Extraits d'un entretien entre François Ruffin et Pablo Servigne, docteur en biologie et auteur d'un bouquin sur la collapsologie (mon avis sur ce concept qu'il n'a pas inventé) et d'un nouveau sur l'entraide, livre qui se veut plus idéologique que scientifique, c'est assumé, l'auteur veut proposer une autre mythologie moins agressive.
Pablo Servigne : […] Pierre Kropotkine, géographe, anthropologue, zoologue, et anarchiste. C’est un prince russe, lui, né à Moscou en 1842, d’une grande famille aristocratique, mais avec une nourrice française, et elle lui donne le goût des Lumières. A dix-neuf ans, il renonce au confort de la cour impériale, il préfère les sciences. Le livre-clé de Darwin, De l'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, vient de paraître, et Kropotkine l’a adoré. Il part alors en Sibérie pour ses recherches, mais qu’est-ce qu’il observe ? Presque l’inverse de Darwin. Qui survit ? Non pas les plantes ou les animaux les plus forts, mais ceux qui coopèrent le plus. En fait, Darwin avait fait ses observations dans les milieux tropicaux, où il y a l’abondance, l’abondance de chaleur, de lumière. Là ou le vivant peut perdre son énergie en guerre, en compétition. En milieu hostile, dans le froid de la Sibérie, il n’y a pas d'énergie à perdre, il faut s’entraider pour survivre.
François Ruffin : Mais tu relèves que Darwin lui-même avait eu cette intuition, de la sélection naturelle par l’entraide…
Pablo Servigne : Oui, il faut relire Darwin, c’est magnifique, vraiment délicieux. Il voyait, par exemple, le sacrifice de l’abeille ouvrière, elle défend son nid, elle vous pique, elle laisse son dard et elle meurt. L’individu se tue pour défendre le groupe. Là, Darwin se gratte la tête, il se dit : « C'est pas possible, ça ? Comment l'altruisme a pu être sélectionné ? Alors qu'il sacrifie sa descendance ? Et ça dure pourtant depuis des millions d'années ? Ça ne colle pas avec ma théorie. » En 1871, il propose donc une idée : « Il ne fait aucun doute que les tribus qui possèdent de nombreux membres qui sont toujours prêts a aider les autres et a se sacrifier pour le bien commun sortiraient victorieuses des autres tribus. Et cela serait de la sélection naturelle. » Donc, c’est la sélection naturelle au niveau du groupe (et pas de l’individu), c’est la cohésion du groupe, la coopération qui permettent de survivre mieux que les autres.
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Pablo Servigne : C’était chez lui [ NDLR : Darwin ] une intuition. Une intuition formidable, de ce qu’on appelle aujourd’hui « la sélection de groupe ». Mais lui n’avait pas les matériaux pour une démonstration. Nous les avons, désormais. Depuis quelques années, en sociobiologie, il y a tellement de découvertes formidables, sur l’entraide, ses multiples formes, chez les êtres vivants, humains compris… Et aussi, on a déformé Darwin. Dans l’Angleterre victorienne, avec l’essor du capitalisme, les philosophes, les dirigeants avaient besoin d’une justification biologique : hop ! Darwin !
[…] c’est la thèse de Jean-Claude Michéa, que je trouve assez pertinente : les philosophes comme Hobbes, comme Smith, comme Hume, tous les fondateurs du libéralisme, ils étaient traumatisés par les guerres de religion au Moyen Age. Ils se sont dit : « Quel système politique on peut mettre en place, le plus neutre possible ? Sans éthique, sans religion, surtout pas ! Vraiment le minimum syndical. C'est quoi ? C'est l'économie, c'est le marché. On est tous égoistes. » Ils étaient déçus de la nature humaine. Cent-vingt ans de carnages, c’est horrible, et les guerres civiles sont les plus atroces des guerres. Donc tu sors de là, tu as perdu toute confiance dans ton prochain. Après ça, ils en tirent des leçons : la nature humaine est mauvaise, et la nature tout court est une arène impitoyable, où on se massacre tous. Donc: 1) il faut un marché, pour qu’on s’entende entre égoïstes. 2) il faut un État fort pour contrôler le marché. Voilà notre inconscient collectif, notre mythologie. Charles Darwin est relu à cette lumière, lui-même sélectionné, détourné. Il offre un socle scientifique, biologique, à cette mythologie : la sélection par la compétition, par la prédation.
Hum, donc, d'une part, on ne savait pas tout d'où des théories incomplètes et, d'autre part, on a trouvé ce qu'on a bien voulu chercher.
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Françosi Ruffin : Alors, allons-y : qu’est-ce qui, dans la nature, relève de l’entraide ?
Pablo Servigne : Tout. Presque tout. On pourrait prendre mille exemples, chez les abeilles bien sûr, les étourneaux, mais aussi le mutualisme entre les anémones de mer et des escargots, entre des récifs coralliens et les poissons-clowns, etc. […] La respiration, elle est issue d’une fusion bactérienne ancestrale, c’est une association. Et que font nos cellules ? Elles collaborent pour former un organisme, avec une division du travail. Notre corps ne peut pas vivre sans microbiote. […] Les arbres, en réalité, sont connectés par des champignons, les mycorhizes. Donc, déjà, il y a une entraide entre arbres et champignons : les champignons apportent à l’arbre de l’eau, des nutriments, et lui fournit des sucres aux champignons, de l’énergie. […] Dans un bois, tu as de vieux arbres, immenses, qui ont leur vie derrière eux, qui ont accès au soleil, et tu as les jeunes pousses qui galèrent. Eh bien, les grands arbres transmettent des sucres aux jeunes arbres. Ce sont les allocations familiales ! Ils se transfèrent des sucres, des minéraux, entre espèces, un sapin transfère des sucres à un bouleau malade, qui galère à l’ombre. C’est la Sécurité sociale, des millions d’années avant nous ! L’entraide est un facteur d’innovation dans le vivant, dans son évolution, depuis 3,8 milliards d’années : les plus coopératifs survivent. Ça n’est pas un petit fait divers, c’est le phénomène massif. L’autre loi de la jungle, la compétition, elle existe bien sûr, mais plutôt ponctuellement. Pourquoi ? Parce qu’elle est source de stress, elle est épuisante, dangereuse, elle coûte aux espèces…
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François Ruffin : Mais est-ce que, pour rétablir la balance, Kropotkine et toi, vous ne faites pas tout basculer du côté de la coopération ? Contre la compétition ?
