Le projet de loi de réforme pénale, de son vrai nom « projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale » est en lecture accélérée dans notre Parlement français. Le scrutin public sur l'ensemble du texte aura lieu mardi 8 mars (après-demain quoi) à partir de 15h. Nous sommes en procédure accélérée.
Et comme d'hab', ça sent mauvais :
* Perquisitions de nuit élargies à la simple suspicion de "terrorisme" (apologie du terrorisme, intuition vis-à-vis du comportement d'une personne) dans le cadre d'enquêtes préliminaires et d'informations judiciaires qui sont donc placées sous la direction d'un Magistrat du parquet... qui n'a pas le statut d'indépendance du juge d'instruction... Banalisation de ce que l'on a connu sous l'état d'urgence, toujours sans contrôle (le juge des libertés, que ce projet de loi propose d'interroger n'a pas souvent connaissance de l'intégralité du dossier/contexte avant décider d'autoriser ou non ) ;
* Autorisation d'utilisation de certaines techniques de renseignement (oui, celles qui viennent de la loi sur le Renseignement de mi-2015) comme les IMSI catcher (fausse antenne de téléphonie mobile qui scrute toute une zone géographique et collecte les informations comme qui est dans la zone, numéro appelant/appelé,...), la sonorisation et la fixation d'images (aussi dans les lieux privés), la captation de données (mais avec les termes flous du projet de loi, on a affaire à de vraies perquisitions, en réalité). Problème ? Certaines techniques étaient déjà utilisables par la justice comme la sonorisation et la fixation d'images mais uniquement par le juge d'instruction, pas par le procureur et autres Magistrats du parquet qui ne bénéficient pas d'une indépendance vis-à-vis du Ministère de la Justice. La captation était limitée à ce que le suspect affichait sur son écran, il n'était pas permis aux policiers d'aller voir autre chose. C'est désormais chose possible. À ces griefs on ajoute : banalisation des techniques de renseignement déjà contestée. On ajoute aussi : IMSI = collecte massive = surveillance de masse d'une zone géographique donnée et donc quid du secret professionnel et du secret des sources, entre autres ? Un dealer dans un quartier et pouf la surveillance de tous les habitants du coin... Notons qu'il n'y a pas de saisie des correspondances privées à la source (hébergeur ou FSI) mais on y a échappé de peu (amendement déposé mais rejeté).
* Un autre truc flippant, c'est la retenue administrative dans le cadre d'un contrôle d'identité. En effet, si vous prouvez votre identité, on ne peut pas vous retenir sauf à vous placer en garde à vue ce qui nécessite des raisons plausibles de soupçonner que vous avez commis une infraction (ou que vous êtes sous un mandat d'arrêt). Cette retenue administrative permet de vous garder au poste si l'on vous soupçonne d'avoir des comportements terroristes ou des relations non fortuites avec des personnes au comportement estimé terroriste. Malin, hein ?
* Actuellement, la loi permet déjà de contrôler préventivement les identités et de fouiller les véhicules de personnes se trouvant dans un espace géographique donné pour une durée de temps déterminé pour peu que tout ça ait été ordonné par un procureur non pas parce qu'il pense que les personnes dans la zone sont suspectes mais pour rechercher d'éventuelles infractions (terrorisme, vol, recel,...). C'est déjà inquiétant (le véhicule ne devrait-il pas être considéré comme un prolongement d'une habitation ?) mais ce projet de loi propose que la fouille des sacs et bagages suive ce même régime. On n'est pas suspect, juste les autorités recherche des infractions et ça permet de justifier un contrôle d'identité, une fouille des véhicules et des sacs/bagages. Super, non ? Des études ont démontré que les contrôles d'identité sont déjà faits au faciès et sont donc basés sur de la discrimination (voir
http://www.cnrs.fr/inshs/recherche/docs-actualites/rapport-facies.pdf ) ! Mais continuons !
* Le Ministère de la Justice et donc l'administration pénitencière seront parties des services de renseignement et pourront donc utiliser... les techniques de renseignements prévues par la loi sur le Renseignement de mi-2015. Elle est pas belle la vie ? N'avions-nous pas dit, à l'époque, que la liste des services serait élargie plus tard ? On remarquera que ce qui n'était pas envisageable pour les député-e-s en 2015 le devient en 2016.
