Bernard Friot a développé une version spécifique du communisme, plus élaborée et structurée que la devise « à chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » chère aux communistes-libertaires, et moins attentiste (sur le papier) que la dictature du prolétariat du marxisme-léninisme / trotskisme. Elle consiste en une généralisation du salaire à la qualification personnelle (!= revenu de base), une maîtrise de leur outil de travail par les travailleurs (y compris les services publics), et une maîtrise démocratique des institutions du travail (investissement, marché économique, qualification et salaire, etc.) afin de décider ce qui est produit, où, comment, avec qui, etc. Pour ceux qui veulent survoler rapidement le sujet, je recommande la vidéo : Le Salaire à Vie (Bernard Friot).
Frédéric Lordon approuve la direction et les éléments clés du système proposé par Friot, et précise les affects mobilisables et les processus pour y parvenir (divulgation prématurée : rien de clé en main).
Concernant le mot tabou « communisme » :
Ce shaarli est basé sur les vidéos référencées dans sa section vidéo (y'en a pour 25 h 30 au total, quelques unes permettent de saisir le sujet, les autres ont un apport marginal) ainsi que sur une causerie de Friot lors de la création, en 2023, d'un groupe local du réseau salariat, réseau d'éducation populaire qu'il anime. J'ai plusieurs livres de Friot, mais je ne les ai toujours pas lus. :-
Plan :
Friot a sa lecture particulière et viscérale de l'histoire consistant à consacrer l'existence d'une classe révolutionnaire en sus de la classe bourgeoise, et à lire des avancées sociales comme étant des subversions communistes d'institutions capitalistes. Cet existant est censé servir de modèle pour les futures conquêtes ou, a minima, de caution ("c'est faisable, on l'a déjà fait !").
Dans les sociétés pré-capitalistes, la mise au travail était encastrée dans une logique de clan, de seigneurie, de religion, de famille, etc. L'individu était englué dans tout ça.
Le capitalisme a changé le statut anthropologique des travailleurs (manière d'être un humain au travail) en les transformant en individus libres sur un marché économique. Évidemment, ça signifie nus, sans protection, en concurrence, etc., mais c'est un progrès. La bourgeoisie a été une classe révolutionnaire. Évidemment, le capitalisme a autonomisé le travail abstrait pour le pire : pour créer de la valeur pour la valeur en dehors de toute considération de la production concrète (peu importe ce qui est produit, comment, si c'est qualitatif, etc.). Le communisme consiste à aller au-delà (on retrouve l'idée du stade suivant de l'humanité de Marx).
La bourgeoisie a d'abord pris le pouvoir sur le travail en utilisant les institutions de l'époque (féodales), avant de prendre le pouvoir politique. Friot estime qu'elle a mis 5 siècles pour remplacer la féodalité. La bourgeoisie qui paye des impôts à l'aristocratie au lieu d'aller à la corvée, c'est déjà un élément de la mutation de la féodalité vers le capitalisme. La même qui installe des horloges (sur des beffrois) devant les églises, également (l'objectif est de changer le rythme de vie, la notion du temps, d'où l'on retrouvera l'horloge à l'entrée / au portail des usines et le chronomètre du taylorisme, ancêtres de la badgeuse, pour intensifier le temps de travail). La bourgeoisie lyonnaise qui élit les consuls, le conseil municipal, contre l'évêque, dans l'église Saint-Nizier, c'est une utilisation des institutions de l'époque. Les mutations communistes doivent utiliser et subvertir les institutions capitalistes.
Douzième siècle : pas de progrès technique, mais un énorme progrès économique lié au changement du statut des paysans : création d'un tiers ordre, cessation des aspects les plus marquants de la servitude, etc.
Dès le début, le libéralisme prévoit la solidarité sous la forme d'une nécessité politique (ne pas se faire casser la gueule) convertie en obligation morale (pas juridique, car, pour contracter, il faut être libre, or celui qui ne posséde pas ne l'est pas). Pour Friot, c'est l'origine des impôts type CSG : il faut collectivement assumer tel coût. Cela peut aussi expliquer le sursalaire familial (remplacé par les allocs familiales, j'y reviendrai). Ça n'a rien à voir avec la solidarité ouvrière (survie / entraide, défense ‒ notamment contre le progrès technique ‒, coalitions inédites entre des métiers différents, etc.).
La forme paradigmatique de la mise au travail capitaliste est le travailleur indépendant, endetté auprès d'un prêteur pour démarrer son activité, qui vend sa production sur le marché éco des biens et des services.
Sous Napoléon apparaît le contrat de louage d'ouvrage. C'est un jeu à trois : un capitaliste donneur d'ordre qui n'embauche pas, qui n'organise pas directement la production, mais qui achète de l'ouvrage fait sur un marché économique (ex. : les soyeux lyonnais) ; un marchandeur qui embauche pour réaliser l'ouvrage et le vendre (ex. : les canuts lyonnais) ; et des travailleurs qui sont invisibilisés (seul le prix de vente de l'ouvrage fait est discuté, et leur interlocuteur ‒ le patron du canut ‒ est soumis au capitaliste donneur d'ordre). Ça ressemble à la sous-traitance classique et bien actuelle, non ? J'y arrive.
Friot lie l'interdiction du marchandage (toujours en vigueur, comme celle du prêt lucratif de main d'œuvre), et donc l'apparition de l'employeur, à une conquête de la CGT et au premier code du travail de 1910, mais elle semble apparaître un demi-siècle plus tôt (certes dans une fièvre ouvrière révolutionnaire)… Pour Friot, elle permet la convergence des ouvriers, des employés, des ingénieurs, etc., autour d'un ennemi commun, le capitaliste-employeur, alors qu'avant, ces différents "corps" de métier n'entretenaient quasi aucune relation.
Habituellement, le salariat est défini comme l'une des institutions du capital par laquelle un travailleur met ses capacités de travail concret au service de la bourgeoisie qui en tire valeur. Le droit le définit comme l'échange d'une subordination contre une rémunération. À l'inverse, pour Friot, le contrat de travail et le salariat sont des avancées communistes qui protègent les travailleurs et qui ennuient les capitalistes. Le statut de salarié est supérieur à celui de l'indépendance (y compris les auto-entrepreneurs derrière Uber) qui était le rêve libéral initial (petits commerçants libres sur le marché). Exemple : un agriculteur s'endette avant de commencer à travailler, il a un nombre limité de fournisseurs (Bayer) et de clients (Lactalis), et il ne décide de rien (prix, quoi produire, comment produire). N'est-il pas plus subordonné aux capitalistes qu'un salarié ?
Pour Friot, la bourgeoisie n'a jamais voulu devenir employeur, elle veut acheter sur le marché des biens et des services, au-dessus des contraintes, et elle ne veut pas engluer son capital dans une production afin de rester en capacité de l'investir dans toutes les opportunités de ponctionner du profit qui se présentent. Seule la frange basse des capitalistes, dominée, se résigne à employer, tel le paternalisme patronal à la cambrousse au 19e siècle car il fallait fidéliser le peu de main d'œuvre stable disponible. Mouais… D'autres sociologues, comme Dominique Glaymann, pensent que c'est l'insécurité sociale, c'est-à-dire une contrainte sociale, qui a forcé les capitalistes à salarier, pas une lutte sociale, cf. putting out system et workhouse. Friot contre-argumente qu'Uber & co, Lactalis & co, le recours aux auto-entrepreneurs dans le BTP, etc. sont des illustrations modernes que le capital veut organiser le travail sans être employeur. Glaymann rétorque que c'est minoritaire (le salariat est majoritaire) et que l'intention (versus une réponse à une contrainte) n'est pas évidente.
Pour Friot, un emploi est un travail soumis au code du travail (horaires, santé, syndicalisme, etc.) rémunéré avec un salaire à la qualification du poste (cf. la section suivante) et pour lequel des cotisations sociales sont versées pour une poursuite du salaire même si l'employé devient privé d'emploi (peu importe le motif : maladie, accident, chômage, retraite, etc.). En dessous, on est dans l'infra-emploi. Je rappelle que des lois régissaient le travail plus tôt que Friot le laisse entendre : interdiction du travail des enfants dès 1840-1841 (sénateur Dupin), réduction du volume horaire journalier dès 1841 (rapport Villermé), etc.
La sous-traitance moderne (« se focaliser sur le cœur de métier ») couplée à la prévalence des négociations d'entreprise sur les négocations de branche (ordonnances Macron découlant de la loi 2018-217, etc.) tend à revenir à la situation du marchandage : l'interlocuteur des travailleurs, l'employeur, n'est pas vraiment celui qui organise la production (le donneur d'ordre), lui-même est soumis au capital, donc on l'autorise à prendre des mesures spécifiques à son entreprise, ce qui revient à invibiliser ses travailleurs, à les désolidarisés de ceux des autres entreprises (pas les mêmes règles, etc.).
