Résumé : non, il ne faut pas généraliser le moteur de recherche Qwant. Il est immature techniquement. Les résultats retournés n'ont pas la pertinence de ceux de Google, donc le généraliser maintenant va dégoûter les citoyens lambda des alternatives à Google. Qwant sous-traite à Microsoft, ce qui n'est pas grave pour débuter (il faut faire un peu de mousse pour obtenir la thune et attirer les compétences), mais Qwant n'est pas transparent sur la proportion que représente la sous-traitance, quitte à caviarder les résultats de son moteur de recherche et à mettre la pression sur des journalistes afin de servir son propos, ce qui fait douter de la confiance qu'on peut lui accorder. Qwant moucharde un bout de la vie privée de ses utilisateurs à Microsoft (compte-tenu de l'architecture technique des administrations, il s'agit d'un morceau conséquent). Je passe mon tour sur le management brutal, car il y en a aussi dans tout un tas de structures, mêmes associatives / alternatives. Même s'il devenait un énorme succès, Qwant n'est pas LA solution : on ne remplace pas un géant par un autre et la liberté d'accès à l'information ne peut pas être garanti par un seul acteur. Plutôt que de généraliser Qwant, il faut apprendre à tout citoyen à chercher indépendamment de tout moteur, à se construire une toile d'informateurs et financer le développement d'un moteur de recherche alternatif qui serait libre et décentralisé (nos tentatives ont échoué). On peut aussi généraliser Qwant auprès de gens connaisseurs, consentants et motivés, car cela contribuera à l'améliorer. La crédibilité de la direction interministérielle du numérique est remise en question, sauf si l'on part bille en tête qu'elle a été mandatée afin de permettre à Qwant d'obtenir une masse critique d'utilisateurs afin que l'engagement (blabla et thune) de l'État puisse être tenu.
En mars 2020, la direction interministérielle du numérique (DINUM, ex-DINSIC), un bidule rattaché au premier sinistre, a rendu publique sa note demandant l'utilisation par défaut du moteur de recherche Qwant sur tous les terminaux fournis aux agents des ministères. Si jamais elle disparaît, la machine à remonter le temps du web en a une copie.
Ne sachant pas si nous sommes concernés, notre directeur des systèmes d'information nous a demandé notre avis ("faut-il généraliser Qwant chez nos agents ?"). Je ne suis pas naïf : quand un chef demande l'avis de ses sous-fifres, c'est que le sujet ne comporte pas d'enjeux. C'est l'une des constantes de l'univers. Quand il y a des enjeux, aucun chef demande l'avis des grouillots ou sinon, il n'en tient pas compte. Comme les consultations publiques (consultation sur la loi pour une République numérique, consultations ARCEP, consultation sur l'épandage de pesticides, consultations CNIL, etc.). Mais le sous-fifre / citoyen a pu s'exprimer, alors il en est reconnaissant au grand chef à plumes. Après tout, rien est plus important pour quelqu'un que sa propre importance. La servitude est volontaire.
Ci-dessous, l'avis que j'ai émis comme un gentil toutou, expurgé des bouts qui ont rien à faire en public (« je suis d'accord avec X », « pour le projet Y, on pourrait utiliser Z », etc.). J'y ai aussi ajouté un peu de pédagogie et de mise en scène.
La note contient un mensonge : en mars 2020, Qwant n'a pas vraiment d'indexeur. Ce ne sont pas des machines de Qwant qui parcourent le web, analysent les pages, les ordonnent et en restituent une synthèse sous forme de pages de résultats. Enfin, pas tout. La majorité est déléguée à Microsoft et à d'autres sociétés commerciales. Sources :
Pour moi, l'utilisation de Bing par Qwant n'est pas censée être gênante, car le simple fait que Qwant soit un intermédiaire entre Microsoft et les utilisateurs protège la vie privée de ces derniers. En théorie. Au moment de publier ce shaarli (donc après avoir écrit la phrase précédente à mes collègues en étant plus affirmatif encore), je me rends compte que je me suis trompé : Qwant communique à Microsoft une partie significative de l'adresse IP de l'utilisateur ainsi que la marque et le modèle de son navigateur web (« User-agent »).
