Excellente entrevue avec Benjamin Bayart sur plein de sujets : importance de la vie privée, l'intelligence artificielle n'existe pas, ne pas mélanger les prédictions et les faits, intérêts du big data, castes, origine de la dette souveraine, extrême-gauche radicale des années 70-80, état d'urgence justifié de manière illogique, lutte antiterrorisme, loi renseignement, etc. J'en recommande le visionnage. :)
Stratégie politicienne.
Pour le moment ça ressemble à la stratégie habituelle c'est-à-dire qu’on fait fuiter dans la presse un texte qui dit « on va faire rentrer tout ça », histoire que tout le monde se mette à hurler parce que c'est dégueulasse. Puis du coup ils vont en enlever la moitié. Du coup tout le monde dira « victoire ! On a obtenu que le gouvernement recule sur pouet pouet » et puis bah la moitié sur laquelle on n'aura pas réussi sera passée […] En général, la partie la plus dure est là juste comme un chiffon rouge pour nous énerver. Typiquement, le fait que, quand t'es assigné à résidence, tu dois communiquer tous tes identifiants, […] ça, ça doit être la deuxième ou la troisième fois qu'ils essaient de le faire rentrer dans une loi de prolongation de l'état d'urgence et ça a toujours été retoqué, ou bien par le Conseil d'État quand ça passait devant le Conseil d'État, ou bien par l'assemblée qui disait « non, ça, ça passera par un contrôle constitutionnel » et là ils essayent de le remettre, non pas dans une loi de prolongation de l'état d'urgence mais dans le droit commun… C'est à peu près évident que ça ne passera pas ça. Simplement, il faut quand même respecter les règles du jeu du cirque médiatique et politique. Donc on est d'accord, c'est le renouveau politique Macron tout neuf machin juste à l'ancienne comme ses prédécesseurs. Donc cette tactique qui consiste à annoncer énormément avec deux ou trois trucs très très gros qu’ils vont retirer… Simplement, il va falloir qu'on hurle et comme ils les retireront, on devra dire qu'on a eu une petite victoire alors qu'en fait on a eu une vraie défaite parce qu'ils auront réussi à faire passer de la merde quand même.
Intérêts de caste, privilèges, etc. Question posée : quelqu'un qui vote Macron, il sait ce qu'il fait ?
D'une certaine façon, oui, consciente ou non. En général, le public qui vote Macron, c'est le public dominant, c'est le public pour qui la société actuelle convient : ce sont des gens qui sont plutôt éduqués, plutôt blancs, plutôt riches. J'entends par « riche » pas forcément milliardaire, hein, […] c'est qui ont un boulot et pour qui ça va raisonnablement bien si, tu veux. Ils ont pas très peur d'être au chômage, ils ne se demandent pas comment on va faire pour nourrir les gamins, ils n'ont pas renoncé à acheter de la viande parce qu'ils n'en avaient pas les moyens, ils continuent à se chauffer l'hiver. Tu vois, ce n'est pas riche avec des salaires de PDG, c'est juste des gens pour qui ça va bien en fait. Et si tu regardes, ce sont les dominants de la société actuelle : c'est des gens qui sont plutôt cadres startuper, qui ont absolument aucune crainte du chômage, qui n'ont pas l'idée de ce que c'est que de passer deux ans sans boulot et d'arriver en fin de droits. […] En fait, c'est la France qui va bien qui vote Macron, c'est la France pour qui la société actuelle est correcte quoi, elle marche, elle apporte les bonnes réponses… Je ne sais pas si l'électorat Macron est conscient du fait qu'il est la puissance dominante et opprimante de la société actuelle, mais il l'est et il vote selon ses intérêts de caste : l'intérêt de caste de tous ces gens-là, c'est que la société ne change pas puisque c'est un modèle qui, certes, détruit plein de gens, mais qui leur permet de vivre bien. Ils en sont contents. […] Ils vont arrêter de réfléchir en mode Macron au fur et à mesure qu'ils vont tomber dans la misère. C'est-à-dire que ce n'est pas les tranches hautes de cet électorat, c'est les tranches basses, toutes les petites gens pour qui ça va à peu près bien, qui votent Macron parce que c'est modéré, que quand même, on ne va pas voter Le Pen parce que c'est du fascisme et tout ça et tout ça…
État providence et l'excuse de l'explosion de la dette souveraine.