Comme Glaymann, je doute : un agent de sécurité ou de nettoyage sous-traité, exemple pris par Friot, reste salarié et son employeur décide d'une bonne partie de son travail (il s'agit de la prestation vendue, elle est cadrée, contractualisée, etc.), mais, oui, il ne fait pas partie du projet entrepreneurial du client de son employeur (en même temps, sur des fonctions basiques…) ni de son collectif de travail. Friot n'explique pas en quoi le salarié d'un sous-traitant n'est pas dans l'emploi / salariat, à part que l'externalisation a entraîné une multiplication des conventions collectives qui octroient moins de droits que celles qui s'imposeraient sinon. (On pourrait rétorquer que rien ne justifiait une différence de droits entre le gardien d'une entreprise œuvrant dans le secteur d'activité X et celui œuvrant dans le secteur d'activité Y. Le problème n'est pas la multiplication des conventions collectives, mais le sabordage des droits.)
Au 19e siècle, le mot « salaire » n'existe pas dans la langue courante, c'est un mot savant. On parle alors de traitement (fonction publique), de solde (armée), de paye, etc. Marx définit alors le salaire comme le prix de la force de travail, c'est-à-dire une reconnaissance des besoins dont est porteur un travailleur pour, demain, continuer à effectuer une tâche.
Pour Friot, la rémunération capitaliste a été subvertie de trois façons : la convention collective, le salaire à la qualification personnelle dans la fonction publique, et le droit à carrière. C'est ce qui lui fait dire que le salaire est une subversion de l'abstraction capitaliste.
La convention collective apparaît en 1919. Elle est facultative : seules les entreprises qui en signent une doivent l'appliquer. À partir de 1936, elle est obligatoire (seules celles « étendues » par décret). Dans une branche d'activité, on classe les postes (pas encore les travailleurs) par niveau de qualification, c'est-à-dire en fonction de la valeur économique générée. Des travaux concrets (activité) très différents ‒ DRH, informaticien, comptable, etc. ‒ peuvent être qualifiés de manière identique s'ils produisent la même quantité de valeur économique. Il s'agit d'une abstraction comme « ETAM, position 2.2, coefficient 310 ». On est dans le travail abstrait. De même, pour Friot, la convention collective reconnaît le chômage, la maladie et la retraite sous forme d'un salaire indirect : la perception d'un salaire est décorrélée de l'activité réelle.
Je rappelle que toutes les conventions collectives ne définissent pas une grille de rémunération (mais seulement un minimum), et que le placement initial sur la grille ainsi que l'évolution dépendent totalement du bon vouloir de l'employeur. Le choix de la convention est également de son ressort, dans les limites fixées par la loi (en étant informaticien dans une société commerciale qui œuvrait uniquement dans l'informatique, je me suis vu appliquer la convention des ingénieurs et cadres de la métallurgie…). Friot relate qu'entre 1937 et 1950, il y avait une interdiction de négocier collectivement les salaires, c'était les ministres qui décidaient (ça sent le contexte de guerre, mais, comme d'hab, Friot y lit la riposte patronale). De nos jours, j'ai l'impression qu'il faut que l'État impulse les renégociations des conventions sans quoi rien n'advient (cf. celles dont le minimum est en dessous du SMIC, même si l'actualisation apporte rien puisque le SMIC s'applique, hiérarchie des normes, tout ça).
Je me méfie de cette abstraction : ne nous a-t-elle pas conduit à l'interchangeabilité ? À ce que des postes de travail soient occupés par des incompétents dans le domaine précis de celui-ci (c'est-à-dire ignorants des spécificités de leur activité concrète) ? Un informaticien peut-il être DRH au seul motif d'une même contribution à la production de valeur économique ?
Dans la fonction publique, le travailleur, nommé fonctionnaire, est payé en fonction de son grade et d'un échelon (ancienneté). (Ce n'est donc pas la fonction précise comme administrateur de systèmes et de réseaux informatiques qui est garantit ‒ au retour d'une mise en disponibilité, par ex. ‒, mais bien le grade, donc un informaticien peut se retrouver DRH ou archiviste ou…) La qualification du poste est devenue une qualification du travailleur. Le positionnement et l'avancement dans la grille des salaires (à l'ancienneté) sont automatiques, l'administration employeuse ne peut rien y redire (il y a tout de même de nombreuses règles pour la reprise de l'ancienneté antérieure dans le privé, par ex.). C'est pour ça qu'il n'y a pas de chômage dans la fonction publique (les fonctionnaires n'y cotisent pas). C'est aussi pour ça que la pension de retraite d'un fonctionnaire est calculée sur ses 6 derniers mois d'activité : il conserve sa qualification au-delà de son emploi. C'est aussi pourquoi les fonctionnaires ont conservé leur traitement lors des confinements Covid sans recours au chômage partiel financé par la dette.
Je rappelle : il faut rester dans la fonction publique, et il est possible de se faire virer et donc priver de traitement en cas de faute très grave, donc la pertinence du terme « qualification personnelle » se discute… Sans compter les primes (on en trouve dès le début des années 70, le RIFSEEP à partir de 2014, etc.) et l'évaluation annuelle… Le premier statut de la fonction publique a été proposé en 1906 par le socialiste indépendant et ministre René Viviani. Il a été refusé par les associations de fonctionnaires (le syndicalisme était interdit dans la fonction publique en ce temps-là), et par la CGT (la fonction publique devait être un employeur comme un autre, relation contractuelle, etc. avant de rejoindre, dans les années 1920, l'idée d'un statut et d'une qualification de la personne).
Un dispositif semblable à celui de la fonction publique existe pour les employés à statuts (cheminots, RATP, France Télécom, électriciens-gaziers, etc.). Celui des électriciens-gaziers a été créé en 1946. Celui des cheminots en 1920 (la SNCF naît en 1937, avant, le service était rendu par 5 sociétés privées).
Dans les branches où le syndicalisme a été le plus vigoureux, il existe un droit à carrière : en cas de changement d'entreprise en restant dans la branche, un poste au moins aussi qualifié, et donc un salaire au moins égal à l'ancien, est assuré. Friot considère qu'il s'agit d'une qualification personnelle indirecte. (Mouais…)
Aujourd'hui, selon Friot, des personnes ont une lecture religieuse fidèle à la lettre de Marx et continuent de voir dans le salaire et le salariat des instruments de subordination au capital. Marx historicise les concepts, donc persister à affirmer que le salaire est une rémunération capitaliste (à la tâche, etc.) et que le salariat de la convention collective, de la fonction publique et des salariés à statut, demeure un rapport social constitutif du capitalisme n'a pas de sens, on a dépassé cela. (Mouais…)
La vitrine de Friot pour illustrer le déjà-là communisme est le régime général de Sécurité Sociale qu'il a longuement étudié (thèse doctorale pendant 18 ans).
Entre 1880 et 1945, il existait une multitude de caisses patronales (tantôt Friot en dénombre 1200-1300, tantôt 2000) dites assurances sociales (le terme date de 1920).
Les allocations familiales patronales existent depuis la fin du 19e siècle sous la forme d'un sursalaire familial (solidarité libérale). De 4 % (minimum légal) à 17 % du salaire brut. Utilisé par les patrons pour concentrer la rémunération sur les chargés de famille, d'où sa dénonciation par la CGT. En effet, lors des sentences arbitrales durant un conflit social (ex. : les grèves de 1936), la moitié de la hausse de salaire réclamée par les ouvriers l'était sous forme d'une hausse de la cotisation patronale aux allocs familiales. Ce qui explique un foisonnement de taux différents. En 1945, les allocs familiales représentent la moitié des prestations. Dès la loi de 1932, elles deviennent obligatoires pour tous les salariés puis, par natalisme, pour toute la population en 1939 (source).
Dès 1898, des contrats de groupe sont proposés par des compagnies d'assurance pour les accidents du travail et les maladies professionnelles.
En 1850, la caisse nationale des retraites est crée auprès de la caisse des dépôts (pas encore sous ce nom exact). Capitalisation. Rendement : 5 % (pas d'inflation structurelle à l'époque, donc c'est conséquent). Ça échoue. Elle est rendue obligatoire en 1910… mais la loi est invalidée en 1911. Elle revient dans la loi de 1928 sur les assurances sociales (en discussion dès 1920) qui mélange allocs familiales et retraites. En 1941, Vichy, avec René Belin, ex-dirigeant de la CGT, comme secrétaire d'État au taff, supprime la cotisation retraite de 1928 et introduit la répartition pour permettre la retraite immédiate pour 1,5 millions de personnes (seul 1/3 d'entre eux avaient cotisé à ce régime) afin de faciliter l'accès des jeunes au marché du taff dans le contexte de l'effondrement économique. Les pensions ont été payées avec les réserves générées par la capitalisation (qui avait donc était fructueuse ;) ). Les réserves ont été consommées dans l'année (estimation de Vichy : ça tenait 7 ans), d'où la cotisation sociale de 4 % introduite en 1945. (Source.) Pour que le rendement du placement des cotisations soit égal au montant annuel des cotisations, il faut environ 40 ans (maturation statistique du régime). De cet historique, le patronat a bien compris que la capitalisation ne peut pas fonctionner. Elle représente 3 % en France, 10 % en moyenne dans l'OCDE, environ 50 % en Suisse (seule exception). (Contrairement à ce qu'on lit partout, Friot déclare que les fonds de pension (ricains, par ex.) fonctionnent par répartition… alors qu'ils placent de l'argent, les revenus peuvent être proportionnés à la "mise" individuelle et aux placements choisis… Bref, je ne pige pas.)
