À partir de la fin du XIXe siècle, le terme « terroriste » tend le plus souvent à disqualifier certaines formes d’opposition, plus ou moins violentes, aux pouvoirs en place. Il vise moins un comportement donné — et susceptible à ce titre d’une définition juridique rigoureuse — qu’une motivation spécifique, réelle ou supposée, dans la perpétration d’actes pouvant recevoir une qualification pénale. La qualification de terrorisme relève donc davantage du rapport de forces politique que de l’herméneutique juridique.
Aucune convention internationale ne parvient à en proposer une véritable définition. Un flou d’autant plus regrettable que la répression des infractions considérées comme terroristes se traduit par un emballement coercitif à tous les stades du procès pénal. Pourquoi conserver une catégorie juridique aussi peu satisfaisante alors que la réponse pénale doit présenter un caractère exceptionnel et pondéré ?
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[...] Or la spécificité du terrorisme, tel qu’il est apparu dans notre droit il y a trente ans, est d’être en quelque sorte une infraction dérivée, se greffant sur des crimes et délits de droit commun dès lors qu’ils sont commis « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur (3) ». Ainsi, c’est d’abord l’existence de faits, entre autres, d’assassinat, de destruction ou encore de séquestration qui doit être démontrée pour déterminer si l’infraction terroriste a été commise.
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Peut-être nous objectera-t-on que ce qui fonde la singularité du terrorisme réside dans la particulière gravité des faits incriminés. Pourtant, si l’on veut bien prendre quelque distance avec l’effet d’intimidation et de sidération propre à leur mise en scène, cet argument ne résiste guère à l’analyse. Qu’est-ce qui permet de considérer qu’un crime qualifié de terroriste porte davantage atteinte à la cohésion sociale qu’un crime mafieux, qui témoigne d’une hostilité aux fondements de l’État de droit au moins équivalente ? Pour prendre un exemple, peut-on sérieusement affirmer qu’un assassinat commis par fanatisme politique ou religieux est plus « nuisible à la société » qu’un assassinat commis par intérêt, par esprit de clan ou même par pur sadisme ?
On nous opposera alors le caractère massif de certains actes terroristes, tels les attentats de New York en 2001, de Madrid en 2004 ou, plus récemment, de Tunis et de Paris en 2015, de Bruxelles, Istanbul, Bagdad et Nice rien qu’en 2016. C’est oublier qu’il existe pour de tels faits une qualification pénale infiniment plus précise et pertinente : celle de crime contre l’humanité. Le meurtre de dizaines, voire de centaines, de personnes au seul motif de leur appartenance à un État ou à un groupe « ennemi » peut aisément être qualifié d’atteinte volontaire à la vie commise « en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique (5) »
En définitive, la seule raison d’être de l’infraction de terrorisme réside dans la prise en compte du mobile réel ou supposé de son auteur — à savoir la volonté de « troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». Une incongruité juridique, dans la mesure où le mobile (6) est traditionnellement indifférent à la constitution de l’infraction : il n’apporte qu’un élément permettant d’apprécier sa gravité relative et, ainsi, de déterminer le choix de la sanction. Intégrer le mobile dans la définition d’une infraction, c’est abandonner sa détermination à une appréciation nécessairement subjective des autorités.
Déterminer à partir de quand des infractions de droit commun usuelles comme les atteintes aux personnes ou, plus encore, les dégradations ou détériorations peuvent être considérées comme de nature à troubler gravement l’ordre public au point d’intimider ou de terroriser relève en dernière analyse du fait du prince. La marge d’appréciation est d’autant plus forte qu’il ne s’agit pas seulement de jauger la gravité relative du trouble à l’ordre public, mais aussi de déterminer si l’auteur des faits manifeste en outre une volonté d’intimidation. Elle peut devenir totalement démesurée dans l’hypothèse où les personnes sont poursuivies du chef d’« association de malfaiteurs terroriste (7) » pour avoir préparé un attentat sans parvenir à le commettre.
En somme, la qualification de terrorisme résulte nécessairement d’un rapport de forces et d’une appréciation politiques, au terme desquels les pouvoirs en place l’appliquent de façon plus ou moins discrétionnaire à tel phénomène délictueux plutôt qu’à tel autre. D’un point de vue strictement juridique, rien ne justifie ainsi que l’appellation soit réservée à des attentats à l’explosif par un mouvement régionaliste plutôt qu’à la destruction méthodique de portiques de contrôle par des chauffeurs routiers, les deux actes pouvant être analysés comme destinés à intimider les pouvoirs publics en troublant l’ordre public. De la même façon, rien n’interdit, en l’état des textes répressifs, de voir l’infraction d’« association de malfaiteurs terroriste » utilisée pour poursuivre tel ou tel mouvement syndical ou politique par un gouvernement qui se révélerait peu soucieux de sa légitimité démocratique.