Je n'ai pas lu, dans le programme du gouvernement actuel, l'idée de faire un traitement social de la misère, c'est-à-dire l'idée de faire en sorte qu'il n'y ait plus de miséreux en France, point. La France est assez riche pour que personne ne meurt de faim et pour que personne n'ait d'angoisses, ni en matière de logement, ni en matière d'alimentation, ni en matière d'éducation, ni en matière de santé. On a les moyens financiers de ça, simplement la répartition actuelle des richesses fait que ça n'a pas lieu.
La dette vient essentiellement de l'intérêt de la dette, c'est-à-dire que la dette ne vient pas du déficit. Elle vient du fait qu'on paye des taux d'intérêt parce qu'on emprunte sur les marchés. Quand les gens de gauche disent qu'on cesse d'emprunter sur les marchés et qu'on emprunte à la banque centrale européenne, au même taux que la BNP quand elle se refinance, juste au même taux que la BNP, c'est-à-dire à peu près de peau de balle, et, tout d'un coup, le service de la dette diminue. C'est 30-40 milliards d'euros par an les intérêts de la dette. [NDLR : 42 milliards ] […] Ça fait un putain de trou, 40 milliards d'euros tous les ans, juste d'intérêts sur la dette. Qu'on paye pour rien, il n'y a aucune raison puisque le garant en dernier ressort c'est toujours la banque centrale européenne. Donc que la banque centrale européenne se porte garante de la dette de la France ou que ça se fasse via des investisseurs à qui on emprunte et qui eux vont se refinancer à la banque centrale européenne, c'est toujours le même jeu, simplement entre temps, on a nourri des intermédiaires inutiles, […] tout le système financier qui est derrière, les gens auprès de qui on emprunte et qui eux vont refinancer leur dette. L'air de rien, quand ils doivent emprunter auprès de la banque centrale, il faut qu'ils viennent avec des titres solides qu'ils apportent en garantie. Et c'est quoi les titres solides qu'ils apportent en garantie ? C'est de la dette d'État française ! C'est de la dette d'État allemande ! Donc en fait, la France emprunte à des taux d'intérêts non nuls à des banquiers, à des compagnies de bancassureurs, des investisseurs, etc. qui, eux, iront se refinancer auprès de la banque centrale européenne en empruntant à taux nul et en apportant comme garantie les titres de dettes. Donc la France va juste déposer ses titres à la banque centrale et obtenir de l'argent en échange et ça fera bien pareil. […] Les traités européens nous l'interdisent […] les traités fondateurs de la banque centrale européenne. […] Typiquement, la banque centrale européenne n'avait pas le droit de faire du ce qu'on appelle du quantitative easing, c'est-à-dire le fait d'émettre de la monnaie et ils se sont mis à le faire et à le faire en très grande masse après la crise de 2008 pour sauver le système bancaire, mais ils le font toujours en passant par l'intermédiaire des banques. Ça pourrait se faire en prêtant directement à l'État, c'est ce que fait la réserve fédérale américaine. Juste, nous nous le sommes interdit.
Extrême-gauche et attentats politiques en Europe.
Il y a eu un travail très fort pour détruire toute la sphère d'influence de l'extrême gauche. Alors, qu'on s'entende : quand je parle d'extrême gauche, je ne parle pas de Mélenchon et de son orchestre, je parle de la vraie extrême gauche, celle d'Action Directe, celle des brigades rouges, l'extrême gauche très dure. […] Typiquement, les petits bouts qui en reste, c'est les antifas, même si ceux-là sont relativement softs. […] En fait, l'intérêt qu'avait l'extrême gauche comme structure sociale, cette extrême gauche là, c'est qu'elle récupérerait les exaltés et qu'elle les politisait, elle les éduquait. Ça en faisait pas des gentils, ça en faisant pas des tendres, mais quand ces gens-là décidaient de passer à l'acte de manière violente, ils le faisaient de manière très réfléchie et ce qu'ils faisaient de plus gros comme attentat, c'était de séquestrer un PDG et de l'exécuter. Je pense au PDG de Renault, par exemple. Ils ne visaient pas la foule, ils n'essayaient pas de faire dérailler les trains et de tuer des gens et de tirer dans la foule dans un concert. Ça prenait la forme d'un attentat politique, d'un attentat disant « OK, l'ennemi c'est le grand capital donc on va abattre le grand capital, on séquestre le PDG de Renault on