Vu l'existant, ce qui compte pour Friot, c'est le régime général de Sécu qui est, à ses yeux, une subversion communiste de la sécurité sociale patronale capitaliste. Le changement ? Gestion ouvrière aux 3/4, régime unique, et unicité interprofessionnelle du taux de cotisation (qui permet une socialisation ‒ mutualisation ‒ et une homogénéisation des différents statuts antérieurs, nés des différentes caisses, afin de constituer un outil de classe).
En passant, Friot s'oppose au mythe fondateur : programme du CNR, union des communistes au gaullisme (De Gaulle était contre le régime général de la Sécu et il a démissionné en 46 car il ne supportait pas les cocos ni la république parlementaire voulue par la coalition au pouvoir, le MRP et la SFIO s'opposaient à tout, y compris au statut des électriciens-gaziers), PCF à 30 %, CGT à 5 millions de syndiqués (embourbée dans un conflit interne entre les ex-CGTU, unitaires et cocos, et les ex-confédérés qui, en 1947 et 1948, scissionneront en Force Ouvrière et en Fédération de l'Éducation nationale ‒ FEN ‒, future UNSA), cocos vainqueurs de la guerre, patronat déconsidéré (alors que, pour Friot, on a nationalisé Renault pour ne rien nationaliser d'autre), la misère de la guerre avait produit des circonstances favorables, etc.
Le régime général de Sécu et la hausse de la cotisation maladie (8 % du salaire brut en 1945, 16 % en 1979) permet de financer la modernisation de l'hôpital sans appel aux capitaux privés, en complément à des prêts publics (CDC + circuit du Trésor / de Bloch-Lainé), et de produire du soin conventionné. Le conventionnement a fait entrer les soins dans la valeur économique (10 % du PIB), qui, jusqu'alors, n'étaient pas comptabilisés (ils étaient assurés par des bonnes sœurs, s'agissant de l'hosto). Le conventionnement, via la monnaie en nature, permet de conserver un marché économique (libre choix du patient, émulsion, etc.) tout en sortant les libéraux de son aléa (apport d'une clientèle solvable, il ne vit pas du bénéfice de son activité mais de la socialisation de la valeur de l'ensemble des libéraux) et en contenant les prix via la négociation (mouais…). Mouais… Le médecin libéral est quand même payé à la tâche (consultation, etc.), donc bon, la logique coco…
En août 1946, pour Friot, les allocations familiales sont conçues comme un salaire en dehors de l'emploi. Les parents deviennent titulaires d'un salaire équivalent à 225 heures par mois d'un ouvrier spécialisé de la métallurgie (c'est un volume horaire, pas un montant fixe, donc ce dernier augmente en même temps que le salaire de référence).
De même, pour Friot, les retraites sont conçues comme la poursuite d'un salaire (> 80 % du meilleur salaire brut), peu importe la durée de cotisation, ce n'est pas une contrepartie, c'est la personne qui est qualifiée. Pour Friot, un retraité n'est pas un ancien travailleur (mais un travailleur). Actuellement, 3/4 des pensions sont calculées en fonction du salaire, pas des cotisations versées (d'où l'exaspération de Friot face aux syndicalistes qui affirment l'inverse). La solidarité intergénérationnelle (différé de cotisation) arrivera dans les années 80. Mouais… Je rappelle que, dès 1928, la durée de cotisation pour la retraite était de 30 ans, sans compter l'âge légal de départ qui pré-existait, donc c'était déjà du "j'ai cotisé, j'ai droit", me semble-t-il.
Évidemment, le mouvement ouvrier n'obtient pas tout ce qu'il veut dans les ordonnances de 1945. La CGT revendiquait une Sécu unique sans État ni patrons. Si le régime est unique, il y a deux caisses par département, santé et vieillesse d'une part, et allocs familiales d'autre part. Les administrateurs de ces dernières sont composés de patrons pour 1/4 et de travailleurs indépendants et d'organisations familiales pour un autre quart, qui votent comme les patrons. La gestion ouvrière des autres caisses n'est qu'aux 3/4 et l'État garde la maîtrise des taux de cotisation et des prestations (« gestion ouvrière » dit-il…).
Dès les ordonnances de 45, l'assurance-maladie prévoit un reste à charge (le fameux ticket modérateur) de 20 % sur les médocs, hospitalisations, etc. que les mutuelles puis les assurances ont socialisé. En 2001, le Code de la Mutualité a été refondu pour être aligné sur celui des assurances. Dés lors, les mutuelles, elles aussi, ont proposé trouzemilles taux de cotisation et de remboursement (âge, étendue de la couverture, etc.). La complémentaire santé collective obligatoire de 2016 tend à cantonner la Sécu et à ouvrir le marché à la concurrence (transfert Sécu => privé).
De même, malgré la revendication du mouvement ouvrier, le chômage n'est pas intégré dans le régime général de 1945. Ça arrive avec la création de l'Unédic en 1958. Gestion paritaire. Pour Friot, l'Unédic octroie un salaire hors emploi, notamment à cause de bisbilles entre des administrations (la direction ministérielle du travail et de l'emploi voulait le monopole sur les questions de travail et d'emploi). Il n'y a pas de lien entre la durée du chômage et la durée de cotisation (il sera ajouté en 1984, sous forme de sous-régimes en fonction de la durée de cotisation, avant l'apparition du compte rechargeable, qui dit que le chômeur profitera d'un reliquat de ses cotisations passées inutilisées). Un chômeur perçoit 33 % de son salaire brut puis 57 % en 1979, inchangé depuis.
Enfin, dès 1947, le patronat, prétendument dans les choux, crée la complémentaire Agirc-Arrco basée sur une répartition capitaliste : compte personnel, points, durée de cotisation, etc.
Je rappelle que la gestion paritaire des caisses des assurances sociales existe depuis 1930. Si les élections des administrateurs aux caisses de 45/46 se sont déroulées dans les entreprise en 1947, ce n'était plus le cas en 1950, c'est très court. En 1967, ces élections ont été remplacées par une désignation par les syndicats. Friot relate lui-même que des administrateurs élus de la sécu dans les années 50-60 lui ont déclaré être devenus des technocrates, des gestionnaires de l'outil, de s'être coupés des salariés. Friot y lit une absence d'organisation des syndicats.
Mais Friot n'en démord pas : les retraites, le chômage, les allocs familiales, etc. sont une subversion communiste, un dépassement de la mise au travail capitaliste qui instituent que le travailleur n'est plus seulement quelqu'un en train de travailler, contrairement à un indépendant qui reste payé à la tâche.
Friot en fait un point central de sa pensée : une classe révolutionnaire a existé et existe.
Dès qu'on parle de classe sociale, on n'échappe pas au vocable de Marx. Une classe en soi est objectivement observable : position similaire dans le mode de production, expérience commune de l'organisation sociale, culture, conditions et modes de vie similaires, interactions entre les individus, etc. Une classe pour soi est une classe en soi dotée d'une conscience de classe : elle est consciente de former un tout cohérent (sentiment d'appartenance), d'avoir des intérêts communs à défendre collectivement, et de s'organiser pour ce faire (institutions et organisations représentatives, etc.).
Friot réfute vivement l'absence de classe révolutionnaire et l'existence de la seule classe bourgeoise. Il réfute la théorie de la régulation dont le postulat est que le capitalisme s'auto-régule et que tout est fonctionnel : advient ce que le capital veut, une crise est une opportunité, le capitalisme la digérera, etc. Même sort pour le capitalisme monopolistique d'État cher au PCF des années 70 qui veut que l'État soit une institution qui propose une reproduction élargie de la force de travail que chaque capitaliste pris indépendamment ne saurait assumer. Idem pour le capital automate de la théorie critique de la valeur qui veut que le capital (et la sur-valeur) est le sujet central, et qu'il échappe à tout contrôle social. Idem, enfin, pour le keynésianisme : le capital peut être bon, il faut juste le guider, avec l'État capitaliste que l'on aura rendu bon au préalable.
Friot dénonce la science économique critique qui fait le discours dont le capitalisme a besoin (il est tout-puissant, blablabla) tout en étant solidaire des victimes que celui-ci génère : il y a une contre-société ouvrière, des événements, des avancées, des reculs, des sécessions, etc., mais pas de classe sociale pour soi. Bonne carrière avec une bonne conscience. La CGT, le PCF, Attac, les intellectuels, etc. sont dans la défense de victimes.
Friot affirme que le mouvement syndical de 1946 (régime général de Sécu, statut de la fonction publique, salariés à statut, etc.) était révolutionnaire. Dire autre chose revient à leur retirer toute dignité. D'un autre côté, il affirme que mêmes les acteurs de 1946 ne font pas, sur le moment (en 46, donc), le bon récit de leur action… Sont-ils alors une classe pour soi ? Y a-t-il eu subversion coco ou est-ce une fable de Friot ? De plus, Keynes n'a-t-il pas plus inspiré le régime général de Sécu, la cotisation sociale, et son investissement dans l'appareil hospitalier, que les cocos ? Le régime général de Sécu n'est-il pas une émanation de la solidarité libérale dont le fordisme avait besoin ? Ne s'agit-il pas d'un compris social plutôt que d'une conquête communiste ? Friot réfute tout cela, y compris face à ses collègues chercheurs.
