Cette proposition de loi antiterrorisme (une de plus) a été déposée au Sénat le 17/12/2016. L'auteur principal, M. Philippe Bas (sénateur) indique qu'il avait écrit au Premier ministre au début de l'année 2015 (suite à l'attentat à Charlie Hebdo, je présume) pour lui faire des propositions qui se retrouvent dans ce texte.
Le Sénat a adopté ce texte (avec des modifications) le 02/02/2016. La prochaine étape est donc la première lecture à l'Assemblée par la commission des Lois. La date n'est pas encore fixée.
Cette proposition de loi (émanant de parlementaires) se retrouve beaucoup dans le projet de loi de réforme pénale émanant du gouvernement (voir
http://shaarli.guiguishow.info/?T5KPjw). Malgré des recherches, je n'ai pas trouvé ce qui se passe quand une proposition de loi et un projet de loi légifèrent sur la même chose et proposent les mêmes dispositions. En tout cas, lors de la séance plénière au Sénat sur ce texte, les sénateurs-trices semblent avoir considéré cette proposition de loi comme un pré-débat (voir le compte-rendu analytique
http://www.senat.fr/cra/s20160202/s20160202_6.html )
Quels sont mes griefs contre cette proposition de loi ?
* Déposée le 17 décembre donc sous le coup de l'émotion. L'exposé des motifs témoigne de cela : sécurité, première des libertés (running bullshit) puis Kamoulox "état d'urgence justifié mais il ne doit pas devenir la norme ; le Parlement a déjà légiféré 2 fois ces dernières années en matière de renforcement de la lutte antiterro MAIS vu la persistance des menaces, il faut légiférer une fois de plus" :-
* L'article 2 autorise les perquisitions de nuit diligentées par les Magistrat-e-s du parquet (qui n'ont pas le statut d'indépendance vis-à-vis du Ministère de la Justice qu'ont les Magistrat-e-s du siège comme le juge d'instruction) y compris pour des suspicions de "terrorisme" (apologie du terrorisme, intuition vis-à-vis du comportement d'une personne). Quand je vois l'affaire Islamic News, je me méfie du terme « apologie du terrorisme ». Cette autorisation vaut aussi pour les enquêtes préliminaires. Cet article est pire que ce qu'on a dans le projet de loi réforme pénale puisqu'ici le juge des libertés n'est pas interrogé...
* Article 3 : modifié par le Sénat, il permet à un-e Magistrat-e (du parquet ou du siège, là encore) d'«accéder, en tous lieux, aux correspondances numériques émises, reçues ou stockées sur une adresse électronique si cette dernière fait l’objet d’une autorisation d’interception ». Le juge des libertés est un contrôle trop maigre car il n'a que trop rarement connaissance de l'intégralité du dossier/contexte avant de décider d'autoriser ou non... Toujours pour des suspicions de "terrorisme" (apologie du terrorisme, intuition vis-à-vis du comportement d'une personne). Uniquement pour le juge d'instruction. Cette idée était présente dans le projet de réforme pénale via un amendement du député Galut (voir
http://www.assemblee-nationale.fr/14/amendements/3515/AN/559.asp ).
* L'article 5 ouvre l'utilisation des IMSI catchers (fausse antenne de téléphonie mobile qui scrute toute une zone géographique et collecte les informations comme qui est dans la zone, numéro appelant/appelé,...). par les Magistrat-e-s du parquet (même remarque sur l'indépendance vis-à-vis de l'exécutif). IMSI = collecte massive = surveillance de masse d'une zone géographique donnée et donc quid du secret professionnel et du secret des sources, entre autres ? Un dealer dans un quartier et pouf la surveillance de tous les habitants du coin... Toujours y compris pour des suspicions de "terrorisme" (apologie du terrorisme, intuition vis-à-vis du comportement d'une personne). On retrouve cette idée dans le projet de réforme pénale.
* L'article 6 : ouvre la sonorisation des lieux privés et des véhicules par les Magistrat-e-s du parquet... Toujours y compris pour des suspicions de "terrorisme" (apologie du terrorisme, intuition vis-à-vis du comportement d'une personne). On retrouve cette idée dans le projet de réforme pénale.
