Ce livre nous propose un bilan de l'état d'urgence qui a été instauré en France entre le 14 novembre 2015 et le 31 octobre 2017.
Il s'agit d'un bilan à mi-parcours : le livre ayant été publié en 2016, il ne prend pas en compte les derniers dénouements comme la censure constitutionnelle du fait que les préfets pouvaient autoriser les contrôles d'identité + les fouilles de bagages + les fouilles de véhicules sur de longues durées (24 heures renouvelables) et sur de larges zones géographiques (jusqu'à l'intégralité du département), ou le projet de loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » qui transpose toujours plus de mesures exceptionnelles de l'état d'urgence dans le droit ordinaire, ou la confirmation que le régime des perquisitions administratives est soi-disant conforme à notre Constitution sauf la copie / saisie de données informatiques qui nécessite une autorisation d'exploitation d'un juge (administratif) et qui ne peut pas être conduite si la perquisition ne permet pas de découvrir des infractions.
J'avais besoin de ce livre-bilan afin de sortir mon nez du guidon, d'avoir un panorama de tout ce qui a été fait pendant l'état d'urgence, et de m'en souvenir à l'avenir. En cela, ce livre, bien qu'un peu pompeux à lire, atteint son objectif : il donne une vision plutôt claire de tout ce merdier.
Je retiens : une législation d'exception inutile pour lutter contre le terrorisme, mais qui a bien servi contre des militants, un emballement de tous bords politique pour conduire une course à l'armement législatif, et des autorités de contrôle (Parlement, Conseil d'État, Conseil constitutionnel) dépassées par les événements.
Ci-dessous, mes notes.
Généralités :
- Nous avons entendu beaucoup d' hyperboles (fin de l'état droit, etc.), mais qu'est-ce que l'état d'urgence ? C'est l'ajout et l'activation d'une législation exceptionnelle. L'état de droit est conservé, mais des garanties changent et les mesures répressives sont élargies à tout le monde au lieu d'être cantonnés à des suspects prévus par la loi (fiscalité, immigration, etc.). C'est un nouvel équilibre entre libertés individuelles et ordre public (ce dernier a toujours été privilégié par la France, par tradition). Dès sa création en 1955, les députés sont honnêtes sur la nature de l'état d'urgence : l'état d'urgence institue un état intermédiaire entre la situation normale et l'état de siège. Le second perturbe trop la vie du pays, la première ne permet pas de répondre au climat d'insécurité car le gouvernement est « entravé par le fait que le régime normal dans un pays de liberté a pour fondement le respect strict des droits individuels » ;
- L'article 15 de la Convention européenne des droits de l'homme, ratifiée en 1974 par la France, prévoit qu'un État peut déroger aux droits et libertés qu'elle protège en cas de péril tout ça. La France a indiqué au Conseil de l'Europe que l'état de siège, l'article 16 de notre Constitution (plein pouvoir au Président) et l'état d'urgence entre dans ce cadre ;
- Rappelons qu'il n'y a pas de définition de ce qu'est le terrorisme en droit français ;
- Les mesures aggravées de l'état d'urgence (perquisitions, fouilles, etc.) sont prises dans un deuxième décret que celui qui instaure l'état d'urgence. Ce deuxième décret précise les territoires d'application de ces mesures aggravées.
Inefficacité et dérives des mesures utilisées
- Les mesures les plus utilisées durant l'état d'urgence ont été les perquisitions administratives, les assignations à résidence et les interdictions de séjour. Les deux dernières ont permis de boucler chez eux les contestataires politiques (COP 21, loi Travail). Les premières ont permis aux services de mettre à jour leurs bases de données. C'est pour ça que, dès novembre 2015, un régime de copie des données numériques locales et distantes a été introduit dans la loi. Les attentats contre Charlie et celui du Bataclan ont été organisés depuis la Belgique… À laquelle notre état d'urgence ne s'applique pas… Les terroristes sont venus en France au dernier moment, en mission éclaire. La DGSI l'a déclaré au Parlement : « Il n'y a pas de cellule logistique en France ». À quoi bon les perquisitions, alors ? ;
- À quoi servent les assignations à résidence ? 81 % des assignés à résidence étrangers en attente de renvoi vers leur pays se font la malle. Durant l'état d'urgence, on a donc bien enfermé des innocents, sinon ils se seraient tiré pour commettre leur acte ou s'enfuir. De même, le couple de policiers tué le 13 juin 2016 à Magnanville était voisin de leur meutrier. L'assassin du curé de l'église de Saint-Etienne-du-Rouvray portait un bracelet électronique, il était dans son délai de sortie de quatre heures par jour et dans son périmètre de sortie (liberté conditionnelle, soupçonné d'appartenir à une association de malfaiteurs en relation avec entreprise terroriste) ;
- 88 % des perquisitions conduites jusqu'en mai 2016 ont visé des personnes irréprochables sur le plan pénal. 100 % de ses perquisitions n'avaient aucun lien avec le terrorisme ;
