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J'ai déjà évoqué ici-même les années de plomb, c'est-à-dire ces dizaines d'années de violence politique dans toute l'Europe de l'Ouest. J'ai pointé des ressources audiovisuelles concernant quelques groupes militants d'extrême-gauche qui, constatant l'échec des méthodes de contestation politique traditionnelles, avaient fait le choix de commettre des attentats politiques ciblés : Action Directe, et la Fraction Armée Rouge. À présent, voici un documentaire sur l'organisation italienne du même acabit, les Brigades Rouges (BR).
Ce documentaire est plein d'images d'archive et de témoignages de principaux membres actifs des Brigades Rouges qui expliquent en détail leurs stratégies politiques et militaires. C'est très intéressant, même si la deuxième partie de ce film est excessivement centrée sur l'assassinat du politicien Aldo Moro.
Ce film met en exergue plusieurs points communs entre les BR et les autres groupes européens de lutte armée. La doctrine bien entendu (antifascisme, communisme, autogestion, radicalité, lutte armée ciblée et réfléchie avec minimisation des dommages collatéraux, etc.), mais aussi le fonctionnement par vague / génération qui se succèdent quand l'une est démantelée par la police, ainsi que le choix des cibles (politiciens, patrons, presse) et le retournement de l'opinion publique. Je note aussi des différences Exemples : les Brigades Rouges étaient composées de groupes locaux décentralisés. Ils ont séquestré et assassinés des magistrats, des avocats et des gardiens de prison, ce qui n'est pas le cas des autres groupes. Leur mode d'action favori, la jambisation consiste à tirer plusieurs balles dans les jambes d'une victime, ce qui diffère de l'assassinat "propre" habituel.
Mes notes :
- Dans les années 60, l'Italie subie une fracture nord/sud : les emplois sont au nord, la vie agréable au sud. Les ouvriers qui se déplacent du nord au sud pour survivre sont rejetés, y compris par les propriétaires de logements ;
- Depuis la fin de la 2e guerre mondiale, l'Italie était gouvernée par le parti centriste Démocratie chrétienne ;
- Au milieu des années 60, les premiers ouvriers contestataires apparaissent. Leur critique du capitalisme est basé sur leur vie, le concret ;
- En 1968/1969, sous l'influence de la révolte de la jeunesse, ce mouvement ouvrier se durcit. Ils sont jeunes, virulents et ils forment des groupes contestataires autonomes dans les usines. Contrairement aux syndicats auxquels ils s'opposent par le refus de leurs méthodes (médiation avec le patronat), ils réclament plus que l'augmentation annuelle du salaire. Ils veulent changer d'horizon, mettre un terme aux hommes gris en costard (patrons et politiciens) et à la tristesse de ce monde. Les violences policières embrasent le mouvement. Le Parti Communiste demeure inactif ;
- En décembre 1969, des explosions de bombes, posées par des fascistes (on suppose, le procès ayant eu lieu 30 ans plus tard demeure flou) seront instrumentalisées par le pouvoir et les médias afin de brider le mouvement contestataire et discréditer les syndicats. C'est le point de rupture, la reconnaissance gouvernementale que le dialogue social n'est plus possible, car le gouvernement n'en respecte plus les règles du jeu établies ;
- En 1970, la formation politique « gauche prolétarienne » fait le choix de la lutte armée pour soutenir les luttes syndicales et d'utiliser une stratégie offensive plutôt que défensive (se contenter de survivre aux assauts des patrons et du gouvernement). L'organisation Brigades Rouges naît. Son cœur est composé d'environ 5-10 personnes pour plus de 1 000 militants. Elle se voit comme une milice au service des ouvriers, comme la police est celle des patrons. Elle vise un certain professionnalisme afin d'être crédible : stratégie, organisation militaire, utilisation de bombes artisanales soignées plutôt que de déclencher des incendies comme tout le monde peut le faire, avec de l'essence et un briquet ;
- Les Brigades Rouges sont composées d'artisans, d'étudiants, d'ouvriers, d'intérimaires, d'employés de bureau, d'universitaires tous choqués par les conditions de travail. Ils ont une famille, une vie sociale. Les membres principaux ont un passé chargé. Le père d'un a connu les guerres, les fascistes, les camps de prisonniers, d'où une profonde désillusion. Plusieurs ont été déscolarisés afin d'aider financièrement leur famille. Un autre a grandit dans une ferme avec une relation de maître/esclave riches/pauvres avec les propriétaires ;