Pour Friot, une classe sociale opposée à la bourgeoisie existe en permanence. Elle se définit par la sécession des jeunes (y compris ceux fortement diplômés), par des cadres cyniques, par une volonté de pousser la démocratie partout, par les luttes pour des droits sociaux (LGBTQI+, etc.). Peu importe que les institutions (PCF, CGT) soient focalisées sur la défense de victimes (cf. les mots d'ordre des mouvements sociaux). L'absence d'unité politique et d'institutions macro-économiques représentatives sont sans incidence. Lordon concède que ce que Friot décrit peut se lire comme une classe sociale en soi. Dominique Glaymann n'est pas convaincu. Le même Friot déclare que la dissidence minoritaire ne dérange pas le capital (il utilisera le logiciel libre et la R&D générée par les dissidents)… Bref, c'est contradictoire, je trouve.
Pour Friot, il faut élargir les conquêtes passées (le déjà-là communiste) en enrichissant la citoyenneté de trois droits économiques (au sens des droits de la Déclaration de 1789) : salaire à la qualification personnelle, maîtrise de leur outil de travail par les travailleurs (c'est-à-dire auto-gestion, être propriétaire d'usage de l'outil de production, y compris les services publics qui doivent être désétatisés), et maîtrise démocratique des institutions du travail concret et abstrait (caisses de salaire, caisses d'investissement, marché, jury de qualification, etc.).
Objectifs : terminer la conquête sur le travail abstrait (élargissement du salaire à la qualification personnelle à tous les citoyens) et initier celle sur le travail concret : décider de ce qui est produit (ou ce qu'on s'interdit de produire), où, comment, avec qui, etc.
(Afin d'éviter les trolls marxistes sur le terme « salaire », Lordon le nomme « garantie économique générale » ou « salaire communiste ».)
Au début, je pensais que « reconnaissance de la capacité à produire de la valeur économique quoi qu'une personne fasse », signifie que toute activité produit de la valeur économique. Je pensais aux tâches domestiques ou de soins aux enfants / aux proches (qui limitent les maladies, le dépérissement, etc.), et, dans une moindre mesure à la culture genre lire, écrire, etc. (investissement dans le « capital humain »). Je pensais que le salaire (à la qualif perso) rétribue un niveau de réflexion. Exemple : les informaticiens sont souvent appelés à l'aide pour réparer tout un tas de bidules au motif qu'ils auraient la logique, le raisonnement, l'esprit formaté pour ce faire (un peu comme une personne maline, qui détourne astucieusement et créativement les contraintes, l'est en permanence).
Mais Friot invalide cette hypothèse dans plusieurs entretiens. Dans l'un, il dit qu'une personne peut ne pas avoir envie de valoriser économiquement l'une de ses activités (cuisiner pour le plaisir un repas entre amis ou garder des enfants, par ex.), et que ça doit être possible. Dans un autre, il déclare que, quand un économiste lui demande quelle valeur éco produit un retraité (puisque Friot dit qu'ils travaillent), il répond que la question est absurde : que produit un malade ? Un fou ? Et un mourant ? Pourtant, le malade bénéficie d'une poursuite de son salaire (à travers le régime général de Sécu). Il faut donc comprendre « reconnaissance » et « capacité » au sens propre : une personne peut produire de la valeur ou non, marchande ou non, comme un capitaliste, en somme (toutes ses activités et ses placements financiers ne sont pas des investissements productifs, genre spéculation). Cette capacité est matérialisée dans un droit politique. Friot parle aussi d'obligation (informelle) de produire de la valeur. C'est là que le signifiant « communiste » prend son sens : unité des individus quoi qu'ils fassent.
Ce salaire serait payé par la valeur que l'on produit globalement (Friot réfléchit toujours en macro-économie). Actuellement, le revenu disponible des ménages, c'est-à-dire les revenus + les prestations sociales - les impôts est de 1 500 milliards d'euros. Si on le divise par 50 millions d'individus de plus de 18 ans, ça fait 30 k€/an. (On ne dépendrait pas plus de la fluctuation de la production éco qu'aujourd'hui.)
Pour encadrer la violence découlant de nos désirs (des humains désirent plus que d'autres, valorisent plus fortement leur contribution, veulent une plus grande part du gâteau, etc.), pour assumer le travail dont la société a impérativement besoin, et pour motiver, Friot propose une échelle des salaires de 1 à 3, avec un échelon minimal et automatique à 1 700 € (SMIC actuel), et un échelon maximal à 5 000 €. (On notera que ça va à l'encontre de l'unité communiste qu'il recherche, il en est conscient, c'est du pragmatisme.) Le travail spécialisé nécessite d'être exécuté par ceux qui savent y faire, c'est une sujétion spéciale d'intérêt collectif qui doit être compensée par une plus haute rémunération. Idem pour le travail de nuit (d'un chirurgien, d'une infirmière, etc.) et/ou dans des industries qui doivent tourner H24. Inversement, quelqu'un qui exerce l'activité qu'il désire sans fortes contraintes (ex. : Lordon est chercheur par passion, ça lui correspond), doit être au plus bas niveau de l'échelle. Pour les tâches indispensables et qui ne requièrent pas de qualification (caissière, éboueur, etc.), Lordon propose qu'elles soient assumées à tour de rôle par l'ensemble de la population. Lordon assume plus que Friot qu'il restera de la contrainte car le libre désir individuel ne coïncidera pas forcément avec les impératifs de la survie matérielle. Conséquence : le salaire à la qualif perso n'est que partiellement inconditionnel.
Pour changer d'échelon, il faudra se présenter devant un jury, similaire à ceux de la fonction publique ou de la VAE. Ces jurys devront être composés de personnes étrangères au demandeur (pour éviter les abus, comme c'était le cas autrefois dans la fonction publique), membres de la profession (pour comprendre de quoi il retourne) ou non (pour prendre de la hauteur : un individu qui œuvre dans le transport par rail doit être confronté à un évaluateur qui œuvre dans le transport fluvial afin de s'assurer que le transport par rail va dans le sens de l'intérêt collectif).
En découplant les moyens d'existence matérielle des individus de leur contribution économique, je trouve que le salaire à la qualif perso résout un tas de problème : les bullshit jobs, la souffrance au travail, la défense jusqu'à l'absurde des emplois (cf. fermeture parfois légitime d'une usine), la non-reconnaissance du travail domestique ou celui des fonctionnaires, le prétendu chômage des jeunes, le chômage artificiel des seniors né de leur rejet par les employeurs, les retraites, le chômage, l'insécurité du travail indépendant, l'infra-emploi (intérim, contrat de mission / projet / chantier, service civique, contrat solidarité, stage, afin de contourner la convention collective, y compris sur le salaire ou la privation de chômage pendant une crise sanitaire), prestations sociales, etc.
Je disgresse. Le chômage spécifique des jeunes est une confusion entretenue entre le taux de chômage (chômeurs / actifs), 25 %, comme pour tous les emplois non qualifiés, et le poids du chômage (chômeurs / population de référence), 8,5 %, comme dans les autres populations. On a prétendu qu'un jeune sur quatre est chômeur (ce qui serait le poids du chômage) alors que c'est un jeune actif sur quatre (taux de chômage) qui est au chômage. 70 % des jeunes sont à l'école (inactifs), 30 % sont actifs. C'est le quart de 30 % qui est au chômage.
Ce mensonge est entretenu depuis la fin des années 70 : 1977 = plan en faveur de l'emploi des jeunes de Raymond Barre ; 1983-84 = TUC et SIVP (stage d’insertion à la vie professionnelle) ; 1990 = Contrat emploi solidarité de Michel Rocard ; 1997 = Nouveaux services-emplois jeunes (Emplois-jeunes) de la gauche plurielle ; aujourd'hui = services civiques & co. On a inventé de nulle part l'insertion professionnelle : entre 18 et 35 ans (certains des contrats cités avaient une durée de 5 ans et pouvaient être signés la veille des 30 ans), on n'est pas encore dans l'emploi, on est dans l'infra-emploi (à la tâche, pas de convention collective, etc.), tout comme les retraités sont après l'emploi. Conséquence : on invente des ersatz d'activité pour les jeunes et des activités pour lutter contre le vieillissement (rapport Averting the old age crisis de la Banque mondiale) et en faveur de la socialisation des vieux… Être débutant n'est pas une explication à l'insertion : ils ont toujours existé, seule la période de galère a été ajoutée, telle un formatage à la flexibilité sans sécurité. L'insertion génère à tort l'idée que le travail est exogène à l'humain (il doit être contraint à s'y insérer).
