Comment, classer, éplucher, synthétiser les quelque 2 millions de textes générés par le grand débat, sans que ça prenne des siècles ? Réunions locales avec comptes rendus, cahiers de doléances, contributions sur le site gouvernemental « grand-debat.fr »… Qui va lire tout ça ? Les cinq « garants » désignés pour s’assurer que « toutes les contributions seront intégrées dans le compte rendu final » ? Non, voyons…
Du coup, les garants ne peuvent rien garantir ? Du coup, ce ne sont plus des garants ? Du coup, on se fiche de nous ?
Après la fin officielle du grand débat, ce 15 mars, ce sont les machines qui vont prendre le relais. Les ordinateurs. L’ intelligence artificielle. Les algorithmes. Et c’est l’institut de sondage OpinionWay, assisté par Qwam, une boîte spécialisée dans les « solutions logicielles innovantes », qui va s’y coller : « La machine lit chacun des verbatim avec une extrême précision et les compare à un dictionnaire de notions — de mots, de groupes de mots, d’idées — dont elle est équipée, explique l’un de ses directeurs. Cela lui permet de trier, classer et sous-classer les idées » (« Libération », 16/2).
Comme d'habitude, ce sont des structures proches du pouvoir qui ont raflé ce marché…
Énième note technique pour le Canard : un dictionnaire de mots et du traitement statistique, ce n'est pas de l'intelligence artificielle (point « Qu'est-ce que réellement l'intelligence artificielle ? »). C'est un algorithme, oui, mais autant qu'une recette de cuisine ou que chacune de nos routines au saut du lit, c'est-à-dire une suite d'instructions… 40% des start-up européennes d'intelligence artificielle n'utilisent pas d'intelligence artificielle (via).
Ah, les gentilles machines ! Elles ont beau ne rien comprendre à ce qu’elles lisent, cela ne les empêche pas de mouliner des masses de données, de les hiérarchiser et d’organiser ainsi les priorités politiques. Ou, comme on dit dans le jargon « civil tech », d’obtenir « une cartographie des thèmes et des propositions ». Par conséquent, si l’expression « supprimer des services publics » revient plus souvent que « renforcer des services publics », la machine conclura que la première proposition l’emporte. Ce qui n’ennuierait certes pas trop Macron !
Juste au moment où les ordinateurs d’OpinionWay se mettent à chauffer et à surchauffer, « Le Monde » (27/2) publie une enquête sur les bugs de l’intelligence artificielle. Laquelle reste plus que faillible, facile à berner, capricieuse, approximative et pleine de défauts, dont l’un des plus distrayants est qu’elle est incapable de faire le distinguo entre une corrélation et une causalité : « Le piège bien connu est de constater qu’il y a plus de morts à l’hôpital et que donc l’hôpital tue… » Heureusement, il est prévu que les synthèses fournies par les algorithmes seront lues et relues par des humains en chair et en os. Ils n’ont pas fini de se marrer.
Le débat sur le grand débat et ses retombées ne va pas manquer de déboucher sur un très, très grand débat !
Tout ça pour ça… Tout cet argent public, tous ce brassage de vent, pour, au final, retenir une minorité des propositions des gilets jaunes, celles qui continueront à endommager notre monde, comme la réduction du nombre de parlementaires ou le RIC ou les réductions d'impôts sans réflexion sur leur usage…
Dans le Canard enchaîné du 6 mars 2019.