Je partage ici la traduction proposée dans le livre Celui qui pourrait changer le monde (mes notes à son sujet).
Parmi les énigmes mineures de la vie d’un Américain, il y a celle qui consiste à savoir quelle question poser aux autres dans les soirées pour en apprendre un peu plus sur eux.
« Comment allez-vous ? » relève évidemment de la simple formalité : seuls les plus tourmentés iraient vous faire une réponse honnête mentionnant autre chose que du positif.
« Que faites-vous ? » est un peu offensant. Premièrement, cette question signifie en réalité : « Quel est votre métier ? », ce qui est une manière d’insinuer que vous ne faites pas grand-chose en dehors de votre métier. Deuxièmement, cela sous-entend que le métier de quelqu’un est ce qui le caractérise de la façon la plus fondamentale. Troisièmement, cela débouche rarement sur d’autres questions utiles. Rares sont les métiers au sujet desquels vous êtes capable de dire quelque chose d’un peu pertinent, et même si c’est le cas, votre propos sera toujours légèrement agaçant ou offensant. (« Oh oui, je me suis toujours dit que j'étudierais l’histoire un jour. »)
« D'où venez-vous ? » est encore moins fructueux.
« Quelle est votre matière principale ? » (à destination des étudiants à l’université) prend une mauvaise tournure lorsque, comme trop souvent hélas, les étudiants ne sont pas particulièrement passionnés par leur matière principale.
« Quel livre avez-vous lu dernièrement ? » rend nerveux la majorité des Américains qui ne lit pas, et vous vaut au mieux le résumé improvisé et confus d’un livre choisi au hasard.
« Qu’avez-vous appris de sympa dernièrement ? » met votre interlocuteur dans l’embarras et débouche systématiquement sur quelques bafouillages, et pour finir sur une situation loin d’être sympathique.
Je propose plutôt de poser la question suivante : « À quoi avez-vous réfléchi ces derniers temps ? » Premièrement, c’est une question extrémement ouverte. La réponse peut être un livre, un film, une relation avec quelqu'un, un cours que l’on suit, un travail, un passe-temps, etc. Encore mieux, ce sera, parmi toutes ces choses, celle qui est la plus intéressante à ce moment-là. Deuxièmement, cela fait passer le message que réfléchir, et réfléchir au fait qu’on réfléchit, est une activité humaine fondamentale, ce qui a pour effet d'encourager ladite activité. Troisièmement, c’est la question à laquelle il est le plus simple de répondre, puisqu'elle vise par nature une chose à laquelle la personne interrogée a déjà pensé. Quatrièmement, elle est susceptible de déboucher sur un dialogue productif, puisque vous pouvez discuter ensemble du sujet retenu et, avec un peu de chance, faire avancer la question. Cinquièmement, il y a de fortes probabilités pour que la réponse soit originale. Contrairement aux livres et aux métiers, nos réflexions respectives semblent être d’une variété infinie. Sixièmement, cela aide à saisir l’essence d’une personne. Le métier que l’on exerce peut être contraint par les circonstances ou par les parents, mais nos réflexions nous appartiennent en propre. Je ne vois pas beaucoup de meilleures manières pour jauger rapidement quelqu'un.
« Sur quoi travaillez-vous ces temps-ci ? » peut être considérée, à cet égard, comme une question nettement inférieure, bien que similaire.
Donc, à quoi réfléchissez-vous, vous, ces temps-ci ?
Pour me la mettre mangée, je confirme que, même pour quelqu'un qui lit, la question « quel livre as-tu lu récemment ? » est déstabilisante. :D Pour faire un résumé de tout ce qui n'est pas un roman, il faut prendre en compte le niveau des connaissances de l'interlocuteur. De plus, je n'ai pas forcément envie de partager ma lecture en cours ni ma dernière, donc je dois décider si j'en parle et si c'est non, faire appel ma mémoire pour un autre livre (d'où le « résumé improvisé et confus d'un livre choisi au hasard » comme l'écrit Aaron). Etc.
Ces dernières années, j'ai tenté quelques fois de remplacer « ça va ? » par « à quoi réfléchis-tu ? » auprès de personnes que je fréquente régulièrement. Je ne partage pas l'optimiste d'Aaron sur les 3e, 4e et 5e points : la question « à quoi réfléchissez-vous ? », par son originalité, fait autant hésiter une personne lambda que « quel livre avez-vous lu ? » ; il y a une forte probabilité que la réponse soit dans une thématique éculée : emploi, sport regardé à la télé, acquisition d'une piaule / travaux en cours, lardon en approche, etc. … ; … à laquelle j'aurai rien à apporter et qui m'ennuiera.
J'ai le sentiment que c'est une question qui produit un effet uniquement quand elle est posée à un intello (exemple).
J'ajoute que je n'ai pas forcément envie de partager un questionnement en cours avec autrui, par absence d'envie d'en entendre des banalités ou de recevoir des découragements et/ou les peurs d'autrui, surtout quand mon questionnement du moment est atypique / à contre-courant, car tout le monde veut alors te remettre sur le droit chemin (LA bonne façon de penser), et te propager ses peurs ("si tu fais ça…"). Fuir ceux qui savent tout sur tout est aussi un bon motif de mutisme. Ceci dit, on peut aussi voir cela comme un moyen de détecter les personnes toxiques / limitantes, celles qui t'enfoncent ou te font stagner au lieu de t'élever.
De même, il semble exister des thématiques imposées, des lieux communs, et il est difficile d'en sortir, surtout si l'objectif est de se faire bien voir. Exemple : les sujets politiques (au sens large) sont mal vus. Pour avoir tenté d'évoquer la réforme des retraites 2019, un pour / contre les syndicats, ou mes démarches pour connaître le montant des financements de la presse française par les multinationales ricaines, je peux en témoigner. J'ai lu que c'est un moyen de préserver l'harmonie dans un groupe social, de ne pas se prendre la tête. À défaut d'apprendre à échanger, causons de banalités, en gros…
Enfin, la résignation n'est-elle pas également à l'œuvre ? L'idée que j'ai rien d'intéressant à raconter, car nous avons tous des vies standards (métro, boulot, dodo, en gros) dans lesquelles il y a uniquement les vacances et les fins de semaines qui sont parfois vaguement différentes.
Malgré ces nuances, je pense qu'Aaron est dans le vrai et je maintiens mon avis concernant l'intérêt du "bonjour ça va" auprès d'une communauté humaine connue.