Pour les travailleurs indépendants (y compris les auto-entrepreneurs, y compris pour Uber & co), Friot est clair : il ne s'agit pas de les transformer en emploi, il défend la liberté (ne pas vouloir du même emploi à vie comme papa, limiter les contraintes, etc.) couplée à une sécurité en ce qui concerne la subsistance. S'il faut se battre sur le terrain pour la salarisation des exploités par Uber & co, ce n'est pas la stratégie macro à adopter, il faut aller au-delà de l'emploi, obtenir le salaire à la qualif perso pour tous.
Par un calcul tordu, Friot arrive à la conclusion que 1/3 des Français de + de 18 ans (17 millions) perçoit peu ou prou ce qui ressemble à une sortie du salarié du chantage à l'emploi mené par les capitalistes : fonctionnaires + retraités (3/4 ont une pension qui poursuit leur salaire et qui en représente entre 80 % et 100 %) + les salariés à statut + les salariés relevant du droit à carrière.
Dans le système de Friot, les entreprises ne versent pas les salaires en direct, mais à une caisse de salaire (il en existera plusieurs), qui, elles, mutualisent (Friot dit « socialisent ») et payent les salaires à la qualif perso de tout le monde.
L'objection la plus courante est que les gens ne feront rien si l'on ne les y force pas. En sus de l'échelle des salaires, Lordon croit que les désirs de faire (telle invention, telle pratique, etc.), de reconnaissance (un artiste cherche son public, un chercheur veut être reconnu, etc.), de différenciation (donc d'émulsion) mettront les gens au taff, mais sans chantage à la subsistance matérielle. J'ajoute que j'ai jamais vu quelqu'un ne rien faire sur une longue période, y compris des étudiants qui sèchent massivement les cours : l'ennui frappe.
Une autre objection courante est que, lors de l'introduction du salaire à la qualif' perso, il faudra produire plus sinon il y aura inflation suite à l'émission de cette nouvelle monnaie accessible à des personnes qui en étaient exclues (des jeunes de 18 ans et des revenus < l'échelon minimum de l'échelle des salaires). C'est vrai, mais produire plus de valeur ne veut pas dire produire plus de richesse (de bidules) et n'est pas un synonyme de productivité ni de croissance, cf. la section définitions. De plus, la mise en place sera in fine progressive (à l'image du régime général de Sécu qui a été façonné durant des décennies), ce qui permettra à la production de suivre l'émission de monnaie.
Le revenu de base n'est pas l'équivalent du salaire à la qualif perso. Le revenu de base, c'est comme le RMI, le RSA, les chèques énergies, etc. : de la solidarité qui reconnaît seulement nos besoins, pas notre capacité à produire de la valeur éco. Le revenu de base ne retire pas son monopole sur la valeur à la bourgeoisie (elle décidera toujours de ce qui vaut ou non, de qui produit ou non, comment, etc.). Le statut anthropologique des travailleurs demeure inchangé (pour dépasser la féodalité, la bourgeoisie à changer ce statut pour le faire passer à celui d'individu libre sur un marché éco). Le revenu de base est une roue de secours pour contrecarrer les conséquences de l'élimination du travail vivant qui est un des mécanismes fondamentaux du capitalisme. Il s'agit d'acheter la paix sociale.
Un travail, c'est au-delà d'une activité. Un restaurant, ce n'est pas juste préparer à manger comme à la maison, faire la plonge comme à la maison, dresser des tables comme à la maison, etc. En sus du ressenti et de l'intuition, il faut aussi une méthodologie, une organisation, de la coordination (exemple de l'obélisque de Louxor par Proudhon : 100 hommes peuvent l'ériger en un jour, mais 1 homme en 100 jours n'y parviendra pas), de la gestion de désaccords, de la réflexion, etc. De même qu'il y a un monde entre pisser du code informatique à l'adolescence et un programmeur.
Dans la lignée, aucune société humaine ne produit par addition de travail concret. Un système éducatif, ce n'est pas uniquement la somme de scolarisations à domicile. Idem pour le logement (il ne suffit pas de construire tel habitât ici ou là). Une partie des ressources est dédiée à un rapport réflexif à la nature et au travail. Il faut de l'abstraction, de la recherche scientifique, de la technique, de l'organisation, une certaine qualité de la production, une inscription dans un contexte macro-économique (ouvrir une 10e boulangerie dans un petit quartier, c'est inefficace ; il faut disposer des intrants / consommations intermédiaires nécessaires, donc veiller à ce que quelqu'un les produise ; etc.), etc. Il faut aller au-delà des activités sensibles de l'ici et maintenant (travail minutieux, à l'oreille, bien faire les choses, méthodo à l'ancienne, etc.). Le béton, c'est peut-être moche, car c'est abstrait, ça ne tient pas compte des spécificités locales (= sensible, ici et maintenant), mais ça permet de loger un grand nombre de personnes (temps de construction, coût, mobilisation optimale des ressources et du travail, etc.) en étant "rentable" (pas au sens de créer de la valeur éco pour créer de la valeur, mais dans celui de nourrir des travailleurs).
Notamment, la division horizontale et sociale du travail est nécessaire. Il y a des activités nécessaires aux besoins matériels de la société qui, de fait, doivent être tenues, par les gens qui disposent des compétences adéquates. Il y a des dépendances, personne ne peut couvrir l'intégralité de ses besoins. Tout système productif doit produire sa production mais aussi les moyens de produire la production. Lors d'une causerie dans le milieu anarco-autonomiste, Lordon rappelle que pour construire une cabane de ZAD, il faut des outils et des intrants (scie, clous, etc.), que la ZAD est incapable de produire. Pour produire des clous, il faut du minerai (dont l'extraction nécessite plus que des branchages), une aciérie (donc de l'énergie), etc. Pour produire le moindre objet, il faut toute l'histoire du capitalisme, pas juste le présent, mais toute l'accumulation de la technique, de l'industrie, etc. Un rieur donne raison à Lordon en déclarant que la scie et les clous se chopent très bien chez Castorama… Terrible aveu d'une dépendance au capitalisme (et c'est logique : la désertion laisse intacte ce qu'elle quitte, ici le capitalisme). Il faut coordonner les activités à différentes échelles géographiques : une énième aciérie à tel endroit n'aura aucune utilité et les ressources seront mieux utilisées par une autre activité ; telle infrastructure (énergie, transport, télécommunications, etc.) entre en conflit avec telle autre déployée ici (construire une énième usine à charbon ici ruine l'effort nucléaire, par ex.) et/ou n'est pas interopérable avec ce qui a déjà été mis en service ; Etc. C'est en partie par des carences dans le pilotage de la division du taff que l'URSS a bousillé son territoire. Idem pour la Chine de Mao (en sus des famines).
L'objection la plus commune consiste à affirmer qu'il suffit de réduire le confort et/ou de produire autrement (exemple fictif : pas besoin de clou pour une cabane si on la construit comme ci ou ça). D'une part, les humains n'accepteront de réduire la voilure que jusqu'à un certain niveau : pas d'iPhone tous les deux ans, d'accord, pas d'eau chaude pour la douche, pas d'accord. D'autre part, ce minimum de confort et d'outillage nécessiterait quand même une division du travail.
Ainsi, le communisme ne pourra pas être une ZAD géante ni un réseau de ZAD interconnectées / fédérées. De même, une société humaine sans travail, sans valeur éco, sans État, sans monnaie semble illusoire et régressive. Que la valeur, la science, l'organisation, etc. servent au pire dans le capitalisme (produire du profit capté par quelques-uns) ne doit pas mener à leur abandon. Si l'État actuel est un État bourgeois au service des intérêts bourgeois, il est possible de le subvertir ou de le remplacer fonctionnellement par une entité qui assurera autrement une partie des fonctions actuelles ou d'autres fonctions, qui aura une autre hiérarchie territoriale et d'autres formes d'exercice du pouvoir. Idem avec l'économie : il s'agit d'organiser la reproduction matérielle des humains et les rapports sociaux pour l'atteindre. D'autres formes d'économies sont possibles, il n'y a pas que l'économie néolibérale.
Bref, pour Friot et Lordon, il faut des institutions politiques macro-sociales et macro-économiques (qui englobe toute la société, quoi), c'est-à-dire des dispositifs de médiation pour piloter la division du travail, pour accommoder / concilier / fluidifier les incontournables violences du désir humain, pour réguler et coordonner, etc. Il faut plusieurs niveaux territoriaux les plus autonomes possibles articulés en fédérations, car certains choix, énergie, transports, etc. ne concernent pas la même population que d'autres et ne requièrent pas la même cohérence, telle une boulangerie de quartier.
Évidemment, les institutions communistes seront différentes de celles que nous connaissons. Les ZAD ont des institutions différentes, ne serait-ce que pour la délibération. Seuls des groupes de petite taille et/ou très homogènes (caractère, objectifs, désirs, etc.) peuvent se passer d'institutions (les cisterciens s'échangeaient du blé, etc., mais ça n'en fait pas une société, plutôt une communauté homogène ; Lordon mentionne aussi le Rojava et le Chiapas dont le contexte économique, géographique et politique particulier peut conduire à une homogénéité des désirs et des objectifs), et encore… Même un club de pétanque a des institutions (comment on distribue les boules, comment on organise les tournois, qui verrouille le local, etc.).