* D'un point de vue informatique et communications, nos chers députés ont été plus loin que le gouvernement puisqu'un article 4 quater renforce les sanctions contre les personnes (physiques et morales) qui refusent de répondre aux sollicitations des procureurs ou des policiers alors que ces dernières personnes pensent que les premières disposent d'infos pour faire avancer l'enquête. Les deux articles renforcés n'ont jamais été utilisés mais il faut bien brasser du vent et faire croire qu'on lutte contre le terrorisme. Dans ces mêmes articles, on ajoute une sanction (5 ans et 350 000 €) pour les constructeurs de moyens de cryptologie dont le décryptage est nécessaire à une enquête anti-terrorisme qui refuseraient de communiquer les données chiffrées et la clé. On alourdit donc les peines prévues par l'article L245-2 du Code de la sécurité intérieure qui sanctionnent le refus de donner « des clés cryptographiques ainsi que de tout moyen logiciel ou de toute autre information permettant la mise au clair de ces données » (R244-3 du Code de la sécurité intérieure). Refus défini dans l'article L244-1 du Code de la sécurité intérieure. La même chose s'applique si la requête vient des agents du renseignement mais avec un délai de 72h (article L871-1 du Code de la sécurité intérieure).
* Pour les personnes qui reviennent de l'étranger (pays à risque terrorisme, baratin habituel) et dont on pense qu'ils pourraient porter atteinte à la sécurité publique, on instaure une assignation à domicile administrative et une communication des identifiants (reste à savoir si ça englobe le mot de passe ou non) de tout moyen de communication électronique (même si la personne en change ;) ). Pas de juge judiciaire ici. Je rappelle que dans un état de droit, seul le pouvoir judiciaire peut priver de liberté. ;) Mais privons de libertés des innocents et des manifestants pour des causes nobles, ça ne les rendra pas plus défiance face à l'État. :))))
* L'apparition de caméras individuelles, portées par les policiers et les gendarmes peut être une bonne chose. La non-activation systématique en est clairement une. Les personnes concernées par une intervention peuvent demander l'enregistrement : bien mais rien ne dit 1) que l'agent le fera -> comment le forcer ? -> quelle preuve ai-je de lui avoir demandé ? 2) qu'il n'y ait pas eu une hausse de la tension avant que l'enregistrement débute (l'enregistrement servirait uniquement à apaiser la tension, pas à résoudre l'incident avec l'agent). Les motifs pour commencer à enregistrer à l'initiative de l'agent me semblent bien flous aussi : « lorsqu’un incident se produit ou, eu égard aux circonstances de l’intervention ou au comportement des personnes concernées, est susceptible de se produire ». Dernier point : « La rapporteure a reconnu que les parlementaires soulevaient là « une question importante », tout en arguant qu’en l’état, la délivrance d’un tel document n’était « pas prévue ». « La généralisation posera de nombreuses questions de droit et il est probable que des évolutions auront lieu en application de la jurisprudence » a-t-elle soutenu ». Bref, les caméras individuelles débarquent sans cadre légal. J-O-I-E.
* Les parties pourtant sur le renforcement des dispositions autorisant des détentions d'armes et ajoutant un nouveau motif de légitime défense sont bien corsées aussi. Je suis loin d'être un fana des armes, je préfère le dialogue mais, je me souviens aussi de cet extrait de notre Constitution « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression.». Et je me dis qu'un gouvernement qui cherche à désarmer quand la grogne monte, ce n'est pas forcément sain... Je trouve que c'est signe d'un malaise : à la fois on désarme pour rendre les révoltes sanglantes (quand il ne reste plus que ça...) plus compliquées et pour tenter encore de convaincre l'opinion publique qu'on s'active sur la question du terrorisme. Une clause de plus permettant d'invoquer la légitime défense rendra plus complexe la décision des agents de faire usage de leur arme ou non (sous la pression, t'as pas le temps de dérouler un algo composé de « et » et de « ou » à rallonge) voire leur donnera une liberté supplémentaire pour ouvrir le feu... Je suis donc très sceptique.