l'exécute ». […] Je ne dis pas que c'est bien de faire ça, je dis que c'était une façon pas si bête de récupérer toute une génération d'exaltés et de les amener à faire de la politique au lieu de faire juste de la violence. Comme tout ce milieu d'extrême gauche n'existe plus et n'est plus capable d'absorber les exaltés, c'est les djihadistes qui les récupèrent, et eux, ils ne cherchent pas à les politiser, ils ne cherchent pas à les instruire, ils ne cherchent pas à leur expliquer Marx tome 1, tome 2, tome 3, non, ils cherchent juste à les faire passer à l'acte et vite. […] Je ne trouve pas que ça soit mieux. Le modèle où on en faisait des militants extrémistes très durs et qui, en général, finissaient en prison, n'était pas forcément plus malsain. Mais, ça fait une trentaine voire une quarantaine d'années que tous les services de police en Europe ont peur des attentats d'extrême-gauche. […] Il y a un contrôle assez fort, et qui continue, de toutes les mouvances extrêmes, même des mouvances anarchistes, alors qu'il n'y a pas eu d'attentat anarchiste en France depuis plus de 100 ans. Il reste un contrôle policier très très très fort parce qu'il y a une peur. Pas tellement que l'État perde ses pouvoirs régaliens, car je ne crois pas que ces mouvances-là puissent faire 51 % à une quelconque élection que ce soit. […] Après, il se trouve qu'effectivement, typiquement les milieux anarchistes, pour ce que j'en ai lu, développent une pensée politique un peu plus structurée que celle du parti socialiste. Tu me diras c'est pas très dur.
La radicalisation aurait lieu sur Internet, fliquons Internet ?
‒ Quand t'entends les politiques dire que les gens se radicalisent sur Internet, ça te fait penser à quoi ?
‒ Ben, c'est parfaitement vrai. Les gens se radicalisent sur Internet, les gens bradent sur Internet aussi, les gens baisent sur Internet, les gens font tout sur Internet. Donc, en fait, les gens qui se radicalisent, ils se radicalisent dans le monde dans lequel ils vivent : au 19e siècle, ils se radicalisaient au bistrot, au 20e siècle, ils se radicalisaient dans des manifs, ils se radicalisaient à la télé, ils se radicalisaient en écoutant les discours des politiques et en se disant que c'était des mensonges.
Justification illogique de l'état d'urgence.
[ NDLR : L'état d'urgence, les lois sécuritaires à gogo ] c'est de la logique Shadok, ça marche super bien : s'il n'y a pas d’attentats, les politiques expliquent que c'est grâce à l'état d'urgence, donc il faut le maintenir [ NDLR : donc on ne te rendra jamais les libertés qu'on t'a sucré ]. S’il y a des attentats, les politiques expliquent que c'est parce qu'il n'y a pas assez d'état d'urgence, donc il faut le renforcer. Donc, en fait, ils ne démontrent jamais rien, ils ne démontrent jamais que c'est utile**. […] Ça relève de la croyance, c'est exactement de la logique Shadok : si tout va bien, c'est parce qu'on pompe, si ça échoue, c'est parce qu'on pompait pas assez fort et qu'il faut pomper plus donc dans le doute on continue à pomper.
De l'impossibilité d'une lutte antiterrorisme 100 % efficace.
‒ Si un jour on dit voilà c'est de votre faute, on aurait pu choper tous les terroristes d'un coup via le renseignement ?
‒ En fait on n'aurait pas pu, c'est ça le problème. […] C'est pas un problème de technique. […] Quasiment tous les terroristes qui ont agit ces derniers temps étaient fichés. Ils étaient fichés, c'est-à-dire qu'on savait très bien qu'il y avait un problème avec eux. Pourquoi ils n'étaient pas surveillés ? Pourquoi on n'a pas vu ? […] Parce qu'en fait, pour surveiller quelqu'un à plein temps, il faut, je ne sais plus, 20 ou 25 fonctionnaires de police […] Il faut un budget de malade mental.
[…]
Il y a des questions que je ne vois pas être traitées par les politiques et qui pourtant me paraissent importantes. Pourquoi quelqu'un qui a grandi en France a envie d'aller tirer dans la foule et de mourir abattu par la police ? Pourquoi ? C'est intéressant comme question. Je te rappelle que la réponse d'un précédent premier ministre qui est en train de se débattre dans l'Essonne pour savoir s'il est élu [ NDLR : Manuel Valls ] disait que chercher à comprendre, c'est déjà excuser, et pourtant c'est fondamental. Comprendre ça, c'est vachement intéressant et je ne vois pas le politique travailler là-dessus.
