La deuxième partie développe bien plus le cœur du sujet que la première. Usul a résumé cette émission de Judith Bernard (et au-delà) dans une vidéo de 30 minutes. Je posséde un exemplaire du livre de Lordon dont il est question, mais je ne l'ai pas encore lu. :-
Lordon complète l'analyse économique structuraliste de Marx (les rapports sociaux, les structures qui en découlent, etc. conditionnent les individus bien plus qu'ils se déterminent eux-mêmes) par une théorie de l'action de l'homme pondue par Spinoza axée sur les passions humaines. Si le jeune Marx développait cela, ses derniers ouvrages n'en faisaient plus mention (exemple : le communisme, c'est un monde sans classes sociales, donc sans luttes ni violence, comme ça, par magie).
Or, l'économie capitaliste, que l'on présente comme ultra-rationnelle, optimisatrice, etc., fourmille de passions : mode qui pousse à l'achat, entrepreneur désireux de proposer quelque chose / résoudre un problème / diffuser un savoir, sentimentalisme pour défendre et accroître son empire (ne pas se faire absorber), folie des traders, etc. Maximiser les profits semble être secondaire. De l'autre côté, les travailleurs sont aussi animés par des passions (consommation, amour de son taff, se réaliser dans son taff, chercher une forme de reconnaissance, désir propre donc désobéissance / sabotage, etc.). Chacun peut constater ce qui en résulte en entreprise : les stratégies perdantes, les pratiques inefficaces, les lourdeurs, etc.
Un patron à un projet (un désir maître). Il emploie des gens pour participer à sa réalisation (il enrôle des puissances d'agir). Ces salariés ont leurs propres désirs, ils ne sont pas alignés sur le désir maître (ex. : la condition salariale est acceptée parce qu'il faut bien manger, se loger, etc., l'évolution historique ayant fait émerger l'économie marchande avec division du travail dans laquelle les individus ont été privés de pourvoir par eux-mêmes à leur existence et à leur reproduction matérielle). Le patron recherche cet alignement qui lui est favorable (productivité). L'angle alpha est, pour Lordon, l'écart entre un désir individuel et le désir maître. Le projet du néolibéralisme est de réduire cet angle à 0. Cette problématique de l'enrôlement d'autrui, de la captation de sa puissance d'agir, se pose à toute personne qui a besoin d'autrui pour réaliser son désir / une tâche complexe (croisé, association, etc.). Il convient donc de comprendre ces rapports d'enrôlement.
Il existe des affects tristes, comme la crainte du dépérissement de laquelle découle le chantage à la reproduction matérielle (le salarié redoute le patron, le patron redoute ses créanciers), et les affects joyeux, comme la consommation de biens matériels (mais il est extrinsèque, donc éphémère), l'amour du chef (chercher sa reconnaissance, chercher à le réjouir), l'amour du lieu et du cadre de travail (socialisation amicale au taff, fun comme culture d'entreprise, etc.). Le capitalisme néolibéral cherche à enchanter le travail avec des affects joyeux (Chief Happiness Officer, le fun comme pratique managériale, etc.), car il est plus efficace de régner à l'amour qu'à la peur. Qu'adviendra-t-il s'il y parvient ? Bonheur béat de synthèse ? Vrai bonheur ? Dissidence ? Là encore, toute personne qui a besoin d'autrui pour exécuter une tâche enjolive son projet en affects joyeux.
Pour Lordon, qui ne retient pas la définition développée en science politique, le capitalisme néolibéral est totalitaire puisqu'il s'agit d'une soumission qui prend l'humain jusqu'aux tréfonds de son intériorité. Il veut remodeler nos imaginaires, nos désirs, nos affects, etc. dans toutes les sphères de la vie. Il agit sur nos corps (uniforme et autres codes vestimentaire & co obligatoire de l'entreprise, etc.). Il a enfanté deux imaginaires : celui du comblement ("le système va bien = je vais bien"), et celui de l'impuissance ("de toute façon, on ne peut pas changer le système"). Il aspire à fabriquer un imaginaire collectif, tel l'homme nouveau des socialismes réels (dont Che Guevara fut une icône) : l'homme désirant uniquement produire, heureux de produire, et content de son sort salarial (à mon avis, cet imaginaire va bien au-delà de la sphère du travail et de la consommation, telle l'idée que toute pratique doit être une valorisation de capital ‒ airbnb, uber, notation, réduire le nombre de fonctionnaires, etc. ‒ et/ou être une compétition).
Pour Spinoza (autant matérialiste que Marx, c'est-à-dire réfutant l'idéalisme philosophique, c'est-à-dire la supériorité des idées pures), le libre arbitre n'existe pas, l'humain n'a pas de volonté, il ne choisit pas, il est asservi par ses désirs. Cette aliénation est totale (servitude passionnelle universelle) en cela que son antagonisme, c'est-à-dire un sujet humain totalement en adéquation avec lui-même, n'existe pas. Les désirs sont externes : on désire quelque chose d'extérieur à notre personne et nos désirs sont façonnés par l'extérieur, par notre parcours (situation, éducation, expériences, connaissances, etc.). Même un révolutionnaire ne choisit pas consciemment la révolution, c'est une somme d'expériences, etc. En revanche, l'humain peut se remplir d'affects joyeux ou tristes (les premiers renforcent notre puissance d'agir, notre être, les seconds la réduisent). À l'inverse de Spinoza, le libre arbitre, de, entre autres, Descartes, est l'une des inspirations du libéralisme : individu auto-déterminé, à l'origine de ses actes, donc responsable et méritant, blablabla.
Ainsi, si l'on s'appuie sur Spinoza, abolir le capitalisme ne nous fera pas quitter la servitude passionnelle comme s'il existait une volonté / liberté originelle de l'humain. Les humains ne sont pas égaux en puissance d'agir ni en puissance de désirer (y'en a qui désirent plus ou moins), et tout cela (domination, captation de la puissance d'agir, reconnaissance, etc.) demeurera et sera conflictuel (luttes, etc.). Toute utopie visant à remplacer le capitalisme doit penser une mise en forme acceptable / moins destructrice de cette violence découlant de nos passions, dans des rituels, des pratiques, des symboles, etc. Exemples : il existe des violences symboliques plus acceptables comme la réfutation d'un théorème mathématique (qui constitue parfois la destruction de l'œuvre d'une vie) ou une plaidoirie judiciaire (qui constitue parfois un billet pour l'enfermement ou la liberté).
La lutte des classes doit être repensée à cause d'employés intermédiaires tels le grand patron qui se fait virer par son CA tout en adhérent à fond au projet du capital ou les cadres qui, matériellement, sont proches du prolo, mais qui adhérent plus joyeusement au projet du patron / du capital et forment la structure d'oppression. Il existe un continuum d'affects, du refus en bloc / sabotage (affects tristes) au prêcheur béat du capitalisme (affect joyeux).
Si une société commerciale est une monarchie qui règne aux affects (tristes et joyeux), peut-il exister une organisation démocratique de la violence des passions ? L'égale participation de tous à la chose qui les concerne (autogestion, etc.) n'y suffit pas. Il faut élargir les affects joyeux dans tous les domaines et au-delà de la reproduction biologique. Puisque le façonnage d'un imaginaire collectif serait délétère (cf. ci-dessus), il faut atteindre que les idées infusent dans la société humaine, et il faut prendre les hommes tels qu'ils sont et n'ont pas tels qu'on voudrait qu'ils soient.
Notes :