Deuxième livre du Comité invisible après L'insurrection qui vient et avant Maintenant, qui distille une doctrine révolutionnaire basée sur une analyse du monde et des récents mouvements sociaux défaits (comme le mouvement des places).
Comme pour le premier tome, on retourne dans du pompeux, de l'abstrait à outrance, et de la grandiloquence. L'intello-branlette parle à l'intello-branlette. Morceaux choisis : "le local existe uniquement par contraire du global, car c'est quand on a été privé d'un attachement qu'on souhaite le retrouver" ; "la terre rend possible l'existence du peuple, le peuple donne du sens à la terre" ; "on n'est pas libre, on est, tout simplement. Se dire libre, c'est avoué être lié à une réalité qui nous dépasse", "la détox technologique est une sottise car l'expérience est avant tout vécue comme une projection mentale du moment de la reconnexion, donc ça sert à rien" ; etc.
Pour comprendre les parties les plus arides du bouquin, qui sont les mêmes que celles de L'insurrection qui vient, il faut situer le Comité dans le courant de pensée de la destitution. Celle-ci a deux sens :
- Le premier c'est de retirer notre légitimité aux personnes, entités, et processus que nous jugeons ne pas être dans le vrai, l'éthique, le juste, comme un parlement de pantins ou des services sociaux de contrôle social. Exemple iconique : Stallman a porté un badge « Destituons Dieu ». C'est aussi une idée qui ressort d'une lecture de La Boétie : délégitimer un tyran lui retire son pouvoir. Le Comité va jusqu'à affirmer que rien de juste et d'innocent peut être incarné (sous-entendu : tout doit être destitué). Concrètement, il s'agit d'ignorer / de rire des entités, de faire différemment de ce que fait l'institution en charge (ce qui aura pour effet de la vider de sa substance), et de fuir le pouvoir au lieu d'en opposer deux à deux (rue versus gouvernement, par ex.) dans l'espoir que l'un remplace l'autre ;
- Le deuxième sens, c'est que toute institutionnalisation est forcément un acte violent (puisqu'on définit ce qui est accepté ou non, ce qui est dedans ou dehors, ce qui vaut ou non) qui fait naître une volonté de la destituer et ainsi d'entretenir indéfiniment un cercle vicieux destitution ‒ institutionnalisation. Auteur : Giorgio Agamben. D'où une volonté chez certains, comme le Comité, de ne pas vouloir d'institutions et de s'en remettre à une harmonie spontanée ("écouter nos cœurs plutôt que penser, on chiffre l'écocide au lieu de le pleurer"), à l'expérience sensible de l'ici et maintenant que l'on nomme alors le réel, les humains vont se respecter, se coordonner, comme ça, de nulle part et il n'y a point de violence sociale, émanant de nos désirs, à gérer.
Partant de là, on arrive à plusieurs des idées défendues dans ce bouquin : les mouvements sociaux des places (type Nuit Debout, mais ça existait avant en Espagne) sont voués à l'échec ; nous ne devrions pas articuler nos causeries sur les institutions à instaurer mais sur la forme de vie désirable (l'intendance suivra…) ; l'insurrection doit grandir en chacun (sinon la tête qui dépasse sera retournée contre le mouvement par le pouvoir en place, cf. IRA entre 1969 et 1972) ; les liens affectifs sont supérieurs à ceux codifiés (syndicat, parti, etc.) ; il n'y a pas à gérer les biens communs, juste à partager un rapport commun à ce que l'on ne veut pas s'approprier ; il y a des formes (langage, amour, habitudes, etc.) dans ce qui vit, donc il est inutile de les codifier, la vie elle-même est institution ; on ne gère pas la vie, on ne gouverne pas, on devine (sic) ce dont un groupe humain ou une période a besoin pour se développer ; la démocratie est l'expression d'une angoisse : celle qu'advienne quelque chose en dehors de toute procédure prévisible, qu'un événement nous dépasse, etc. ; il ne faut ni hégémonie ni organisation, juste « l'intelligence de la situation » pour trouver des solutions aux obstacles. Bref, tout s'organiserait par magie.
Je ne crois pas à cela. Tout groupe social a des formes institutionnelles, sauf peut-être de très petits groupes extrêmement homogènes qui peuvent se réguler par un « on se comprend ». Pour le reste, il y a toujours des règles (y compris implicites), un cadre, un substrat commun, etc.
Reproches adressés aux mouvements des places (type Nuit Debout, qui, même s'il n'avait pas eu lieu à la sortie de ce livre, prendra sa dose dans Maintenant) :
- La centralité des AG laisse à penser que rien n'existe sans une validation préalable alors qu'une idée fait consensus si plusieurs personnes trouvent les moyens de la mettre en œuvre, tout simplement ;
- Les AG sont un théâtre, un mensonge qui casse la sincérité et la spontanéité ;
- Se rencontrer pour se donner du courage se transforme en une impuissance collective devant le constat que tout le monde souffre sans rien faire ;
- On passe des États à une gouvernance souple… qui reste du gouvernement, c'est-à-dire guider le troupeau loin de la liberté (cf. la destitution ci-dessus). Toutes les sociétés humaines n'ont pas eu de gouvernement. Plus les individus sont isolées et se sentent vides à l'intérieur, plus il faut un gouvernement coercitif pour les faire tenir ensemble.