Quelques mots sur la loi Renseignement de 2015.
La loi Renseignement permet la surveillance ciblée, ce qui n'est pas forcément malsain en soi. Quand il y a une suspicion légitime, contre quelqu'un, d'appartenir à la pègre, de faire du blanchiment d'argent, de préparer du terrorisme, de pratiquer l'évasion fiscale, que les services de renseignement aient les moyens de mettre, légalement, sous surveillance, sur écoute, d'aller poser des micros et de faire toutes les barbouzeries qu'ils font depuis toujours, mais qu'il y ait un cadre légal dessus, je trouve ça plutôt quoi, c'est plutôt bien.
[…]
Puis, dans la loi Renseignement, il y a les critères pour faire ça et ils sont très flous et souvent, ils ne correspondent pas avec l'intérêt général. Typiquement, quand on te dit « défendre les intérêts des acteurs économiques importants pour la nation » dans le texte, je ne suis pas tout à faire certain que défendre les intérêts d'un actionnaire privé ce soit dans l'intérêt général de la France. […] [ Pour lutter contre l'espionnage industriel international ], je pense que c'est plus efficace de former les start-ups à la protection de leurs données, un peu d'éducation informatique, un peu d’hygiène en matière de sécurité informatique, ça fait toujours du bien. […] Quand tu regardes la définition légale, […] on t'explique que c'est les entreprises qui ont une importance vitale pour la nation donc ce n'est pas des start-ups, c'est Orange, c'est Thales, Total, Elf, etc.
Vie privée sur Internet.
Il y a des choses qui n'ont pas de sens. Je te donne deux exemples très bête. Tu veux utiliser un site de rencontres pour draguer. Si, sur ton profil, tu mets ton vrai âge et une photo de toi et ton vrai prénom, t'es pas tellement anonyme quoi, à part le nom de ton patron, il ne manque pas grand’chose et je te parle d'un service relativement accessoires mais déjà t'es pas tellement anonyme et, en fait, si sur ton profil tu ne mets pas ta photo, tu perds 90% des contacts potentiels, parce que les gens savent pas à qui ils parlent, ce qui est relativement logique. […] Typiquement, tu décides que tu veux être un peu protégé, mais tu utilises Twitter. Oui, mais toutes les données qu'a Twitter, il les a quand même : c'est ton compte, sur lequel t'as tweeter telle et telle chose, t'as liké telle et telle chose, t'as passé tant de temps à regarder telle pub et ils le savent, toutes ces infos-là, même si tu passes par des proxies et des machins, ils les ont. […] La vraie question est quelles informations ils collectent à ton insu, ça c'est très embêtant, typiquement le petit like Facebook que tu vois en bas de tous les articles de blogs, de tous les articles de presse, etc. Il permet à Facebook, même si tu n'as pas de compte chez eux, de savoir ce que tu as vu, quand, à quelle heure, ce que tu regarderas après et du coup de faire du profiling : il a regardé un article sur ça puis un article sur ça, donc, du coup, c'est probablement un mec blanc dans la trentaine instruit avec tel niveau de revenus. […] Ils n'ont pas besoin de t'identifier exactement parce qu'ils s'en foutent, ils veulent pas avoir ton nom, ton prénom, ton adresse, ils s'en cognent de ça. Ils voient à peu près à quelle catégorie socioprofessionnelle t'appartient du coup t'es encore un peu jeu pour qu'on te propose les couches senior et t'es un peu vieux pour qu'on te propose les bouquins pour réviser le bac. Ils ciblent très vite en termes de marketing. Ils voient bien si tu es plutôt dans les très pauvres au RSA et à galérer en fin de mois ou si tu es plutôt du genre à te dire que ça fait trois ans que t'as pas changé de BM et il faudrait que tu en achète une neuve.
Importance de la vie privée. Voir aussi Habermas.