* Article 9 : un décret doit préciser les conditions qui permettent au juge des libertés (entre autres) d'autoriser, de manière électronique, les procédures applicables à la criminalité organisée comme... les perquisitions de nuit ! Déjà que le juge des libertés a rarement connaissance de l'intégralité du dossier/contexte au moment de décider ou nom des violations de liberté, maintenant on lui demande de décider dans l'instant. Les libertés ne se piétinent pas en un instant, ça ne peut conduire qu'à des dérives !
* Article 10 : on retrouve notre chimère de la consultation habituelle, sur Internet, de contenus faisant l'apologie du terrorisme si chère à Sarko. Cette idée a été repoussée dans le cadre du projet de loi de réforme pénale. Néanmoins, quelques bornes sont posées : « Le présent article n'est pas applicable lorsque la consultation résulte de l'exercice normal d'une profession ayant pour objet d'informer le public, intervient dans le cadre de recherches scientifiques ou est réalisée afin de servir de preuve en justice. ». Insufisant : Numerama ne dispose pas d'une carte de presse et avait très bien informé sur Islamic News avec du contenu exclusif ! En dehors de ça, la consultation par tout un chacun de contenus faisant l'apologie du terrorisme n'est pas le problème : je dois avoir le droit de lire tout ce que je veux pour comparer les idées, connaître les autres idées,... Le renfermement intellectuel est malsain !
* Cet article 10 crée également un nouveau délit : « Le fait d’extraire, de reproduire et de transmettre intentionnellement des données faisant l’apologie publique d’actes de terrorisme ou provoquant directement à ces actes afin d’entraver, en connaissance de cause, l’efficacité des procédures prévues à l’article 6-1 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique et à l’article 706-23 du code de procédure pénale est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende. ». Hé oui, on parle bien du blocage administratif des sites web faisant l'apologie du terrorisme inscris par la loi antiterro de 2014. Pour moi, et par extension, le dernier alinéa de cet article fait peser un risque juridique sur les récursifs DNS ouverts et autres proxies bien que le caractère "intentionnel" du contournement de la censure ne sera probablement pas retenu par le juge : la liste étant tenue secrète par le Ministère de l'Intérieur, il est impossible, pour le fournisseur d'un tel service, de l'appliquer. Le blocage administratif sur liste secrète, c'est de la censure, rien de plus. Le blocage, c'est fermer les yeux sur une réalité, pas y remédier.
* L'article 12 parle de lui même : il « crée un nouveau délit qui sanctionne de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende le séjour intentionnel sur un théâtre étranger d'opérations terroristes [ NDLR : sans but légitime ], afin de permettre le contrôle judiciaire ou la détention provisoire de djihadistes dès leur retour de l'étranger, sans qu'il soit nécessaire de rapporter la preuve d'une entreprise terroriste autonome. ». Encore la société du soupçon... Qu'est-ce qu'un but légitime ? Qui en bénéficie ? La presse ? Les ONG ?
* Article 15 : Ha ! on retrouve une mesure discriminatoire à l'égard des étrangers comme dans le projet de loi constitutionnalisant l'état d'urgence et la déchéance de nationalité pour les bi-nationaux ! Interdiction du territoire national aux étrangers coupables de terrorisme (l'apologie n'en fait pas partie). Je ne refais pas le débat : il s'agit d'une mesure médiatique inefficace (comment va-t-on déchoir de sa nationalité un terroriste qui s'est fait sauter le caisson pour sa cause ?!), inapplicable, discriminante qui envoie un mauvais message en dehors de nos frontières et qui nuit à la cohésion sociale.
* Articles 11,14,16-20 : renforcent les peines... encore et encore... Ça fait depuis Mitterrand qu'on les renforce (
http://www.telerama.fr/monde/le-parlement-prolonge-l-etat-d-urgence-retour-sur-trente-ans-de-lois-antiterroristes,138197.php ) et que ça n'empêche pas le terrorisme... Ce n'est pas la solution... Une meilleure solution jamais essayée consiste à remédier aux racines du mal-être.
* L'article 21 a été supprimé par le Sénat mais il instaurer la saisie administrative des documents et des supports de stockage durant une perquisition dans le cas où une copie des données informatiques (permise par la loi prorogeant l'état d'urgence de novembre 2015) n'est pas possible. C'est fort intéressant puisque le Conseil constitutionnel a censuré, mi-février, la copie des données informatiques lors d'une perquisition administrative aux motifs :
* Que c'est assimilable à une saisie, chose qui n'est pas possible actuellement dans le cadre d'une procédure administrative (d'où cet article 21) ;
* Que cette copie concerne la personne perquisitionnée mais aussi des personnes dépourvues de liens avec le lieu perquisitionné puisque la saisie peut aussi porter sur les données accessibles depuis la machine perquisitionnée ;
* Les deux points précédents marquent une absence de garanties légales pour concilier la sauvegarde de l'ordre public et le respect de la vie privée.