Bien sûr que les institutions sont dangereuses car elles sont des lieux de capture des désirs, des puissances d'agir et de détournement du pouvoir (capacité à faire quelque chose). Il faut les surveiller (= en prendre soin) constamment. Seule l'adhésion passionnelle fait tenir une institution (c'est le seul point d'accord de Friot-Lordon avec le courant de pensée de la destitution).
Évidemment, des doutes demeurent : une institutionnalisation qui intervient dans un contexte révolutionnaire hostile peut-elle donner jour à des institutions qui subliment les passions humaines ou, comme pour la France, cela donne forcément des institutions sécuritaires, paranos, de surveillance ? Certains (Agamben, Comité invisible, etc.) penchent pour la deuxième option (d'où il ne faut jamais institutionnaliser), d'autres oui (Gelderloos).
Mais le choix est restreint : à l'anthropologie de l'humain Bon (l'Homme est un dieu pour l'Homme) de la gauche radicale s'oppose celle de l'humain Mauvais (l'Homme est un loup pour l'Homme) des libéraux-conservateurs-réacts (d'où il faut contraindre les humains pour les mettre au travail). Et si, comme le pensait, entre autres, Spinoza et Socrate, l'Homme était un loup ou un dieu pour l'Homme ? Si c'était la forme institutionnelle anthropologique (manière d'être un humain) qui comptait ? L'homme est naturellement bon, c'est la société qui le corrompt, écrivit Rousseau.
Face au mur anthropologique (souffrance au travail, perte de sens, etc.) et écologique d'une production de valeur éco pour produire et accumuler entre quelques mains de la valeur éco (croissance infinie), il faut reprendre la main sur le travail concret (que faut-il produire ? Où ? Comment ? Que faut-il s'interdire de produire ? Etc). C'est une carence du mouvement ouvrier, qui s'est focalisé sur la maîtrise du travail abstrait (reconnaissance des travailleurs comme producteurs de valeur éco). L'exemple récurrent de Friot sont les travailleurs des marchands d'armes qui tractent toute leur vie que leur production devrait fournir uniquement la défense nationale avant de retourner docilement produire les armes qui seront vendues aux dictatures de la planète. De même, pour Friot, un taff aliéné génère des loisirs (un hors-travail) aliéné (ex. : consommer, l'un des affects joyeux insuflé par la bourgeoisie pour nous faire accepter notre condition).
Pour ce faire, Friot propose plusieurs types d'institutions.
J'ai déjà évoqué les caisses de salaire, qui collectent les salaires (en vrai, une part de la valeur ajoutée de chaque entreprise, comme les cotisations sociales actuelles), les socialisent (mutualisent, en langage Friot) et payent les salaires à la qualif perso en fonction de la position de chaque personne sur l'échelle des salaires. (Les jury de qualification, déjà évoqués ci-dessus, sont d'ailleurs une autre institution.)
Il y a les caisses d'investissement qui collectent une part de la valeur ajoutée des entreprises, la socialise, choisissent et financent les investissements à la place des mécanismes actuels comme le prêt. Une dette d'investissement n'a aucun sens : c'est le travail qui produit la valeur… Soit elle a été piqué aux travailleurs (profits passés, concentration entre peu de mains, etc.), soit elle leur sera piquée (remboursement d'un crédit). Attention : on parle des dettes d'investissement, pas de l'achat d'une TV à crédit par un particulier, par ex. (rappel : la seule condition pour créer de la monnaie sans inflation, c'est de créer de la valeur à hauteur de celle de la monnaie émise ‒ cf. théorie moderne de la monnaie sur des bases keynésiennes ‒). Pour Friot, la cotisation comme moteur de l'investissement est communiste puisqu'on n'est plus dans la logique "j'ai cotisé, j'ai droit par anticipation" du prêt (privé ou public) et qu'il y a décision démocratique de ce qui est financé (ce qui n'est pas le cas des banques ou des milliardaires qui flèchent leur impôt par des dons). Une avance pour investir génère, par le travail, plus de valeur, donc plus de cotisations l'année suivante, remboursant ainsi l'avance. Cf. la modernisation des hostos. Pour Lordon, ces caisses organisent la division du travail, donc elles doivent être fédérées hiérarchiquement (pour éviter de financer des projets récurrents ou contradictoires, cf. la section précédente). Dans un seul entretien, Friot expose que ces caisses devront aussi financer les frais de fonctionnement (hors salaires et investissements) des services publics gratuits (les soins ne sont pas gratuits, monnaie en nature, conventionnement, etc. ;) ).
Il y a le collectif propriétaire patrimonial de l'outil de production (local, machine-outil, etc.). Pour Friot, il doit être distinct du collectif des travailleurs (c'est à ce titre qu'il n'aime pas le modèle des SCOP qui mélange les deux), car ce dernier peut disparaître ou ne pas avoir le sens de l'intérêt commun ou du territoire : une personne engagée dans une démarche technologique ne voudra pas y renoncer, même si l'intérêt supérieur humain le commande (dérèglement climatique), par exemple. De même, il y aura des divergences d'appréciation sur l'utilité et l'enjeux d'une production sur un territoire. Dans plusieurs entretiens, Friot propose, sans explication, que les moyens de production soient détenus par une collectivité publique (plus ou moins locale en fonction de la production). Je pense que toute structure non-lucrative privée fera tout aussi bien l'affaire.
Il y a le collectif des travailleurs qui sera propriétaire d'usage des moyens de production, donc qui organisera démocratiquement sa production (auto-gestion). Friot a la naïveté de penser que la propagation de notre communisme français à l'international se fera par les filiales étrangères de sociétés françaises : quand on reprendra la maison-mère, on laissera les filiales aux pays, donc ils se mettront à l'auto-gestion (je résume)… … …
Encore une fois, Friot et Lordon sont opposés à la centralisation et à l'étatisation. Il devra y avoir plusieurs acteurs de chaque type, à différentes échelles (une boulangerie de quartier ne se décide ni ne se pilote au niveau national, alors qu'une politique énergétique…).
Il y aura un sain conflit démocratique naissant du débat entre tous ces acteurs aux intérêts divergents. Dès qu'il y a un collectif humain, il y a de la politique. Il faut s'accorder démocratiquement sur toute chose publique ou commune, c'est-à-dire que chacun doit exprimer sa souveraineté. Elle est interne à un collectif (comment produire ? Comment s'organiser ?) et externe (quelle direction doit prendre la division du travail ? Que doit-on produire ou non ? Quelles productions ne doivent souffrir d'aucun défaut d'approvisionnement ?). Pour éviter au maximum les dérives, Lordon propose, en sus du libre choix de ses caisses par chaque entreprise, une rotation des postes, des mandats révocables, etc. (ça encore, ça a déjà existé dans les communes italiennes du 12-13e siècle).
Pour Friot, la socialisation de la valeur est la clé. En 1945, le taux global des cotisations sécu était de 32 % du salaire brut. En 1980 : 65 %. Aucun changement depuis 40 ans. D'où la dette publique, les hostos qui laissent à désirer, les dividendes (ils remplacent la socialisation), etc. Réduire les impôts des entreprises ou les cotisations sociales (ou exonérer), c'est se mettre en difficulté dans le futur. (La démonstration laisse à désirer : il faudrait tenir compte de la démographie, des impôts type CGS et RDS, etc.). Pour rattraper, il faudrait doubler les cotisations sociales, soit 500 milliards d'euros. Vu la valeur ajoutée des entreprises, 1 400 milliards d'euros (aucun chiffre de l'INSEE ne correspond vraiment, on est entre 1 200 et 1 800 en fonction de ce que l'on compte, hors sociétés financières, mais soit), c'est impossible. En revanche, on pourrait ne pas rembourser une partie des dettes d'investissement (1 600 milliards d'euros) et affecter la somme (qui sortirait donc des sociétés) aux caisses d'investissement.
J'ai laissé de côté une institution : le marché économique. Car, pour Friot et Lordon, il doit perdurer. D'abord, car il est l'espace de réalisation des désirs individuels et collectifs de faire des choses et de les proposer à la validation sociale (donc de motiver les détenteurs d'un salaire à la qualif perso ;) ). Ensuite, car, comme l'échelle des salaires, il permet d'ordonner les désirs humains et évite à la fois les anthropologies enchantées comme « à chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » (quels sont mes besoins ? Tous les humains n'ont pas la même puissance de désir… À quoi ai-je droit ? Comment je quantifie ? Les humains sont rarement capables de s'auto-restreindre…) et un contrôle administratif de la consommation ("t'as le droit à tant de pantalons par an, à une paire de lunettes tous les X années, etc.). Enfin, car il permet la créativité, l'inventivité & co au-delà de la sphère de la reproduction matérielle, ce que Lordon nomme le communisme luxueux / désirable. En effet, pour tout ce qui a trait à la reproduction matérielle, Friot et le réseau salariat qu'il anime prêchent pour une sécurité sociale de l'alimentation, du soin, de la culture, du logement (il n'y aura plus que des propriétaires d'usage ‒ comment puisque le logement d'un particulier, qui n'est pas un investissement car son usage ne produit aucune valeur éco ? mystère ‒, les locations ‒ hôtels, maisons de vacs, déplacement pro, etc. ‒ seront aussi divisées entre une entité propriétaire patrimoniale et un collectif de travailleurs qui produira le service), etc. Donc, que restera-t-il au marché ?