Tu ne peux pas développer une pensée autonome si tu te crois surveiller. Quand tu te penses légitimement surveiller, tu développes une forme de paranoïa. C'est pas que tu t'auto-censure, c'est pas seulement ça. Ce n’est pas parce que je vis sous le régime Ben Ali, je ne critiquerai pas le gouvernement, je ne vais même pas en parler à ma femme, à mes gosses, à mon voisin, j'en parle à personne parce qu'il y a tellement de gens qui coopèrent avec la police en espérant grappiller un petit quelque chose, un bakchich, un passe-droit, un truc, il y a tellement de gens prêts à collaborer avec la police donc ça va se retourner contre moi, que je parle à personne. J'ai encore un peu d'idées sur j'aime pas le gouvernement, mais je ne le dis pas. Ça, c'est l'autocensure. Mais, en fait, quand tu te penses surveiller, quand tu te sais surveillé, il y a des formes de pensée que tu ne développes plus. C'est le principe de la pensée de meute : si tu vis tout le temps en groupe, tout le temps avec des gens qui te surveillent, tu es incapable de formater, de conceptualiser une idée qui soit non cohérente avec le groupe, et donc, quand tu te sens surveiller, il y a des formes de pensée que tu n'es plus capable de développer et donc tu ne peux pas avoir une pensée politique dissidente dans un système de surveillance massive. […] C'est nécessaire une pensée dissidente. […] Et si t'es pas capable de développer une pensée qui soit hors de la norme établie, alors on est plus en démocratie parce qu'en fait tu n'es plus un être libre. La vie privée, c'est-à-dire le droit de développer une pensée autonome potentiellement en désaccord avec la majorité bien pensante de la population, c'est nécessaire. C'est nécessaire parce que sinon ça veut dire qu'il n’y a plus de pensée politique, il n'y a qu'une pensée de meute. […] On stérilise l'esprit critique, […] on empêche le développement de la pensée.
Propriété des données personnelles et accord préalable à tout traitement.
Les données que j'émets sur ma vie m'appartiennent. Si j'avais une montre connectée, ce qui n'est pas mon cas, et que donc elle mesure en permanence mon rythme cardiaque, ma pression artérielle, […] tout ce que ça veut. Tout ça génère des données sur moi. Je les envoie et je les stocke chez un prestataire mais je considère que ces données m'appartiennent. Personne ne devrait y accéder pour faire quoi que ce soit sans mon accord. Un organisme public de recherche veut faire des études statistiques sur la santé et d'un côté voudrait accéder à mon dossier médical pour savoir de quoi je suis malade et de l'autre côté accèder à ces mesures en continu pour pouvoir alimenter son analyse. Pourquoi pas, mais il faut mon autorisation. […] Ces données, je dois pouvoir les reprendre, je dois pouvoir les amener ailleurs, je dois pouvoir exiger qu'elles soient effacées. On doit considérer qu'elles sont à moi et que l'entreprise qui les hébergent les hébergent en mon nom et ne peut rien en faire sans mon accord. De la même manière, Faceboo collecte des traces de toute ma navigation. Pourquoi pas. Mais, dans ce cas-là, on doit, à mon sens, considérer que Facebook est mon prestataire et héberge en mon nom mon historique de navigation et que s'ils veulent le lire pour faire du profilage publicitaire, il faut mon accord. S'ils veulent pouvoir le vendre à un tiers, il faut mon accord. Non pas de principe, mais à chaque fois qu'ils veulent le vendre et je dois pouvoir retirer cet accord et je dois pouvoir récupérer ces données, je dois pouvoir les faire effacer.
Quand ils publient des guides d'hygiène informatique, ils sont plutôt bons, quand ils font des préconisations en matière de sécurité, elles sont plutôt bonnes. […] Quand ils font du conseil au gouvernement, ils font ça bien. Quand le gouvernement a des velléités de foutre la merde dans le chiffrement, l'ANSSI rappelle, de manière assez forte, que, non, le chiffrement de bout en bout est une nécessité impérieuse en matière de sécurité pour les gens et pour les autres et pour les entreprises. […] L'ANSSI fait du bon boulot là-dessus, le gouvernement ne suit pas. Quand la note de deux-trois pages qu'a écrit l'ANSSI fuite dans la presse, c'est parce que le gouvernement ne suit pas. Je ne sais pas d'où vient la fuite, est-ce qu'elle vient de quelqu'un dans les conseillers gouvernementaux ou est-ce qu'elle vient de quelqu'un à l'ANSSI, mais quelqu'un s'est rendu compte que c'était une grosse connerie de ne pas les écouter et a fait fuiter… Mais la note était de très bonne qualité, le gouvernement reçoit les bons conseils depuis la bonne instance donc cette instance fonctionne.