Même dans l’hypothèse où les personnes revendiquent sans ambiguïté une volonté de déstabilisation violente de l’ordre établi, l’arbitraire demeure. Car l’étiquette du terrorisme reste aussi un outil visant à disqualifier comme criminel un mouvement d’opposition politique, que sa violence soit réelle ou non. Les sabotages, destructions et autres exécutions de militaires allemands ou de miliciens commis par les résistants visaient à troubler l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, afin de mettre un terme à l’Occupation. Ils furent, à ce titre, poursuivis comme faits de terrorisme par le régime de Vichy (8). Que cette qualification ne soit aujourd’hui plus retenue — ni même d’ailleurs envisageable — ne tient qu’à la légitimité donnée à ces actions dans une perspective historique.
[...] D’une certaine façon, l’inscription sur les listes des organisations terroristes recensées par les États-Unis ou l’Union européenne dépend du lien entretenu par ces puissances avec le régime combattu. Pour ne prendre qu’un exemple, aucune analyse juridique ne peut expliquer que la répression de ses opposants par le gouvernement égyptien soit tolérée au nom de la lutte antiterroriste quand celle menée en Syrie est condamnée comme criminelle.
En d’autres termes, l’importance du trouble à l’ordre social causé par l’infraction et l’émotion qu’il suscite sont mises, sinon en scène, du moins en avant pour justifier l’affaissement plus ou moins important de l’exigence de proportionnalité de la répression et, partant, des garanties du justiciable. En ce sens, la succession de modifications législatives de plus en plus rapide que nous connaissons depuis trente ans relève moins de la volonté d’affiner l’appréhension pénale du phénomène que de monter en épingle le péril terroriste pour justifier un accroissement démesuré des prérogatives des autorités répressives. Cette tendance se traduit par des mesures d’enquêtes particulièrement attentatoires aux libertés sans nécessité de démontrer l’existence d’une organisation criminelle, puisqu’il suffit de relever l’intention supposée de l’individu de « terroriser ». [...]
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Les dernières réformes ont encore aggravé cette tendance. Ainsi, la loi du 13 novembre 2014 a introduit dans notre droit la singulière infraction d’« entreprise terroriste individuelle ». Supposée répondre à l’acte isolé de l’individu préparant seul un attentat, cette incrimination permet en réalité d’embrasser de très nombreux comportements, depuis le simple intérêt pour un fanatisme idéologique jusqu’à la préparation effective d’un assassinat. Là encore, l’extensivité du délit découle moins de la matérialité des actes préparatoires que de l’intention supposée de leur auteur. Il eût en effet été possible de n’incriminer que la préparation d’un attentat à l’explosif pour donner un fondement légal aux poursuites intentées — et ainsi aux mesures de contrainte prises au cours de l’enquête ou de l’information. Mais le législateur a préféré considérer comme terroriste, au même titre qu’un groupe criminel organisé, toute personne qui aura, en plus de rechercher des explosifs, consulté « habituellement un ou plusieurs services de communication au public en ligne (…) provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie », ou encore « séjourné à l’étranger sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes »
Au-delà de son arbitraire, une telle extension risque d’affaiblir l’efficacité de la réponse pénale, dans un contexte où la politique pénale vise prioritairement à poursuivre et à sanctionner les actes au stade de leur préparation. Elle conduit en effet à mobiliser l’attention des magistrats et des services d’enquête sur un nombre toujours plus grand de faits, depuis le projet abouti d’attentat jusqu’à la plus petite déclaration d’intention. Une dynamique qui épuise les moyens humains et logistiques disponibles. Sans compter que, si toute infraction est potentiellement terroriste, rien ne permet plus de distinguer ce qui mérite une attention particulière.
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Dans certains cas, la « terreur » au nom de laquelle on voudrait légitimer le surcroît de répression découle autant, sinon davantage, de la réaction aux actes incriminés que des actes en eux-mêmes. Souvent, c’est avant tout parce qu’une infraction est qualifiée de terroriste que, par le truchement de la caisse de résonance politico-médiatique qui accompagne généralement cet estampillage, elle en devient source d’intimidation, voire de terreur. Cela est particulièrement vrai, par exemple, dans le cas où l’auteur de l’acte est poursuivi du chef d’association de malfaiteurs. À partir du moment où le projet d’attentat n’a, par hypothèse, pu avoir lieu, la dramatisation plus ou moins orchestrée de ses conséquences putatives crée l’effet terroriste.
Des actes aussi effroyables que le massacre de Nice ne peuvent que nous bouleverser profondément et durablement. Mais, même dans l’hypothèse où l’acte recèle en lui-même un potentiel d’intimidation des pouvoirs publics, le qualifier de « terroriste » ne contribue qu’à renforcer son pouvoir symbolique. D’abord, cela a mécaniquement pour effet de mettre sur le même plan la répression en France d’actes qui, même d’une gravité exceptionnelle, n’en demeurent pas moins délictueux et la répression d’opposants politiques pratiquée dans d’autres États sous couvert de la même qualification.
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Les arrêts rendus en la matière par la Cour européenne des droits de l’homme en témoignent. Ils mettent en évidence la propension des autorités, dès lors qu’il est question de « terrorisme », à ne plus prendre en considération le risque de traitements inhumains, voire de torture, que courent les personnes mises en cause dans certains États « partenaires » (13). Cela alimente la rhétorique des groupes criminels qui dénoncent la complicité des puissances occidentales avec des gouvernements corrompus et autoritaires pour appeler, en Europe comme dans les pays concernés, à rejoindre leurs rangs.
Via #arn