Lordon mentionne un marché « encadré » (sans détails) et Friot un marché conventionné (comme celui des soins, via la Sécu). Pour Friot, un marché conventionné permettrait de valoriser les productions des marginaux d'aujourd'hui qui fuient le capitalisme (logiciel libre, économie collaborative, R&D, etc.) et de prendre la main sur le travail concret (« on ne subventionnera pas Lactalis ou Sanofi », dit-il). Friot insiste : ce ne seront pas des individus qui seront conventionnés mais des types de production (afin de ne pas produire n'importe quoi). J'ai du mal à appréhender la limite entre un marché permettant l'expression des désirs, de l'inventivité, etc., qui suppose une liberté, et un contrôle des usages que Lordon estime inévitable face au dérèglement climatique (mamazon ne peut perdurer, etc. dit-il) Si l'on laisse un marché libre au-delà des biens et services nécessaires à la reproduction matérielle, on n'arrête pas le dérèglement climatique. Si l'on conventionne tout, on tue la liberté… Ce choix incombera aussi aux caisses d'investissement, car si un marché n'est pas conventionné, il me faudra décrocher une subvention (sauf si héritage ou épargne de mon salaire à la qualif perso ou financement participatif). À propos du conventionnement, Friot expose qu'une sécurité sociale de l'alimentation permet d'augmenter les salaires en monnaie en nature (grâce au conventionnement, précisément) et de plafonner le salaire à la qualif perso (l'excédent sera converti en monnaie en nature), tout en assurant à tout le monde sa subsistance matérielle.
Niveau démocratie, un point me questionne : Friot propose qu'à 50 ans, on devienne "inlicenciable" (tel un représentant du personnel dans le système actuel) et que l'on organise le travail concret (« s'occuper aux directions »). Seuls les vieux auraient des bonnes idées ? C'est quoi cette conception de la démocratie ? Friot fixe le seuil à 50 ans car c'est à partir de là qu'il devient difficile de retrouver un taff si l'on est viré. Mais… Le communisme proposé va résoudre ça, non ? Friot ajoute que la qualif du poste devient celle de la personne (100 % des 6 derniers mois, aucune pension inférieure au double du minimum de l'échelle des salaires afin de satisfaire une revendication de la CGT, doubler son salaire au cours de sa vie). Gné ? Friot propose-t-il cela à titre transitoire ? Car dans son communisme, il y a la qualif personnelle à vie, donc cette proposition n'a aucun intérêt. Dans une autre vidéo, il dit que les retraités travaillent (garde d'enfant, militance, etc.) mais qu'aucune transaction éco marque cela, ce qui rend invisible leur travail. Il propose alors d'envoyer les retraités bosser (uniquement dans les coopératives ou équivalent, pas chez les capitalistes). L'entité versera l'équivalent de son salaire à une caisse (alors que le retraité percevra sa retraite habituelle depuis sa caisse habituelle), donc on verra qu'il a produit de la valeur. C'est tiré par les cheveux. Bref, j'ai rien compris, c'est alambiqué au possible.
Niveau économique, un autre point me questionne : actuellement, les prix sont fixés, entre autres, en additionnant les coûts (consos intermédiaires, salaires, investissement, etc.). Dans le communisme de Friot, les salaires et l'investissement sont des cotisations sociales. Dès lors, comment calculer les prix ? Comme d'hab, chez Hors-Série Friot raisonne en macro-économie (les caisses mutualisent, y compris entre elles, tout ça) :
Ce taux serait contraignant, la seule marge de manœuvre d'une entreprise serait de réduire ses consommations intermédiaires (il n'est plus possible de couper dans la masse salariale ni dans l'investissement), donc produire moins (quantité) ou produire moins bien (qualité). Mais comme la survie des travailleurs ne dépend pas du volume de l'activité (qui peut même disparaître), ça passe. À mes yeux, l'équilibre macroscopique entre la valeur produite et les salaires à la qualif perso à verser reste à trouver entre ceux qui choisiront de ne pas valoriser leur activité temporairement (ex. : R&D), ceux qui assumeront un mandat politique, ceux qui élèveront leurs enfants, etc., et il est complexe si l'on doit attendre le calcul du PIB & co l'année suivante (d'autant que le PIB est affiné au bout de 3 ans actuellement).
D'abord, qu'est-ce qui pourrait motiver à changer de système économique ? Ben oui, il faut contourner l'appréhension (c'est nouveau, inconnu, ça fait peur, il faut vérifier qu'on y trouve son compte, l'expérience peut péter au visage, etc.), la proposition de Friot-Lordon est compliquée à comprendre, il y a encore des inconnues, et il faudra changer nos habitudes (démocratie partout donc responsabilité partout, par exemple).
Friot pense que la maîtrise de l'outil de travail (propriété d'usage) et celle du travail (via les institutions) ainsi que la passion pour un domaine seront des stimulants.
Lordon confirme et ajoute les affects joyeux suivants : se libérer du marché et d'un employeur (maltraitance, abus, micro-tyrannie, etc.), faire mieux / convenablement le travail, fin de l'angoisse du lendemain, fin de tout un tas de problèmes, exercice d'une souveraineté collective (exercice d'une puissance personnelle dans la langue de Spinoza), de là éviter le désastre climatique et anthropologique (décider de ne pas esquinter l'humanité et la nature plutôt que de réparer / corriger en permanence), contribuer à une idée historique, etc.
Lordon dit aussi des idioties : l'IRM diagnostique le cancer contracté à cause du capitalisme, donc il faut aussi voir les tares et les besoins que nous n'aurons plus. Mouais… Il y aura toujours des cancers. Peut-être moins, d'accord. Mais il faudra toujours des IRM et de la médecine de pointe. Peut-être pas en même quantité, mais quand même. De même, je suis sceptique sur une baisse de la pollution de l'eau et des sols (ex. cuivre comme pesticide naturel dans les vignes bio…). Je veux dire par là qu'il y aura toujours des compromis à réaliser : on dégradera la nature, mais moins, c'est tout. Seule la réduction du stress (survie, factures, etc.) me convainc.
Pour Lordon, les ZAD, les SCOP, les AMAP, etc. sont précieuses car elles développent, affinent et préparent l'habitus communiste (ensemble de pratiques usuelles, imaginaire, valeurs, branchements pulsionnels, etc.).
Pour Friot, le communisme est au présent, tout ce qui sort de la logique capitaliste (travail à la tâche, prêt, "j'ai cotisé, j'ai droit", etc.) est communiste. Il y a un déjà-là à poursuivre. Il ne faut pas viser la prise du pouvoir d'État, qui fait très catho (protester, se consoler, attendre sans faire le taff), très social-démocratie de la fin du 19e (heu ? c'est l'idée centrale de Marx, et j'vois pas trop de lien) : d'abord on passe de l'autre côté (prise du pouvoir d'État), puis c'est le purgatoire (dictature du prolétariat / socialisme), puis c'est le paradis (communisme). Il faut d'abord conquérir des droits éco et des institutions coco de portée macro-sociale (à l'échelle de la société entière), y compris en subvertissant les institutions capitalistes. C'est le passé (passage de la féodalité au capitalisme, régime général de Sécu, fonction publique et salariés à statut, etc.) qui nous le montre. Comment fait-on ? Aucune idée.
Pour sa part, Lordon ne croit pas aux stratégies graduelles. Exemple : le communalisme de Murray Bookchin. On forme une enclave coco ici, puis ici, puis là, puis…, elles se mettent en réseau, recouvrent le territoire, et quand ça sera fait, pouf, le communisme aura vaincu. Même raisonnement avec des SCOP. Lordon lit ça aussi chez Friot : on augmente le taux des cotisations sociales, on détourne les cotisations, donc la valeur ajoutée, vers de nouvelles caisses, et pouf, le communisme sera implémenté quand les cotis' représenteront 100 % du salaire (de la valeur ajoutée moins, in fine, les consos intermédiaires et l'auto-financement, en vrai). Même raisonnement avec un gouvernement élu. Dans les trois cas, le capital visera sa persévérance, et lui et son État défendront l'ordre social en place, cf. les ZAD, l'expérience auto-gestionnaire de Lip (torpillée par un fléchage de la commande publique, d'après Lordon, mais ça a duré 6 mois et seule la dernière étape de la production, la vente et le SAV étaient assurées par les auto-gestionnaires donc bon…), et SYRIZA en Grèce (Tsípras s'est laissé dépouillé par le FMI, l'UE, etc., car il est arrivé au point de bifurcation en sachant qu'il n'avait pas le peuple derrière lui pour mettre en place la grande alternative au capitalisme). Pour Lordon, la bourgeoisie ne négocie plus, car elle a construit les institutions (mondialisation néolibérale, par ex.) lui permettant de détenir le pouvoir absolu. Pour Lordon, la phase des compromis sociaux, qui a propulsé la CFDT, est terminée. De même, les conditions externes (mauvaise conjoncture, perte, pénurie, etc.) subies par les SCOP & co les font aller mal humainement (ces initiatives ne durent jamais longtemps).