Voir
http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/2016/2016-536-qpc/communique-de-presse.146992.html
C'est très intéressant car ça signifie que des parlementaires sont au courant de l'inconstitutionnalité d'une partie de la loi prorogeant l'état d'urgence de novembre 2015 !
* Article 1 (allongement de la durée d'une enquête de flagrance pour des faits terroristes), article 4 ("labellisation" des prestataires fournissant des systèmes de captation pour que les activités qu'ils permettent ne soient plus soumises à autorisation préalable du Ministère de l'Intérieur), article 7 (juridiction parisienne est compétente pour les affaires les plus graves), article 8 (supprime la compétence exclusive de la juridiction parisienne en matière d'application des peines concernant les personnes condamnées pour apologie et provocation à des actes de terrorisme ou consultation habituelle de contenus terroristes) : je n'ai pas vraiment d'avis... l'article 1 est inquiétant mais borné (l'apologie du terrorisme, pente glissante, n'est pas concernée, par exemple), l'article 4 ne me semble pas nuisible dans le sens où l'agrément est quand même donné par le Ministère... Aucun avis sur les articles 7 et 8.
Bilan :
* Texte sécuritaire voté sous le coup de l'émotion en dehors de toute réflexion. C'est malsain. On augmente encore et encore les peines sans s'attaquer aux multiples racines du mal-être : exclusion sociale, raz-le-bol, désespoir, problèmes de l'éducation publique, misère financière, les petits jeux ambigus de la diplomatie française quand il s'agit de business (avec l'Arabie Saoudite et son wahhabisme proche des idées de Daesh, par exemple). Si l'on ne s'attaque pas à ses racines, le mal reviendra.
* On repart pour un tour pour le délire concernant la consultation habituelle de contenus terroristes... Et, au passage, on introduit un nouveau délit, celui « d'entraver intentionnellement le blocage judiciaire ou administratif des contenus faisant l'apologie d'actes de terrorisme ou provoquant à ces actes » ! Coucou les FAI de la FFDN qui fournissent des récursifs DNS ouverts... Coucou les fournisseurs de proxies/VPN.
* On repart pour un tour pour la copie des emails reçus/émis/stockés sur une adresse qui fait déjà l'objet d'une surveillance. Toujours pour des suspicions de "terrorisme" (apologie du terrorisme, intuition vis-à-vis du comportement d'une personne). Uniquement par un Magistrat du siège, c'est déjà ça.
* Tout comme le projet de loi de réforme pénale, il ouvre les perquisitions de nuit et certaines des techniques de renseignement (IMSI catcher, sonorisation de lieux privés et véhicules aux Magistrat-e-s du parquet qui n'ont *aucune garantie d'indépendance* vis-à-vis du Ministère de la Justice. On est donc dans la continuité de ce que permet la loi Renseignement aux services de renseignement et ce que permet l'état d'urgence aux différents Ministères. On rappellera que l'état d'urgence, dont font partie les perquisitions administratives, a permis l'ouverture de seulement quatre procédures anti-terrorisme (dont 3 enquêtes préliminaires), ce qui confirme la *disproportion de l'action engagée* !
* Je refuse d'autant plus les perquisitions de nuit et l'usage des techniques de renseignement qui sont *intrusives* et parfois *massives* (IMSI catchers) car il s'agit d'une *banalisation de leur usage hors de tout contrôle* (le juge des libertés et de la détention a que trop rarement connaissance de l'ensemble du dossier quand il doit trancher), uniquement basé sur de la *suspicion d'apologie au terrorisme / comportements estimé terroriste*, motif flou s'il en est ! Nous devenons une *société paranoïaque* !
* L'article 9 réduit encore plus la marge de manoeuvre du juge des libertés pour mener son travail à bien au profit d'une toujours plus grande rapidité de la procédure !
* On discrimine à nouveau les étrangers pour faire un coup médiatique. Même chose pour les sorties de territoire à destination d'un théâtre étranger d'opérations terroristes sans but légitime...
* On évite de peu une définition de la saisie administrative des documents et supports de stockage...