Fragments de stratégie révolutionnaire :
- Le combat ne se poserait plus en termes de société (qui serait le nom que l'État donnerait à la répartition de ses servants pour justifier ce qu'il est : État guerrier, État-providence, État néo-libéral, État théocratique, etc.), mais en termes d'occupation des territoires, précisément car le projet serait désormais de le fragmenter toujours plus afin de prendre, partout et au plus près, ce qu'il y a à prendre pour renforcer la domination. Les projections, notamment Territoires 2040 de la DATAR (aménagement du territoire français) parleraient toutes d'un monde structuré à la Hunger Games : les grandes régions métropolitaines seraient en compétition pour attirer les talents, les métropoles secondaires s'en sortiraient via la spécialisation, les zones rurales pauvres attireraient les citadins en manque de nature, des zones agricoles / de préservation de la nature alimenteraient les autres, et des zones de relégation seraient "laissées" (sous contrôle) aux "autres" (inemployables, etc.). Pour être précis, la DATAR semblait évoquer (ça ne figure pas dans le PDF daté de 2018) un « glissement progressif de la conflictualité du champ du social vers celui du territorial » et plutôt décrire un déplacement du conflit des villes vers la campagne, précisément car les villes sont aseptisées (le Comité analyse bien cela). Sans compter que faire tout un film d'une prospection qui, par nature, a vocation à étudier tous les scénarios possibles, c'est un peu ballot… ;
- Les Bridages rouges voulaient tuer les tenanciers de l'États pour prendre le contrôle du gouvernement ; le patronat est organisé au niveau mondial ? soyons-le avec une internationale des travailleurs ; le parti tsariste était organisé, politico-militaire, discipliné, et hiérarchisé ? Le Parti Communiste devait l'être. Aujourd'hui, face à l'empire diffus organisé en réseaux mais ayant aussi des centres de commandement, il faudrait opposer des multitudes organisées en réseau mais dotées d'une bureaucratie qui pourra remplacer celles des commandements qui tomberont sous le contrôle des révolutionnaires. On trouve cette idée d'élite de rechange chez Fakir, Mélenchon et le RN. Mauvaise stratégie pour le Comité (cf. la destitution ;) ). Podemos et Syriza, qui ont voulu remplacer l'existant, ont été défaits (ils sont devenus des relais des dominants, assenant la doctrine néo-libérale à leurs concitoyens) ;
- Un mouvement révolutionnaire c'est 1) de la spiritualité (théorie, littérature, art, etc.) ; 2) une préparation à la guerre (en défense ou en attaque) ; 3) une abondance de moyens et de lieux. Quand tout ça n'est pas réuni, on a soit une garde éclairée, soit une secte de théoriciens, soient des entreprises alternatives qui changent rien.
Le chapitre sur le numérique est à la fois intéressant et navrant :
- L'humain est-il défini par des données personnelles et/ou les interactions de celles-ci ? Je réponds oui à la première question, c'est précisément pour ça qu'elles sont considérées comme un attribut de la personne en droit de l'UE. Pour la deuxième, je sèche ;
- Hackerspaces : économie du partage qui prolonge l'économie de marché (réparer gratos les merdes du capital, ce qui fait économiser aux grandes multinationales) ou vraie émancipation par le savoir ? Le Comité rejette les imprimantes 3D et les kits pour construire des maisons écolos ;
- Le progrès consisterait à hiérarchiser les techniques afin de configurer le futur selon le désir de la classe dominante. La technologie serait la mise en réseau des techniciens pour tenir un discours permanent sur les techniques, analyser tous les problèmes sous l'aspect technique et les résoudre sous cet angle-là, et lisser les techniques les plus rentables, ce qui conduit à une perte de savoir-faire. Mouais… Pas tous les techniciens : certains prônent la diversité des pratiques, une technologie choisie au service d'une vision politique, etc.
- Le reste, sur le Cloud (qui servirait à rendre l'infra résistante… comme si on avait attendu le Cloud) ou sur la cybernétique dont on nous rabat les oreilles depuis des décennies sans en avoir vu un début de commencement), ou sur OpenData / OpenGov, etc., est loufoque, sauf sur l'aspect surveillance et marchandisation de l'attention (même si le Comité ne sait pas nommer ainsi ce qu'il observe et même s'il ne fait pas la différence entre nos usages néfastes actuels et des contraintes intrinsèques à la technologie). "On a amoindri l'expérience de la vie au point de rendre désirable une modélisation numérique de celle-ci, comme le tourisme est la version atrophiée du voyage rendue désirable par le capitalisme".