La seule solution pour Lordon est que la majorité de la masse, de la multitude, désire le communisme (on reconnaît ici Trotski, et Lordon ne s'en cache pas). Ça suppose une très longue maturation des esprits (pour rappel, Friot évalue à 5 siècles le passage au capitalisme depuis la féodalité) avant un événement révolutionnaire final (que Lordon nomme parfois pudiquement « franche explication avec le capital »).
Au final, Friot et Lordon veulent construire un point de bifurcation avec le capitalisme (Friot parle d'utiliser les débats sur le prétendu chômage des jeunes ou sur les retraites pour distiller leur communisme et conquérir des droits), mais Friot refuse d'avoir l'événement révolutionnaire en objectif : la baston viendra quand elle viendra, il faut d'abord opérer la mutation culturelle et celle du système économique, comme l'a fait la bourgeoisie contre l'ordre féodal.
Dans quelques entretiens, Lordon concède qu'un mélange entre un mouvement électoral et une grève générale peut former le processus révolutionnaire, l'un alimentant l'autre (le mouvement électoral n'enverra pas les CRS dans les usines, par ex., et les travailleurs en grève pourront négocier de nouveaux droits). On a vu un tel attelage avec le Front populaire de 1936 : le programme électoral mollasson a été poussé au cul par les occupations d'usine. De là à dépasser le point de bifurcation, je n'y crois pas.
Dans un entretien, Friot pense que les avancées peuvent aussi se faire via le droit et sa jurisprudence. Se faisant, il semble se référer à l'appropriation de terres communes seigneuriales. Rappels : on est en Angleterre, donc common law donc prévalence de la jurisprudence ; et une loi a validé cette appropriation donc prise du pouvoir d'État bien avancée.
Pour Friot, les mots d'ordre des mouvements sociaux depuis 20 ans (au minimum) sont foireux car ils se focalisent sur la répartition de la valeur économique, pas sur sa production. Exemples : revenu de base ; participation aux bénéfices / partage de la valeur / achat ou octroi d'actions de l'employeur ; ne pas rappeler qu'il existe d'autres définitions de la valeur que la valeur capitaliste ("est travailleur, celui qui, présentement, met en valeur du capital, production de valeur pour toujours plus de valeur, etc.), parler de retraite par capitalisation (alors qu'il s'agit de retraite par répartition capitaliste) ; réclamer la comptabilisation des années d'étude dans la durée de cotisation retraite (alors que cet allongement renforce l'idée que la retraite est un différé de cotis'…) ; accepter le passage du mode de calcul de la pension de retraite des 10 aux 25 meilleures années (réduisant ainsi le lien entre la pension et le salaire, et donc que la retraite est la poursuite du salaire) ; accepter l'indexation des retraites sur les prix au lieu des salaires en 1986 dans le privé puis en 2003 dans la fonction publique (la transformant en patrimoine qui doit conserver son pouvoir d'achat, alors qu'elle est censée être une poursuite du salaire… ; les syndicats se sont surtout battus pour savoir qui y gagnerait et qui y perdrait, surtout face au gel du point d'indice…) ; défendre les cheminots & co au motif qu'ils auraient des missions spéciales (les autres travailleurs puent ?) ou qu'ils ne sont pas autant privilégiés que ce qu'on raconte (ha, donc le salariat à statut n'est pas une conquête ? Donc on peut la supprimer au lieu de l'élargir) ; pour Lordon, les manifs de 2009 (après la crise financière qui ouvrait l'opportunité de mettre au pas le capitalisme selon lui, lolilol selon moi), les mots d'ordre des manifs géantes étaient essentiellement la hausse du SMIC, le partage des richesses, blablabla, etc.
Pour Friot, ces mots d'ordre foireux expliqueraient l'échec des mouvements sociaux : il faut changer le statut des travailleurs, les institutions du travail, le régime de propriété de l'outil de production, parler de salaire et de droits économiques des citoyens, être à l'offensive pour une adhésion à un projet au lieu d'être dans l'opposition, la dénonciation, la défensive etc., comme a su le faire la bourgeoisie qui n'a pas réclamé la répartition du fric de l'aristocratie. Se gaver, comme on dit des capitalistes, ce n'est pas maîtriser le partage de la valeur, c'est d'abord maîtriser le travail, car c'est lui qui génère la valeur.
Prétendre qu'en face, ils sont très fort, que le capital est tout-puissant, que le capitalisme a une force d'adaptation aux crises qu'il génère, blablabla, c'est quand même facile. Pour Friot, il faut cesser d'accepter l'histoire des vainqueurs,. Il faut voir les révolutions communistes (régime général de Sécu, salaire à la qualif personnelle, etc.), il faut nommer le néolibéralisme "contre-révolution capitaliste" (car cette expression suppose qu'il y a eu une révolution inverse, donc communiste), et se bouger (que penser des profs qui, durant les confinements Covid râlaient mais ont accepté le télétravail alors que le décret ne les y forçait pas ? Pourquoi n'avoir pas tenu tête aux présidents d'université ? Il ne fallait pas pénaliser les jeunes… bah tiens…).
Quand on oppose à Friot que plusieurs mots d'ordre peuvent cohabiter, qu'il y a plusieurs temps dans la bataille, plusieurs niveaux, etc., il en convient. Mais il ajoute qu'il ne faut pas substituer la bataille de la répartition à celle pour changer le travail, et que si l'on doit intervenir sur la répartition, il faut utiliser des outils qui changent d'abord la production dans un mode communiste. Se battre pour réduire le temps de travail car on n'aime pas le travail (souffrance, absence de sens, etc.) ou pour que tout le monde ait un emploi (alors que l'employabilité dépend de la bourgeoisie), n'est pas le mot d'ordre légitime qui donne envie (sans compter que ça risque d'intensifier encore plus le travail, la productivité a augmenté suite au passage aux 35/39 heures).
Triées par intérêt (informative, claire, qui traite un maximum d'aspects, etc.).
Le Salaire à Vie (Bernard Friot). 2015. La synthèse la plus concise que je connais.
Thinkerflou - Bernard Friot : "Le salaire EST anticapitaliste" | Interview. 2021. Plutôt complète. Accent mis sur les définitions.
Le salaire à vie - Dans le texte - Hors-Série. 2015. Aborde tous les aspects et les questionnements les plus habituels, dans un format plus long. Livre présenté : Émanciper le travail.
Frédéric Lordon - Vous avez dit communisme ? - UNIL 28062022 - Espace Dickens (secours 1, secours 2). 2022. Accent sur le processus révolutionnaire, les motivations, et les points de vigilance.
Conférence-débat avec Bernard Friot - Université d'Évry. Accent sur le déjà-là communiste, présence de deux sociologues contradicteurs, donc un peu technique. Livre présenté : Le travail, enjeu des retraites.
Le communisme, le vrai, c'est à partir d'ici et maintenant | Bernard Friot & Frédéric Lordon (secours). 2021. Bonne vidéo, qui présente les deux aspects centraux (salaire à la qualif perso et maîtrise des investissements). Livre présenté : En travail. Conversations sur le communisme.
Face au désastre qui vient : le communisme désirable (secours). 2021. Vidéo informative après un début égrenant beaucoup de banalités. Livre présenté : Figures du communisme (au sens de figuration, d'imaginaire d'images).
Le travail souverain : un désir de communisme | Bernard Friot, Judith Bernard (secours). 2020. Généraliste, mais rien de neuf face aux précédentes. Livré présenté : Un désir de communisme.
Abattre le capitalisme : mode d'emploi - Frédéric Lordon (secours). 2020. Accent sur le processus révolutionnaire et autres questions techniques et concrètes.
Sécurité sociale, salaire à vie, retraite et capital - Bernard Friot (secours). 2018. Rien de neuf face aux vidéos précédentes. Livre présentée : Vaincre Macron.
Bernard Friot "La conférence gesticulée" (secours). 2016. Ça traîne en longueur pour distiller une partie des infos des vidéos précédentes.
Bernard Friot : Théorie du revenu universel / salaire à la qualification ? [EN DIRECT] (secours). 2018. Il ne présente pas bien ses idées, il se fait interrompre par l'animateur sans reprendre son fil, etc.
En travail. Conversations sur le communisme - Friot & Lordon @ Bourse du Travail - Paris - Nov 2021 (secours). (Le son est merdique seulement au tout début.) N'apporte rien aux vidéos précédentes, mais met en exergue des désaccords entre Friot et Lordon (existence d'une classe révolutionnaire, processus de transition, etc.).
Frédéric Lordon - gauche, institutions : de l'élection bourgeoise à l'Etat communiste - Le Lieu-dit (secours). 2022. Élection versus révolution, institutions, et autres questions techniques et concrètes.
B. Friot & F. Lordon, « En quoi la révolution est-elle encore d'actualité ? », Paris, 3 avril 2018. N'apporte rien aux vidéos précédentes, l'objet principal est de galvaniser la Commune de Tolbiac.
Crise financière : laissons crever les banques - Bernard Friot (secours). 2020. Ça parle dans le vide et Friot radote ad nauseam l'idée clé du titre.