- Les premières actions (incendier les voitures des contremaîtres d'usine, séquestrer les patrons) se déroulent jusqu'en 1972 où la police découvre des caches et arrête des membres. Le réseau semi-clandestin s'effondre (le noyau dur compte environ 5 personnes). Le choix d'une clandestinité totale et d'un essaimage en groupes locaux (Turin et Milan pour commencer) est fait. La séparation donne l'illusion d'un mouvement en expansion. La clandestinité, c'est renoncer à une identité, aux relations sociales, y compris affectives, c'est un sacrifice, c'est renoncer aux discussions sur des souvenirs passés (moins les autres clandestins en savent sur toi, mieux ça vaut quand la police débarque). Chaque groupe local est composé de 20 à 30 clandestins autour desquels gravitent des militants à visages découverts ;
- En 1973, le coup d'État militaire au Chili tue les espoirs d'une révolution par les urnes, car Allende était perçu comme un modèle à suivre. Le Parti Communiste lui-même commence à théoriser qu'il ne pourra pas obtenir le pouvoir, même avec 51 % des voix et qu'il lui faut construire une alliance avec le parti démocrate chrétien. C'est le tout début de la politique du compromis historique. Alliance patrons / ouvriers. Les patrons demandent une trêve dans les conflits sociaux… mais en profitent pour licencier (Fiat, par exemple) ;
- En 1974, les Brigades Rouges décident de sortir du contexte des usines en séquestrant le magistrat Sossi qu'ils accusent d'être un fasciste car il ferait condamner tout ce qui bouge à Gênes (un étudiant qui ne paye pas le restaurant universitaire, les grévistes d'un hôpital, etc.). Ils réclament la libération des membres du mouvement anti-néofascistes du 22 octobre et leur extradition vers Cuba. Le Parti Communiste et le gouvernement s'y opposent. La magistrature est prête à accepter… sauf le procureur général Coco qui exige la libération de Sossi comme prérequis de la signature de l'acte de libération… et qui trahira cet accord sitôt Sossi relâché ;
- Les principales têtes des Brigades Rouges sont arrêtées, y compris de façon stupide (ils se garent près d'une banque au volant d'une voiture volée…). Le procès se déroule en 1976/1977. Les brigadistes ne veulent pas se faire juger. Ils organisent un procès guérilla visant à désarticuler leur procès et à renverser l'ordre des choses : ils révoquent leurs avocats, ils inculpent l'État, et ils indiquent que le vrai procès se tiendra dans la rue. Les brigadistes libres assassinent le procureur Coco. Le procès est suspendu 1 an. À sa réouverture, le président de la faculté de droit est enlevé et le président de l'ordre des avocats est assassiné au motif qu'il devait désigner les avocats commis d'office d'où les brigadistes ne voulaient pas. Les brigadistes sont condamnés à 18 ans de prison. Certains, comme Prospero Gallinari s'évadent avec l'aide de détenus de droit commun ;
- La deuxième génération des Brigades Rouges continue à agresser des magistrats, des chefs de rédactions de journaux, des gardiens de prison ;
- En 1977, un mouvement contestataire étudiant reprend du service. En 1976, le Parti Communiste avait obtenu un très bon score aux législatives. Une alliance entre la Démocratie Chrétienne et le PC semblait inévitable, mais elle n'était pas désirée par la base du PC ;
- En 1978, les Brigades Rouges décident de séquestrer Aldo Moro, le président du parti de la Démocratie Chrétienne, le jour où Andreotti, le président du Conseil, devait présenter le compromis historique (alliance avec le PC, patrons et ouvriers main dans la main, etc.) au Parlement. Les Brigades Rouges trouvent cette alliance bourgeoise et impérialiste. Andreotti était aussi une cible des BR, mais il fût jugé plus compliqué à atteindre. Le prétendu Tribunal du Peuple est uniquement composé du leader des BR. Après l'arrestation de Moro, les principaux syndicats déclarent une grève générale pour dire non à la terreur. Le pape intervient également en faveur de la libération de Moro. Ce dernier ne révèle pas aux BR les magouilles de la Démocratie Chrétienne dont il a connaissance. Dans ses lettres, il condamne son parti, la Démocratie chrétienne. Le gouvernement se trouve face à un choix : sauver la vie d'un homme en négociant avec des terroristes ou sauver la dignité d'un État qui ne s'est pas toujours montré digne ? L'absence de négociations met les BR face à un choix : tuer Moro et perdre le combat par absence de gain, perdre en crédibilité en libérant une fois de plus un prisonnier sans aucun résultat ou maintenir une force inutile (car elle obtient rien) en gardant en vie Moro ? Après 55 jours de séquestration, Moro est assassiné ;
- Les Brigades Rouges continuèrent leurs actions jusqu'à la fin des années 80, environ. Au total, environ 5 000 militants furent condamnés.