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Et là, dans cette précipitation, il a fallut obéir à une politique des quotas comme le révèle le syndicaliste Alexandre Langlois, en poste aux Renseignements Territoriaux des Yvelines. « Lorsque l'État d'urgence a été décrété, notre chef de service nous a réunis pour nous transmettre les instructions ministérielles. Il nous a dit : « Maintenant, il faut faire des perquisitions administrative en masse. On doit donner au ministère un nombre de perquisitions à faire. Organisez-vous, il nous fait trois objectifs par nuit ! » Les premiers temps, ça allait. Les gens que l'on choisissait étaient des suspects sérieux. Petit à petit, on a fait le tour et le choix des objectifs a été de moins en moins pertinent ». L’état d’urgence s’éternise. Une nouvelle réunion a lieu. « Il nous a été dit : “Là, il faut ralentir la cadence. Il faut qu’on tienne sur le temps médiatique. Alors n’en faites pas trop car après on n’aura plus personne. Désormais, ce sera une perquisition par nuit ! Il faut que ça dure !” Mais, même comme cela, c’est devenu n’importe quoi. Je me souviens que pour l’un des perquisitionnés, cela reposait sur le simple fait qu’au travail, il avait refusé de serrer la main d’une femme mais c’était sa supérieure. Donc peut-être qu’il avait refusé de serrer la main, non pas parce que c’était une femme mais parce qu’il ne s’entendait pas avec son chef. C’est plutôt léger comme soupçon. Notre travail, en principe, c’est de faire la part des choses entre les gens vraiment dangereux et ceux qui ne le sont pas. Les commissariats locaux désignent eux aussi des objectifs à perquisitionner. « Mais, eux, leur filon d’islamistes s’est épuisé encore plus vite que nous, poursuit Alexandre Langlois. Alors pour remplir les quotas, certains ont fini par mettre sur la liste des gens qui n’avaient rien à voir avec l’islam radical ou le terrorisme. Les mauvais coucheurs de leurs circonscriptions, les petits délinquants qui leur pourrissent la vie, ceux insuffisamment condamnés à leur goût, etc. Les collègues des commissariats me racontaient : “Tiens, lui, le juge ne lui a pas mis le compte. Très bien, on va aller péter sa porte.” Voilà, c’est ça, l’état d’urgence. » Plusieurs policiers, dans différents services de renseignement, nous ont confirmé la pertinence très aléatoire des cibles choisies pour les perquisitions nocturnes. Sollicité par mail, le ministère de l’intérieur n’a pas répondu à notre proposition de commenter nos informations. (source)
- Tout l'arsenal de l'état d'urgence a pour effet de transférer une dangerosité collective, une responsabilité collective vers l'individu. De même, on mélange le comportement passé et des intentions futures présumées pour prendre des mesures de restriction de libertés (c'était déjà le cas lors de l'interdiction du spectacle de Dieudonné en 2014…) ;
- L'état d'urgence a été appliqué aux départements d'outre-mer alors que les services de renseignement n'avaient pas d'alerte concernant ces localités ;
- Le championnat de foot, qui a justifié une prolongation de l'état d'urgence pouvait être traité par la loi 2016-564.
Malgré tout, l'état d'urgence est élargit sans cesse… sans plus de résultats :
- L'élargissement des mesures répressives a été permanent en moins d'un an. On est passé d'une fouille des bagages autorisée par le procureur à une fouille autorisée par le préfet ; On est passé d'une fouille autorisée pour les véhicules et lieux de transport en commun (loi 2016-339) à une fouille de tout véhicule en tout lieu ; On est passé d'une interdiction de sortie du territoire limitée dans le temps en 2014 à une interdiction renouvelable à l'infini en 2016, etc. ;
- On a un pêle-mêle de dispositions législatives : geler les avoirs financiers de personnes susceptibles de financer le terrorisme (loi antiterro de 2014) ; sanctionner l'entrave au blocage de site web faisant l'apologie du terrorisme (loi de réforme pénale de 2016) ; utiliser les techniques de renseignement (comme les données de connexion) pour prévenir le maintien d'une association dissoute (article 6.1 de la loi du 3 avril 1955 modifiée par la loi du 20 novembre 2015) ; le ministre de l'Intérieur peut ordonner le filtrage des sites web faisant l'apologie du terrorisme sans avis de la personne qualifiée de la CNIL, avis qui est nécessaire si l'on utilise la LCEN modifiée par la loi antiterro de 2014 (II de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 modifiée par la la loi du 20 novembre 2015) ;
- Manuel Valls nous a vendu un attentat déjoué avant l'Euro… C'est vrai, mais ce n'est pas grâce aux mesures de l'état d'urgence, mais grâce au travail judiciaire des flics et juges dans le cadre d'une procédure judiciaire. Même chose pour Boulogne-Billancourt-Argenteuil ; La commission d'enquête parlementaire a identifié 10 projets d'attentats entre janvier 2015 et juin 2016, dont 5 se sont déroulés durant l'état d'urgence, et un seul lui semble réaliste (cas de MIK de Tours), bien qu'on lui prête de nombreuses intentions… ;
- La DGSI et la DGSE ont déclaré au Parlement que toutes les mesures de l'état d'urgence sont inutiles, qu'il faudra utiliser d'autres méthodes pour endiguer le terrorisme. Voir : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20160215/etr.html#toc3 . Elles sont rejointes par la NSA pour indiquer que le chiffrement rend la surveillance de masse de plus en plus inefficace. Voir : Attendats et chiffrements.
