Dernier livre du Comité invisible après L'insurrection qui vient et À nos amis. On est toujours sur un livre qui distille une doctrine révolutionnaire, mais il comporte un poil plus de "solutions" (toujours aussi abstraites, et qui supposent d'embrasser le courant de pensée de la destitution) que le précédent.
Le bouquin commence par un constat amer (certains diront qu'il s'agit d'apitoiement) : il ne sert plus à rien de critiquer, de révéler, de donner mauvaise conscience, etc. car l'adversaire est déjà une caricature de lui-même, tout et son contraire en alternance, et pourtant, il tient bon ; la confusion actuelle permet de retarder la bataille, mais la défaite est déjà là ; il n'y a plus d'unité ni nationale ni internationale (les COP illustrent que ça sera chacun pour soi) ; une assemblée (nationale ou Nuit Debout) reproduit au niveau collectif le problème de la prise de décision à l'échelle individuelle : absence de Moi conscient, souverain et cohérent en tout temps, d'où le cirque / théâtre plutôt que l'action ; vouloir de la politique partout, même dans une banale association, c'est tout transformer en une société de Cour, et il y aura toujours quelqu'un pour se prendre pour le Roi Soleil (on retrouve ici la destitution) ; l'espoir, c'est la lâcheté d'attendre quelque chose (des moyens ou que les choses soient autrement) en déclarant ne pas avoir prise dessus, donc c'est avouer son impuissance et retarder sa prise de position (n'est-ce que ce que fait le Comité, attendre ? Attendre la maturation simultanée des esprits, attendre qu'une idée insurrectionnelle grandisse en chacun ‒ en rédigeant des livres intello-branlette ‒, attendre qu'une harmonie spontanée et enchantée fleurisse ?).
Quoi faire ?
- Destituer (cf. À nos amis) ;
- Détourner les sociétés commerciales. Une menuiserie qui produit en douce pour une ZAD, une imprimerie qui tourne en dehors du service pour imprimer les tracts, etc. Mouais… Ça retarde d'autant la prise de conscience de la nécessité d'une division du travail révolutionnaire complète, et donc son émergence. Dans l'attente, on reste dépendant du système que l'on combat ;
- Lutter contre la répression policière en créant des liens de solidarité (on retrouve ici le sens initial d'une commune) : si une banlieue est attaquée, ça déclenche une réaction des alliés sur un autre territoire. C'est ingérable, donc le pouvoir renoncera à frapper la banlieue ;
- Tisser des liens (de solidarité) de toutes parts. Le communisme (que le Comité appelle de ses vœux) est un assemblage de fragments de personnes (pas acquises à 100 %, la liberté de chacun prévaut) et de liens (on retrouve ici l'organisation harmonieuse spontanée qui émerge de nulle part) ;
- Plusieurs points renvoient à L'insurrection qui vient.
Divers :
- Puisqu'il n'y a plus une unique expérience du travail (ouvriers versus employés de bureaux, par ex.), peut-il y avoir une expression commune de son arrêt, c'est-à-dire la grève générale ? J'allais classer cette phrase parmi les propos grandiloquents avant de me souvenir des différences et de la hiérarchie implicite qui prévaut entre les personnels administratifs et les enseignants d'une université (ce n'est pas la même expérience de taff, ni le même revenu, ni les mêmes contraintes au même moment, d'où il est très difficile de mobiliser les deux) ;
- Populisme : retenir ce qui reste d'un peuple déboussolé afin de construire une vague unité. J'ajoute : pour le profit d'une seule personne / d'un clan ? ;
- Les Maîtres (les dominants) ont toujours été anarchistes, ils ne veulent pas que d'autres le soient. Je pense plutôt qu'ils sont libertariens dans le sens où seule la liberté prévaut à leurs yeux, pas l'égalité ni la justice… ;
- Nuit Debout aurait enterré les syndicats, les manifs, etc. alors que la loi Travail était l'opportunité d'un autre monde. Pour moi, c'est double pipeau : 1) il n'était pas question d'un autre monde, juste d'un statu-quo ; 2) dans À nos amis, le Comité est le premier à dire que si plusieurs personnes se donnent les moyens de faire autrement, quelque chose émerge. Donc Nuit Debout n'était pas forcément contradictoire avec d'autres modes d'action… qui, eux, n'ont pas émergé ;
- Les loisirs sont une organisation sociale subie de notre temps "libre" orientée vers la consommation, et il convient de les valoriser en devant le VRP de soi. En parallèle, les boulots deviennent des jeux (notation, score, bonus, récompense, etc.) ;
- Le revenu de base maintient le contrôle de la bourgeoisie car il ne fait que remplacer la modalité de ce contrôle : on passe du travail capitalisme (salariat, indépendant libre sur un marché, etc.) vers une aide sociale ;
- Nous sommes tous des capitalistes en puissance, nous voulons tous tout valoriser en permanence : avant Airbnb, une chambre libre était une chambre pour les imprévus ou une pièce libre pour un nouvel usage ; Blablacar remplace l'auto-stoppeur ou la rêverie (ou les transports en commun, j'ajoute) ; ce qu'on donnait avant est désormais revenu sur Le Bon Coin. Très belle illustration du fait que le capitalisme n'est pas qu'un mode de production cloisonné dans les entreprises, il a vocation à englober intégralement les être dans l'ensemble de leurs activités ;
- L'évaluation constante contribue à développer un nouveau capital : le capital humain. D'où on est VRP de soi, d'où on choisit les soirées où se montrer (y'a même un épisode de Black Mirror sur ça) ;
- Les porc-épic se rassemblent pour se tenir chaud, mais leurs pics les font se disperser. Ils alternent donc entre deux souffrances. La monotonie et le vide (et la dureté d'une vie à l'état de nature, à mon avis) font se rapprocher les humains, et leurs défauts les dispersent. Il y a donc une distance moyenne à observer. Le Comité ne le précise pas, mais cette comparaison viendrait de Schopenhauer. Cela explique pourquoi le porc-épic est l'un des symboles des libertariens ricains.
Baratin :
- Comme dans les tomes précédents, le Comité ne fait pas la part des choses entre le progrès technique pour le progrès technique et un progrès utile / éthique / choisi, entre les conséquences néfastes intrinsèques de la technologie (ou d'une techno) et celles liées à nos usages situés dans une société capitaliste et typés comme tels. Il rejette donc toute la technologie en bloc ;
- Être contre la société au nom de l'individu ou être contre l'individu au nom de la société, n'est pas pertinent. Hum… Pourtant, dans À nos amis, le Comité prend très clairement position contre la société (perçue comme une construction des États pour se définir dans la stratification mise en place par les dominants) et pour la liberté de l'individu… ;
- Là encore, beaucoup de mots et d'expressions creuses et/ou pas définies avec rigueur. Pour la plupart, comme le communisme moderne qui confondrait attachement et possession, et qu'il faudrait orienter vers un assemblage spontané de fragments de personnes et de liens, cette carence est la conséquence même du courant de pensée de la destitution (l'organisation sociale future émergera spontanément, il n'y a pas à la définir).
P.-S. : j'ai lu ce livre début 2020, après avoir visionné une entrevue de jz.