* Enfin, et parce qu'il faut bien rire, je vous propose la lecture de l'exposé des motifs de l'article 13 : « L’article 13 règlemente les cartes prépayées, afin de prévoir leur plafonnement et d’éviter qu’elles ne fassent l’objet d’utilisations abusives permettant la réalisation de transactions financières indétectables dans le cadre de la criminalité organisée ou du terrorisme. ». Si toi aussi tu finances le terrorisme avec des cartes prépayées, tape dans tes mains. Sérieusement, faut arrêter de nous prendre pour des abrutis crédules...
L'ennui, c'est que ce projet de loi passera pour la simple raison qu'il comporte aussi tout un volet d'harmonisation avec la législation européenne.
On a encore échappé à une tripotée d'idées de merde (ou de trolls pour focaliser le débat sur des non-thématiques pendant que des choses passent en douce) :
* Géolocalisation par les opérateurs en dehors de l'acheminement du trafic et en dehors de réquisition judiciaire/administrative via un cheval de Troie : des SMS d'avertissements d'un danger (
https://www.nextinpact.com/news/98887-les-operateurs-n-auront-pas-a-localiser-sms-d-avertissement-en-cas-d-attentats.htm
* Forcer la participation des FAI, des FSI et de tout fabricant d'outils de télécommunication à coopérer aux enquêtes anti-terroristes avec une interdiction de vente sur le territoire national en sanction voire même à les considérer comme complice. Coopérer ça veut tout et rien dire comme fournir la copie en claire conservée dans le Cloud ou filer la clé de chiffrement ou un moyen de déchiffrement. On est en plein dans le débat Apple/FBI. On notera que le député Ciotti, qui a déposé l'amendement d'interdiction de vente semble utiliser lui-même un iPhone pour twitter. :)))) On n'est pas dans la lutte anti-terrorisme mais dans la lutte contre les citoyen-ne-s et la vie privée.
* Interdire la consultation de contenus terroristes... Le cheval de bataille de Sarkozy pour faire son retour... Mais on ne se réjouit pas du tout puisque cette disposition est intégrée à la proposition de loi tendant à renforcer l'efficacité de la lutte antiterroriste.
* Pérennisation du blocage de sites Internet faisant l'apologie du terrorisme par le Ministère de l'Intérieur, sans contrôle, permis par l'État d'urgence, lui-même déjà dérivé de la loi anti-terrorisme de 2014... Sauf que la loi anti-terrorisme de 2014 prévoit des délais et l'intervention d'une personnalité qualifiée désignée par la CNIL (voir
http://www.nextinpact.com/news/98847-des-deputes-lr-veulent-perenniser-blocage-administratif-version-etat-d-urgence.htm ) mais ça semble déjà trop contraignant pour le Ministère et les député-e-s.
Pour clore le troll sur le chiffrement :
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https://www.mediapart.fr/journal/france/171115/le-sms-dun-kamikaze-du-bataclan-est-au-coeur-de-lenquete . Rien qui est public ne permet d'affirmer que les attentats du 13 novembre ont été coordonnés via des communications chiffrées. En revanche, on a des éléments qui montrent qu'un SMS en clair semble avoir servi à la coordination de l'attentat.
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http://www.lexpress.fr/actualite/societe/justice/attentats-a-paris-salah-abdeslam-a-ete-controle-a-trois-reprises-en-france_1747528.html . Il faut sortir de l'informatique et constater que la faille reste humaine (et je n'ai rien contre ça, c'est normal, naturel,...). Les amendements anti-chiffrement n'y changeront rien et sont une mauvaise réponse.
Sources pour écrire ce shaarli :
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http://www.syndicat-magistrature.org/Questions-reponses-critiques-du-2443.html . Je vous en recommande vivement la lecture (avec le PDF joint, OFC) car c'est vraiment accessible et bien expliqué/détaillé.
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https://wiki.laquadrature.net/Analyse_PJL_crime_organis%C3%A9
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https://www.nextinpact.com/news/98620-ladministration-penitentiaire-en-passe-detre-service-renseignement.htm
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http://www.numerama.com/politique/149560-le-gouvernement-veut-donner-au-juge-dinstruction-lacces-aux-mails-archives.html
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http://www.numerama.com/politique/149590-loi-penale-chiffrement-blocage-de-sites-les-amendements-a-suivre.html
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https://www.nextinpact.com/news/98848-reforme-penale-constructeurs-moyens-cryptologie-devront-cooperer.htm
* Ma lecture de l'exposé des motifs du projet de loi :D