Les autorités de contrôle sont défaillantes :
- Dès 1999, le Conseil constitutionnel a restreint son interprétation de l'article 66 de notre Constitution qui prévoit que le juge judiciaire est garant des libertés individuelles. Petit à petit, il rattache la vie privée, la liberté d'aller et venir, l'inviolabilité du domicile, la retenue administrative durant une perquisition, la fouille de bagages & véhicules, etc. à d'autres articles Constitution et de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Il fait la différence entre une privation de liberté (qui nécessite un juge judiciaire) et une restriction (qui n'en nécessite pas). Cette différence est parfois contestable : une assignation de 12h (compromis entre les 8h voulu par le gouvernement et les 16h voulues par l'opposition) est une restriction, au-delà ce serait une privation. Ouais, les politiciens ont obtenu ce qu'ils voulaient, quoi.
- Comme on le constate au point précédent, le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État ont transpiré pour justifier des mesures de l'état d'urgence… Ainsi, les dispositions législatives des perquisitions conduites entre le 14 et le 20 novembre 2015, placées sous le cadre de 1955, étaient illégales. Le Conseil constitutionnel l'a reconnu, mais il a refusé de les abroger, car ça aurait eu des effets démesurés. De même, l'interdiction de sortie du territoire, reconnue constitutionnelle, pourrait ne pas être conforme à la convention européenne des droits de l'homme qui dispose que toute personne peut quitter tout territoire… Le gouvernement craint son illégalité depuis le début… On peut supposer que les abrogations consenties (voir début de ce shaarli) l'ont été avec l'accord du gouvernement ;
- Dans la loi de 1955, des délais étaient prévus pour que la justice administrative se prononce sur des interdictions de séjour et assignations. Si le délai était dépassé, cela profitait aux victimes de ces mesures : les mesures prenaient fin. Aujourd'hui, on fait confiance aux référé-liberté et référé-suspension… Qui ne s'appliquent pas à tout (notamment pas aux perquisitions qui ne peuvent être suspendues puisque elles sont terminées avant que le juge soit saisi…) et dont le délai prévu par les textes, 48h, est indicatif. Beaucoup de dossiers ont ainsi traîné durant l'état d'urgence…
- Un juge judiciaire saisi a priori ne pourrait peut-être pas éviter les dérives que nous avons connues, car il sera saisi sur des notes blanches émanant des services de renseignement et il n'aura pas le temps de mener une enquête… Or, ces notes sont bâties exclusivement à charge et pour faire peur. Le livre expose le cas d'une personne accusée de monter des vidéos mettant en scène des référents religieux impliqués dans le djihad, de tenir des prêches à caractère prosélyte prônant l'instauration de la charia et le djihad armé, et de s'être rendu récemment en Syrie… Le juge administratif saisi après coup a constaté que tous ces éléments étaient faux… Ces notes blanches sont difficiles à démonter puisque l'accusé doit prouver ce qu'il n'a pas fait… ;
- Malgré tout ça, 8 des 9 interdictions de séjour prises à l'encontre de militants anti loi Travail ont été cassées par les tribunaux. De même pour de nombreuses assignations à résidence de militants écolos. Notons l'argument employé devant le Conseil d'État pour justifier les assignations à résidence de militants écolos : leur mouvement contestataire pourrait détourner l'attention des flics, ce qui nuit à la lutte contre le terrorisme donc augmente le risque d'atteinte à l'ordre public…
Divers :
- Le fichier des personnes recherchées dont les fiches S sont une sous-section est maintenu par 13 agents, qui ajoutent des fiches suite à des soupçons émis par la famille et/ou les amis. Ces soupçons sont souvent n'importe quoi… ;
- Un cavalier législatif, c'est-à-dire l'insertion, dans un texte en débat au Parlement, d'une disposition qui n'a aucun lien / rapport avec l'essence du texte en débat ne peut pas être retoqué lors d'une QPC. Seule une saisie du Conseil constitutionnel par le Parlement permet de faire analyser cette disposition…