Accompagner le changement des sociétés ou provoquer un changement violent.
Quand une société change, il y a un risque que les puissants ne soient plus les mêmes et donc les puissants d'avant ont envie de le rester et s'opposent aux changements et ont peur du changement et ce genre de craintes-là, ça se traduit toujours par le fait que les puissants ont peur du peuple parce qu'ils ne comprennent pas et qu'ils ont peur de perdre le pouvoir. [ Soit le changement est violent, car la société casse, comme la décapitation d'un roi ], soit le changement se fait en douceur c'est-à-dire que le monde se réforme et change sans forcément finir en guerre civile sans, forcément finir dans un bain de sang, juste le monde change et donc les structures de pouvoir s'ouvrent. Typiquement, tout le boulot qui a été fait par Etalab […], tout ce qui est notion d'open data, d'open government, de mise à disposition de plein de données publiques, où la puissance publique accepte de dévoiler ce qu'elle fait et donc où les gens ont le droit de regarder, ont le droit d'en faire des choses […] et de travailler sur de la donnée publique, ça permet plein de choses, c'est une forme de transparence où l'État dit publiquement ce qu'il fait et c'est plutôt bien […] Tu peux voir le verre à moitié vide et dire que c'est très inabouti, que c'est encore insuffisant et qu’il faudrait faire dix fois plus, dix fois mieux, oui, m'enfin c'est un vrai bon mouvement dans le bon sens et c'est plutôt bien. […] Ça, c'est plutôt du mou du mouvement de la société se réformer et du coup elle va changer sans casser. Et puis tu as des tas de rigidités. Typiquement la loi Renseignement relève des rigidités, les velléités d'empêcher le chiffrement des communications ça relève des rigidités, de l'incapacité à comprendre, mais de si tu veux que l'amendement de François Fillon en 1996 sur le paquet télécom qui disait que pour ouvrir un site web […] il faut demander une autorisation d'émettre au CSA, c'était une rigidité, c'était une peur, tout le monde se fout de ce truc-là et le trouve totalement ridicule aujourd'hui.
Dangerosité (ou non) du Big Data & l'usage qu'en font les compagnies d'assurances.
Big data, ça veut dire grosse masse de données. Est-ce que les grosses masses de données permettant de faire des calculs statistiques, c'est quelque chose d'utile ? Tous les chercheurs en sociologie te diront que oui, c'est l'évidence même. Après, ce qu'on appelle big data, c'est-à-dire le fait que des entreprises utilisent des grosses masses de données pour faire ce qui sert leurs intérêts à elle, ça peut faire quelque chose d'utile ? Bah oui, pour les entreprises en question mais pas pour toi. Je prends un exemple que j'aime beaucoup c'est l'usage du big data par les compagnies d'assurance. Le principe même, la définition de l'assurance, c'est de mutualiser le risque. C'est de dire : OK, on te couvre contre l'infarctus du myocarde et donc on couvre toute la population contre ce risque-là. Et, en fait, en moyenne, il y a X personnes sur un million qui ont un infarctus dans l'année et donc ils vont coûter cher à soigner mais comme on est 66 millions en France, ça fera que tant chacun à payer d'assurance maladie qu'on appelle sécurité sociale et du coup, le risque est très facile à mutualiser. […] Or, si tu regardes ce que cherche à faire les compagnies d'assurance avec toutes les données statistiques qu'elles peuvent collecter sur toi, c'est établir ton profil de risque pour assurer en payant très très peu cher d'assurance les gens qui présentent très peu de risques et puis faire payer très cher aux autres. C'est-à-dire en fait ne plus mutualiser. […] C'est juste idiot, c'est totalement idiot parce qu'en fait ça veut dire que tu ne mutualises plus le risque et si tu ne veux pas mutualiser le risque, tu ne t'assures pas, c'est vachement simple en fait. Puisque, si vraiment t'as aucun risque, si tu présentes un profil mettons absolument idéal sur tel jeu d’assurances, mais, même si on te propose un contrat à deux euros par mois, c'est deux euros trop cher puisqu'il n'y a pas de risque, tu ne vas pas payer deux euros pour couvrir un risque nul, c'est débile. Donc, en fait, ce n'est intelligent que si on part du principe que c'est mutualisé, qu'on couvre pour tout le monde et que c'est 3,50 € pour tout le monde et là, ça a du sens. Effectivement, toi, tu présentes très très très très très peu de risques. Si jamais, par extraordinaire, ça t'arrivait, ben tu serais couvert. Ça t'arrivera probablement pas ben t'as payé 3 euros pour rien mais toute façon, ça permet de couvrir les autres donc t'as plutôt créé une société plus douce et un peu égalitaire, un peu pas mal où on aide les gens qui n'ont pas de bol. Mais, ce que font les compagnies d'assurance en faisant ça, c'est qu'elles sont en train de se rendre inutiles. Elles sont en train de tuer la […] poule aux œufs d'or. […] C'est une vision court-termiste et parfaitement idiote de leur métier.