Quand on réfléchit à une généralisation à l'administration française, on se souvient que, souvent, chaque agent dispose d'une adresse IP publique. Donc, Microsoft est en mesure de lier une recherche à une administration. Si une recherche vient d'une IP « 193.50.161.XXX », alors l'agent travaille au ministère de l'éducation nationale. Si elle vient de « 130.79.0.XXX », l'agent travaille dans l'enseignement supérieur et la recherche à Strasbourg. Si elle vient de « 193.17.19.XXX », l'agent travaille au ministère de l'économie. Tout cela est public. On est donc pas dans le même cas qu'une adresse IP de téléphonie mobile ou à celles du réseau d'un fournisseur d'accès à Internet qui sont associables à des centaines / milliers d'abonnés.
Je savais qu'un mouchardage était techniquement possible, mais pas que Qwant le faisait sous couvert de respecter ma vie privée (c'est dans le slogan)… Comment puis-je avoir confiance après ça ? Comment être sûr que Qwant ne brade pas ma vie privée ? Comme d'habitude avec les services numériques en ligne, je ne peux pas, et Qwant en a un peu profité. Pourquoi « un peu » ? Je ne reconnais pas la légitimité des bonnes excuses techniques dégainées par Qwant, "lutte contre la fraude aux pubs + il faut connaître le matériel de l'utilisateur afin d'augmenter la pertinence des réponses et d'afficher la pub comme il faut" (+ celle que Qwant ne donne pas : il faut géolocaliser afin d'augmenter la pertinence des réponses), mais je reconnais aussi que si l'on veut obtenir la même expérience utilisateur que Google, il faut en partie en passer par là (sauf l'aspect pub) ou accepter que l'utilisateur moyen n'adoptera pas Qwant.
Produire un moteur de recherche nécessite de la thune donc de la visibilité, des gens compétents qu'il faut attirer, du travail. Se reposer sur Microsoft Bing dans un premier temps permet d'acquérir tout cela, de commencer à construire une alternative en bricolant des trucs pour exciter les financiers et les décideurs. Ce n'est pas déconnant. C'est du même tonneau que Free qui utilise le réseau GSM d'Orange afin de se lancer sur le marché de la téléphonie mobile ou les fournisseurs d'accès à Internet associatifs qui utilisent l'infrastructure de FDN, le plus ancien d'entre eux (et les bas prix de l'opérateur Internet Cogent), pour se lancer. Je voudrais bien qu'on fasse autrement (financement participatif, bidouilles dans un garage, etc.) mais, avant Qwant, environ rien avait émergé (j'y reviens plus bas). Si ma vie privée ne fuitait pas (voir ci-dessus), Qwant m'irait bien, y compris ses imperfections et ses gros ratés récents.
En revanche, je trouve inadmissible la dénégation récurrente de Qwant dans la presse et auprès du public, et surtout, le caviardage des résultats de recherche afin de masquer leur utilisation massive de Bing. Exemple toujours valable fin 2019 : dans les résultats de la recherche avec le mot clé « whatsmyip », les x.x.x.x dans les résultats sont ajoutés par Qwant afin de masquer l'adresse IP de l'indexeur de Bing, démontrant ainsi que c'est bien ce dernier qui a indexé la page affichée par Qwant. Si Qwant me ment sur ça, comment puis-je avoir confiance ? Comment m'assurer que Qwant ne porte pas atteinte à ma liberté d'accès à l'information en bricolant les pages de résultats ?
Du coup, la crédibilité de l'audit interministériel, et donc de la DINUM, en prend un coup quand elle écrit « Cédric O a annoncé que l’Etat privilégierait [… les] moteurs de recherche qui respectent […] la vie privée. Parmi ceux-ci il semble pertinent de configurer […] un moteur […] disposant également de son propre indexeur. Qwant réunit, à ce jour, l’ensemble de ces qualités, dont les aspects techniques ont été vérifiés par un audit interministériel ». Mais l'État a blablaté sur la souveraineté numérique (qui est importante) et la Caisse des Dépôts et Consignations a investi dans Qwant, donc l'État ne peut probablement pas échouer à nouveau, comme sur le cloud souverain, ce qui peut expliquer la marche en avant de la DINUM.