Divers :
- La crise (cf. la doxa néolibérale appliquée à la Grèce, etc.) et le changement permanent (accès aux aides sociales, lois, etc.) sont un mode de gouvernement qui, parce qu'ils bouleversent les conditions d'existence des individus, leur ponctionnant par là du temps de cerveau, permettent de défaire les citoyens ;
- La fin de la civilisation serait déjà là car l'Occident s'est perdue en chemin : prise de distance avec la nature et dans le rapport à l'autre, la volonté de tout passer au crible de l'ingénierie (que le Comité, comme d'autres, confond avec la maximalisation de la productivité), le travail contre-nature, recréer ce qu'on a détruit, etc. Mouais… Tout comme certains voient la fin dans la chute du christianisme ou dans l'art moderne, c'est très subjectif. D'un autre côté, le Comité nous explique que l'humain comme centre du monde (d'où les ravages sur la nature et autrui) est le projet de l'Occident (on retrouve ça en philo, en effet, mais pas que) et qu'il faut y mettre un terme (sous-entendu l'Occident n'est pas mort) ;
- Le but d'une prophétie n'est pas d'avoir raison dans le futur, mais d'opérer sur le présent, de faire prospérer ici et maintenant l'attente, la passivité, et la soumission ("à quoi bon ?"). Mouais… Je ne vois pas en quoi les mythes de l'an 2000 (robots partout, voitures volantes partout) ont rendu passifs les gens des années 1970-2000. Il en va de même avec les mythes actuels autour de l'IA, du transhumanisme, de la conquête de Mars (est-ce vraiment l'attente de Musk, notre sauveur, qui nous fait ignorer le dérèglement climatique ?) ;
- La bestialité humaine en cas de crise serait un mythe afin de préserver l'ordre et la propriété bourgeoise qui ne se constaterait pas en situation de crise (guerre, événement météorologique, etc.). On retrouve cette idée chez Kropotkine. Mouais… Face à un événement climatique, il y a des intérêts convergents. Mais, dans un tel événement ou durant une guerre, les dominants marchent à contre-courant et cherchent à en profiter. Bref, ce n'est pas spontané, il y a toute une organisation à adopter, et vu que le Comité s'y refuse (cf. destitution)… Surtout, ce n'est pas le sujet : au-delà de la bestialité, l'humain est un être de pulsions / passions / désirs ; nos sociétés actuelles les canalisent (bien ou mal) genre l'amour sert à encadrer les pulsions sexuelles, le débat intello sert à présenter, sous une forme acceptable, une mise à mort (quand tu démontes une théorie mathématique ou physique, ça pique), etc ; toute société humaine devra toujours canaliser ces pulsions humaines, ça sert à rien de le nier (comme le fait le courant de pensée autour de la destitution). Par ailleurs, et c'est bien étrange, le Comité expose qu'une guerre (au sens large, guerre de gouvernance, guerre de communication, guerre d'estime, guerre pour définir un contrat social) peut ne pas être un carnage si l'on a l'art de la mener (et comment faire sans une ritualisation convenue à l'avance ?), et que le pacifisme peut être une tactique de temporisation quand un clan n'est pas prêt à mener le combat ;
- « J'y suis pour rien » est un affect de supériorité morale qui énonce mon impuissance dans un événement et ma revendication de droits en tant que victime ;
- On retrouve l'idée centrale du premier livre, la domination par les infrastructures (Google, nucléaire, routes, etc.) et une vision par flux. Ainsi, une usine ce n'est qu'un flux entrant, une transformation, et un flux sortant qui serait dénué de tout savoir-faire à cause, entre autres, de la division (verticale et horizontale) du travail. Une métropole est une station de production et de circulation du capital (boarf… cette unité est-elle encore pertinente avec la financiarisation ?) ;
- À Athènes, au 5e siècle, le citoyen se se serait conçu comme un prolongement du guerrier, et les assemblées démocratiques comme un prolongement des assemblées guerrières. Était citoyen le soldat. Le Comité évoque les hoplites / phalanges, mais Wikipédia hésite entre un rite de passage ou un service militaire. Rien n'a beaucoup changé : l'acquisition de droits en France était conditionnée au service militaire et désormais à la JAPD (qui a changé de nom depuis) ;
- La figure du radical violent jusqu'au-boutisme est la nouvelle échelle de notation des révolutionnaires qui les épuise ;
- La lutte sociale aurait fait naître la classe ouvrière (l'idée du Comité est, là encore, que le mouvement a créé, de nulle part, ce qu'il refuse de nommer des institutions). Mouais… Œuf et poule, à mon avis… L'émergence d'une classe sociale est aussi une réponse au besoin de s'opposer à la domination ;
- Commune : au 11e siècle, cela se rapprochait d'un pacte de solidarité, une envie de tenir ensemble, de s'entraider, et une envie de compter sur soi pour la préservation de sa liberté. Le Comité nous propose ce modèle pour l'après.
P.-S. : j'ai lu ce livre à la fin de 2019, après avoir visionné une entrevue de jz.