Pablo Servigne : Tu n’as pas tort. La sélection naturelle est un équilibre, ou plutôt une conjugaison, entre ces deux forces: la compétition, l’association. À l’intérieur d’un groupe, la première prime souvent : la sélection favorise les individus les plus aptes, souvent les plus égoïstes, les plus agressifs. Mais cette force provoque des conflits, en biologie on la qualifie de « perturbatrice ». La deuxième force, l’association, agit de l’extérieur des groupes, elle favorise les groupes constitués d’individus plus coopératifs, voire altruistes, qui rendent le collectif globalement plus efficace. Voilà l’essence de la nouvelle sociobiologie. C’est résumé en une formule lapidaire par David et Edward Wilson : « Au sein d’un groupe, l’égoïsme supplante l'altruisme. Les groupes altruistes supplantent les groupes égoïstes. Tout le reste n‘est que commentaire. »
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Pablo Servigne : Encore une fois, il y a la couche culturelle. Depuis 70 000 ans, on se raconte des histoires, et on y croit à mort. Depuis quatre siècles, notre récit, c’est « L'homme est rationnel et égoïste », même s’il n’est ni rationnel ni égoïste. En tout cas il n’est pas que ça. Ensuite, on vit en milieu d’abondance. Ici, dans les pays industrialisés, on est globalement très riches. On peut se permettre d’être individualistes, égoïstes. Pourquoi ? Grâce au pétrole. On en consomme tous énormément, pour nous nourrir, nous déplacer, nous instruire, nous chauffer, etc. Nous, les Européens moyens, c’est comme si on disposait de cinq cents esclaves énergétiques. On est tous des pharaons : toi, cinq cents esclaves ! Moi, cinq cents esclaves ! Elle, cinq cents esclaves ! On est très nombreux dans cette salle, en fait ! On est hyper riches, et on peut se permettre de dire à notre voisin : « Je n’ai pas besoin de toi. J’ai des esclaves énergétiques, je m’en fous, je peux manger sans toi. » C’est comme pour les tropiques de Darwin : en milieu d’abondance, une culture de l’égoisme peut émerger. Depuis des décennies, on a poussé dans cette direction à fond. Mais en milieu de pénurie, comme dans la Sibérie de Kropotkine, les solidarités se renforcent.
Servigne explique également que l'entraide, ce n'est pas bon ou mauvais (on peut s'entraider pour massacrer quelqu'un, par exemple), que ça se travaille, et qu'il y a des règles :
Tout cela me rappelle les travaux d'Elinor Ostrom autour des communs et l'évolution de la confiance dans une société humaine.
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Pablo Servigne : C’est le grand débat de l’inné et de l’acquis. Dans nos comportements, qu’est-ce qui relève de la nature ? Qu’est-ce qui relève de la culture ? Par exemple, si vous êtes plus radin que votre collègue, c’est dû à quoi ? A votre patrimoine génétique, ou à votre environnement ? Ces questions sont aujourd’hui dépassées : le déterminisme génétique a vécu, on sait désormais qu’il y a une interaction, constante, de tous les instants, entre les gènes et l’environnement. L’épigénétique, c’est la science de ces relations, de comment un gène se modifie, s’adapte. En fait, les gènes sont la comme un répertoire, comme un catalogue de possibles, et ils vont s’activer en fonction des activités, des connexions nerveuses avec le cerveau, des interactions avec nos neurones. Eh bien, l’entraide, c’est pareil…
Je ne crois pas une seconde à l'épigénétique. Il y a des interactions entre l'environnement et les gènes, c'est sûr, mais cela se fait sur le long terme. Je ne crois pas à l'activation / désactivation de gènes quasiment à la demande.
François Ruffin : C’est-à-dire ?
Pablo Servigne : C’est un possible qui existe en nous, en chacun de nous, dans notre patrimoine génétique, dans la société, et qui peut ou non s’activer. Nous pourrions dessiner, concevoir des institutions, des normes sociales, qui favorisent l’émergence de comportements altruistes, pro-sociaux. C’est ça, surle papier, l’art de la politique, permettre ça, plutôt que prôner une compétition déjà présente partout. Quand j’entends les gens dire : « Avec l’effondrement, on va tous s’entretuer, c'est la nature humaine », je réponds « non ! ». La nature humaine n’est ni bonne ni mauvaise, ni altruiste ni égoïste. Nous avons les deux, les deux sont en magasin. C’est la culture néolibérale, moderne, qui va faire qu’on peut s’entretuer. Mais on peut sortir de ça, et on a de gros leviers en nous, et ça peut aller très vite, potentiellement. C’est pas gagné, mais on vient ouvrir une brèche dans l’imaginaire.
Dans le numéro de novembre 2018 - janvier 2019 de Fakir.