Cela me rappelle que, de prétendus messieurs sérieux encravatés en haut lieu qui me disent que tout est OK, je m'en fiche, je veux pouvoir vérifier par moi-même. Un peu comme la loi Cazeneuve anti-terrorisme de 2014 qui laisse une personnalité désignée par la CNIL vérifier la légitimité des blocages demandés par la police (article 6-1 de la LCEN). Toute vérification / certification / labellisation qui repose sur une seule personne / entité est insuffisante. Cet audit gouvernemental de Qwant en est un très bon exemple.
Ceci étant dit, faut-il généraliser Qwant au sein de l'administration française ? J'y suis défavorable. Même pas à cause des éléments sus-cités. Ça fait plus d'un an et demi que j'utilise en même temps les moteurs de recherche StartPage, DuckDuckGo, Qwant et Searx. Qwant est l'un de ceux qui me fournissent les résultats les moins pertinents toutes thématiques confondues. Si je connais le sujet de ma recherche et qu'il est franco-français, ça va encore. Mais si je ne connais pas le sujet, Qwant me trouve rien de pertinent. Il n'y a même pas la découverte de résultats surprenants / points de vue différents qui est la conséquence de sortir de la bulle Google Search (Google te traque / profile / analyse tellement, qu'il t'affiche des résultats conformes à ce que tu penses, sans essayer de t'ouvrir l'esprit). L'intérêt pratique d'utiliser Qwant est nul.
Qwant me semble être inutilisable par M. ToutLeMonde. Forcer l'usage de Qwant à l'heure actuelle est le meilleur moyen de dégoûter les gens des alternatives à Google Search. Je pense que Qwant est encore dans un stade où il faut le faire utiliser par une masse croissante de gens conscients, volontaires qui ont un peu de temps à "perdre" à chaque recherche. Cela permettra à Qwant de s'améliorer (il faut forcément du public pour ce faire) avant une éventuelle généralisation.
D'un autre côté, l'Assemblée nationale, France Télévisions, le ministère des armées et d'autres utilisent Qwant depuis 2018, donc peut-être que c'est moi qui ne sais pas utiliser Qwant…
Je suis mitigé quant à la nécessité qui semble être faite de descendre en flammes Qwant à propos du management brutal qui y règne, des antécédents et de la personnalité de son chef, etc. C'est la réalité, d'après, au moins, Next Inpact, Mediapart et le Canard enchaîné (article Concurrencer Google ? Qwant ça veut pas… publié le 7 août 2019), et c'est moche. Mais. On fait tous de la merde et il y a des cons partout (quel que soit le sens et la gravité que l'on donne à ce mot). Dans nos emplois, dans nos familles, dans nos amis, dans les associations, à titre personnel, etc. Pourtant, on ne quitte pas tous ces milieux-là. Du coup, discriminer Qwant sur ça, ouais, boarf, non ?
Google maltraite aussi ses employés, notamment les précaires sous-payés qui écoutent les utilisateurs de Google Assistant / Home afin d'améliorer la compréhension vocale de Google Home ou ceux qui améliorent la compréhension sémantique des requêtes adressées à Google Search. Non, la "magie" de Google (ou Amazon ou Facebook ou Twitter ou…) ce n'est pas de l'intelligence artificielle, mais bien de l'humain maltraité (sources : plein de journaux + série documentaire Les travailleurs du clic + livre En attendant les robots et les travaux d'Antonio Casilli d'une manière générale).
Pour un domaine donné (fournisseur d'énergie, fournisseur Internet, bouffe bio, semences libres, logiciel libre, etc.), aucune alternative ni aucune personne correspond à l'intégralité des valeurs d'une personne (démocratie, pas de blabla mais se sortir les doigts, respect de l'humain, indépendance, intelligence, etc.). Si tu restes sur une ligne dure de recherche de l'initiative parfaite, tu finis seul chez toi. T'as la paix, mais tu fais rien avancer. Source : ma vie actuelle.