Qu'est-ce que réellement l'intelligence artificielle ?
Je sais que c'est le terme approprié, c'est un terme que j'accepte d'utiliser quand je discute avec des informaticiens parce qu'on est entre gens du métier. Moi, j'ai étudié ça quand j'étais à l'école : l'un de mes sujets de spécialisation, c'était les réseaux de neurones, notamment les cartes de Kohonen pour les gens que ça intéresse. Dans la discussion en vrai français de tous les jours, je refuse d'utiliser ce mot-là parce que c'est un mot qui porte plein d'a priori dans la tête des gens. En particulier ça suppose qu'on va rendre une machine intelligente, ce qui n'est pas le cas. Aucun algorithme à aucun moment n'est doté ni de volonté ni de sentiments, il n'est donc pas intelligent. […] Il n'est pas doté de conscience non plus. […] Si l'on parle d'intelligence artificielle, le jour où on en trouvera une, parce que ce n'est pas fait ça, alors il faudra réfléchir à quels sont ses droits, quels sont ses devoirs et à quel point est ce que c'est un citoyen. Mais, il se trouve que pour le moment, tout ce qu'on fabrique, c'est pas ça du tout. Ce qu’on te vend sous le nom intelligence artificielle, c'est juste un petit peu d'analyse statistique et un petit peu d'analyse structurelle. […] Bah oui, les statistiques, c'est prédictif. Si je lance une balle, tu vas la rattraper, c'est prédictif. Parce que statistiquement, 99,9999 fois sur 100, quand la balle suit telle trajectoire, elle arrive à tel endroit et tu l'as rattrape. Il se trouve qu'une fois de temps en temps, elle est déviée par quelque chose à laquelle tu as pas fait gaffe et du coup tu la rates, mais ça c'est de l'analyse statistique et prédictive. Ça peut même être de l'analyse structurelle parce qu'il se trouve que tu calcules super bien de tête, que tu as donc su évaluer la force et l'impulsion et les mouvements que j'ai donnés à la balle et t'as fait du calcul de trajectoire, tu sais que c'est une parabole et du coup tu places ta main au bon endroit. […] C'est les deux formes se soit disant intelligence artificielle que l'on a qui sont soit de l'analyse structurelle, soit de l'analyse statistique à partir de laquelle on fait des prédictions. En moyenne, les gens qui ont regardé tel et tel et tel article du catalogue Amazon ont acheté tel truc et donc Amazon, il fait des stats et il fait « OK, t'as cherché le tome 1, le tome 2 et le tome 3 d'Harry Potter, je vais te proposer le tome 4 ». Tu parles d'un bon résultat statistique quand même.
Pourquoi la prétendue intelligence artificielle nous épate tant ?
Il se trouve que l'analyse statistique fait régulièrement ressortir des choses hyper surprenantes et que toi t'es incapable de lire à l'œil nu. L'exemple relativement classique c'est on analyse tout ce que tu achètes quand tu fais tes courses, mettons t'as la carte de fidélité de la supérette en bas de chez toi, puis tu fais tes courses régulièrement. On va être capable à partir de ça de dire plein de trucs que toi, tu ne sais pas sur ta vie privée. Parce qu’on a des modèles prédictifs là-dessus. Typiquement, quand t'as pas le moral, t'as tendance à acheter tel produit plutôt que tel autre et du coup, on arrive à dire que t'es déprimé… Si ça se trouve, tu t'es même pas rendu compte consciemment que tu étais dans une petite phase de dépression. […] On arrive à détecter si t'es malade, on arrive à détecter quand les femmes sont enceintes, [où quand on va se séparer] parce qu'il y a tel ou tel comportement dans les achats qui change. Ça c'est de l'analyse statistique prédictive et c'est très surprenant parce qu'en fait ça sait des choses sur toi dont t'es même pas forcément encore conscient ou que tu n'avais pas accepté de dire ou que tu n'as pas encore émis l'hypothèse de faire. Ça ne pose pas forcément problème, ça dépend qui en fait quoi.
