui sont sans lien, de lier des étrangers en tant qu'étrangers. Scinder les communes qui grossissent trop avant qu'apparaisse une classe dominante ;

  • Faire feu de toute crise. « Il faut en outre ajouter que l'on ne pourrait pas traiter l'ensemble de la population française. Il faudra donc faire des choix » disait un expert en virologie qui résume ce qu'il adviendrait en cas de pandémie de grippe aviaire. Menaces terroristes, épidémies, mouvements sociaux, catastrophes naturelles, tout ça permet au pouvoir de se renforcer. Il faut profiter de l'aubaine des crises pour en faire autant. Les partis islamistes qui assistent les populations lors de conflits se renforcent. Même chose pour les anars qui aident la population après l'ouragan Katrina. Pareil en ce qui concerne les cantines et caisses de solidarité des ouvriers ;

  • Saboter toute instance de représentation. Généraliser la palabre. Abolir les assemblées générales. Cela encadre les luttes, y compris les coordinateurs de luttes. Voter, prendre une décision fait forcément naître une guerre de pouvoir. Que tous les participants aillent sur le terrain, aient les mêmes infos, et alors, la décision se prendra d'elle-même si elle est évidente ;

  • Bloquer l'économie, mais mesurer notre puissance de blocage à notre niveau d'auto-organisation. Dans une économie délocalisée et à flux tendu, il faut surtout bloquer les réseaux, les flux, la circulation des marchandises. Ne pas bloquer au-delà de la capacité de ravitaillement et de production de la commune afin de ne pas s'auto-assiéger ;

  • Libérer le territoire de l'occupation policière. Éviter autant que possible l'affrontement direct : guet-apens, commissariats attaqués, voitures incendiées. Manifs non déclarées. Promener la police plutôt que l'inverse. Être à l'initiative. Les affrontements directs servent de diversion ;

  • Être en armes. Tout faire pour en rendre l'usage superflu. Face à l'armée, la victoire est politique. Détenir des armes et ne pas (avoir à) s'en servir, voilà le vrai pacifisme, voilà le vrai signe de puissance. Militariser une guerre civile est un échec. Quand l'armée entre en scène, l'issue se précipite et chacun doit choisir entre l'anarchie ou la peur de l'anarchie. On peut être défait par la dictature ou par le fait de s'opposer uniquement à la dictature (oubliant ainsi la tyrannie d'une République) ;

  • Déposer localement les autorités. Une insurrection victorieuse est celle qui a vaincu, en même temps que les autorités, le besoin de posséder, le besoin d'autorité et le désir d'hégémonie. Le processus insurrectionnel est donc important, car il définit ce que l'après sera et si l'après reverra naître les démons chassés par l'insurrection. Il ne faut pas s'acharner par la force sur les autorités sinon on donne envie de les venger. Le pouvoir n'est plus aussi centralisé qu'avant, il est partout, donc il est donc inutile de prendre les lieux de pouvoir. Le pouvoir, ce sont les flux de marchandises (que l'on a bloqué), l'organisation de la métropole (que l'on a altérée précédemment avec des incivilités), etc.

À ceux qui trouvent que ce qui précède est violent, je recommande la lecture suivante : comment la non-violence protège l’État : essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux. À celles qui trouvent que tout ce qui précédait est choquant, je recommande la lecture de la Constitution du 24 juin 1793 dont l'article 35 stipule « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. ». Cette Constitution n'a pas été appliquée, mais elle illustre que des personnes ont déjà conçue l'insurrection comme un droit des humains.

Notes diverses :

  • La chute de l'URSS ne prouve pas le triomphe du capitalisme, mais l'échec de l'une des formes du communisme. Ce n'est pas le peuple qui a tué l'URSS, mais une oligarchie en reconversion. Elle a privatisé ce qu'elle possédait déjà, rompant ainsi ses obligations envers le peuple. Le peuple répond "puisqu'ils font semblant de nous payer, faisons semblant de travailler". L'oligarchie rétorque "ne faisons plus semblant, partageons faussement les ressources : infrastructures vitales pour les uns, divertissement et misère pour les autres". C'est aussi comme ça que fonctionne le capitalisme, d'où la coercition (guerre contre le chômage, les assistés, les délocalisations, etc.) ;

  • La peur de l'immigration est un sentiment d'existence par une croyance commune, celle du rejet de celui qui est différent afin de réparer la dépossession de tout (école, amour, amitiés, lieux de vie en commun, etc.) que l'on a subie ;

  • Le contrôle est un rythme, une temporalité qui s'impose. Y échapper, c'est se rythmer différemment.

Je recommande la lecture de ce livre, même si je trouve que le discours est râpeux, complexe et plein de sous-entendus. Je ne pense donc pas que le livre se suffise à lui-même : il faut une certaine connaissance des idées dites de l'ultragauche pour l'aborder.

Ce livre fait partie d'une trilogie avec À nos amis et Maintenant.

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