Pour Qwant, les questions sont : combien de temps leur donne-t-on pour redresser la barre, jusqu'où peuvent-ils aller, etc. Qwant ou pas Qwant, je ne sais pas comment faire ça, je ne sais même pas s'il y a un absolu. Il était nécessaire que la presse parle de ce qui se passe chez Qwant, comme ça l'était pour la coopérative Kokopelli, mais je ne pense pas que ça puisse justifier de ne pas utiliser Qwant… ou alors il faut couper la tête de tout un tas d'autres sociétés commerciales / associations / projets.
Sur le fond, il y a de vrais enjeux : démantèlement du monopole Google, liberté d'accès à l'information, etc. Mais peu d'alternatives sérieuses. Ça a déjà été identifié par l'ARCEP (l'autorité de contrôle des télécoms) dans son rapport de 2018 sur les terminaux. Qwant ne pourra pas être une solution à tous ces enjeux, d'où sa généralisation est une mauvaise réponse à un vrai problème.
L'intention de la note de la DINUM est positive, mais pas la manière de faire. Dire que, puisqu'il n'y a pas d'alternative, on va utiliser le poids de la puissance publique pour financer et donner de l'audience à un nouveau bidule en construction, ce n'est pas nouveau et ce n'est pas déconnant… s'il y a des garanties publiquement vérifiables (sur la technique, sur le management brutal, sur…), ce qui ne semble pas être le cas (voir ci-dessus).
De même, sauf à réfléchir sous le seul prisme de l'argent (la Caisse des Dépôts et des Consignations a investi dans Qwant), réserver l'initiative à Qwant est problématique : ça revient à désigner un élu. La note aurait dû laisser le jeu ouvert : rappel de la problématique, de son importance, rappel des (méta-)moteurs existants, demande d'en choisir un dans le lot en fonction des catégories de public, etc.
Enfin, si c'est pour remplacer un géant (Google), par un autre (Qwant ?), ça ne m'intéresse pas. Tout géant trahira. Tout géant fera de la merde. Tout géant chiera sur ses utilisateurs. Pas par dessein malveillant, juste parce qu'il aura la puissance économique pour le faire sans en subir de conséquences. Je préfère des petites structures et des solutions décentralisées, ça limite mécaniquement les effets tyranniques. C'est ça, conceptuellement, Internet.
Et, à ce sujet, on est au point mort. C'est ça, qu'il faudrait financer. On a le méta-moteur SearX (instance de La Quadrature du Net), mais il s'agit d'un intermédiaire entre l'internaute et plusieurs moteurs de recherche, qui, de surcroît, ne fonctionne plus vraiment (quand Google et les autres bloquent SearX pour le motif « trop de recherches depuis une même adresse », SearX perd temporairement les résultats des moteurs concernés… c'est ce qui a tué l'instance SearX de Framasoft, or, il faut être suffisamment nombreux et d'horizons variés pour que la démarche ait un intérêt). On a un moteur de recherche complet et décentralisé en logiciel libre, Yacy, mais les résultats affichés ne sont pas pertinents.
D'où, en attendant un miracle, je pense qu'il y a un besoin de formation. Apprendre à chercher. Apprendre à ne plus dépendre d'un quelconque moteur de recherche.
Au passage, je suis sceptique sur l'utilisation de plusieurs moteurs de recherche (StartPage, Searx, Qwant, DuckDuckGo, etc.) simultanément comme je le fais depuis plus d'un an et demi. Au début, ça paraît sain. Au début, tu cloisonnes genre je cherchais des infos locales (date/lieu de tel événement, horaires de tel magasin, etc.) uniquement sur Qwant. Et très vite, quand tu trouves aucun résultat pertinent, tu passes au moteur de recherche suivant. Donc, au final, au lieu d'avoir un moteur de recherche qui sait tout de toi, tu en as 3-4…
Du coup, plutôt que de généraliser Qwant, je préfère proposer la voie suivante : apprendre à chercher + financer un moteur de recherche libre et décentralisé (genre Yacy) >= utiliser des moteurs de recherche alternatifs (Startpage > Searx > DuckDuckGo / Qwant) > utiliser Google Search.