Les prédictions ne sont pas les faits, elles ne valent rien en matière de justice.
Imagine, toi t'as un fils, […] dans ses comportements sur Internet, on décèle rapidement qu'il va devenir juge ou journaliste ou quelque chose dans un pouvoir qui est un peu plus dur qu'aujourd'hui. Si on l'identifie comme personne à risque pour le pouvoir dès le départ, ça peut poser problème. Tu ne dois pas pouvoir reprocher aux gens une analyse statistique tu dois pouvoir reprocher aux gens ce qu'ils ont fait. […] Typiquement, tu te sépares d'avec ta copine, il se trouve que c'est plutôt mouvementé, que ça se passe pas bien, que vous engueulez vraiment beaucoup… Statistiquement, en fait, il y a un risque que ça dégénère vraiment en crime passionnel, y a un risque, mais en fait, tant que t'as pas cédé à la pulsion, ce n'est pas un crime passionnel, il n'y a pas de crime passionnel. Si tu contrôles ta pulsion ou qu'elle contrôle sa pulsion et qu'elle te plante pas le couteau qu'elle a dans la main et qu'à la place, elle plante le couteau dans la table et puis elle prend son sac et elle se barre, il n'y a pas de crime passionnel et, en fait, tant que ça n'a pas eu lieu, tu ne peux pas savoir. Les statistiques disent que la probabilité d’un crime passionnel vient de passer, pendant ce moment-là, de 0,00001 % à 35 %, c'est colossal, mais ça n'a pas eu lieu et quand bien même ça aurait atteint 99,9 %, tant que ça n'a pas eu lieu, il n'y a pas de faits à reprocher. Ça peut justifier que les voisins s'en mêlent parce que vous criez et ça devient dangereux. On appelle la police, la police vient, elle calme tout le monde, c'est relativement classique, mais il n'y a pas de motif à incarcération, y a pas crime. Et ça, c'est un problème de fond en droit : tu ne peux pas condamner les gens pour des choses qu'ils n'ont pas encore faites, c'est l'évidence même, tous les juges le savent. […] La préparation peut être un crime. Typiquement préparer un acte de terrorisme, même si on ne le réalise pas, est en soi un crime, mais tu vas pas du tout en prison avec le même quota que si tu as réellement réalisé un acte terroriste.
Peut-on encore décentraliser Internet ?
C'est une grande question parce qu'en fait, c'est une question qui est pleine de tristesse. Peut-on être encore heureux dans le monde moderne ? J'espère bien sinon il faut se pendre. Peut-on encore créer une société un peu juste malgré… tu mets tout ce que tu veux derrière, le gouvernement le grand capital, les méchants ? J'espère bien, sinon on peut se pendre. Donc oui, j'espère qu'on peut encore décentraliser Internet. La technologie le permet donc on peut encore fabriquer des bouts d'internet neutres, propres, décentralisés qu'on opère nous même.
Dangerosité de la sécurité informatique sous le manteau.
[ La NSA et la DGSE ] sont très dangereux, parce qu'ils cherchent, voire ils fabriquent des failles. […] Ça leur arrive de contribuer à des projets et de laisser exprès traîner des failles dedans. Ces failles sont un danger public pour tout le monde, ça sera exploité par des gens malveillants, par des malfaiteurs, c'est le nid de tous les ransomwares aujourd'hui [ NDLR : WannaCry utilise une veille faille trouvée par la NSA, faille que la NSA n'a pas signalé et qu'elle s'est faite voler ]. Susciter ou maintenir ces dispositifs, affaiblir la qualité de la sécurité logicielle, c'est mettre en danger tout le monde.
Conseil aux jeunes générations.
Cultivez-vous, apprenez les choses le plus possible […], militez, faites des choses, ne restez pas enfermé chez vous, vous avez toute la connaissance du monde à portée de la main. Faites ce que vous voulez, faites du pain comme mon camarade à qui il manque une patte, passionnez-vous pour n'importe quoi, mais passionnez-vous pour quelque chose. […] Faites un truc, ce que vous voulez mais un truc.
#Thinkerview