Excellente causerie de Stéphane Bortzmeyer datant de juin 2016 qui essaye d'examiner dans quelle mesure les caractéristiques techniques et organisationnelles de l'Internet facilitent ou découragent l'application des Droits Humains.
J'en recommande fortement le visionnage. En prolongement, il est possible de lire le livre « L'aberration du solutionnisme technologique ».
- D'un côté, une technologie est neutre, elle peut servir à des choses positives ou négatives, et la société peut agir dessus (pour en réguler les usages, par exemple). Exemples : le feu, un couteau, etc. ;
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De l'autre, une technologie n'est pas neutre, elle a forcément un impact et des conséquences indépendamment des gens qui l'utilisent. On parle de déterministe technologique. Exemple : le choix français en matière de nucléaire civil empêche sa démocratisation (pour des raisons techniques et organisationnelles genre la sécurité). La technologie peut fermer des portes dans sa conception même. C'est l'idée que Larry Lessig développe dans son « Code is Law ». L'existence ou non d'une infrastructure routière limite un déplacement en voiture. Dans le nord des USA, certaines plages étaient uniquement accessibles via de petites routes sinueuses dans le but d'interdire, par l'infrastructure, les transports en commun dans le but inavoué d'avoir des plages réservées aux Blancs (seules personnes équipées d'une voiture à l'époque) ;
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En vrai, il faut nuancer :
- La technologie n'est pas externe à la société qui la fait naître, elle n'est pas envoyée par les Dieux. Est-ce le protestantisme a été la conséquence de l'imprimerie ou est-ce que l'imprimerie répondait à un besoin nouveau de la société dont le protestantisme fait partie ? Si elle était une demande de la société, alors l'impact avait déjà lieu avant l'invention de l'imprimerie. Et parce qu'elle n'est pas envoyée par les Dieux, on ne peut se dédouaner d'une réflexion la concernant ;
- Souvent, la technologie impose des choses, en interdit d'autres, en permet d'autres, et en facilite encore d'autres. Exemple : Internet n'est pas forcément la cause d'un renouveau obligatoire de l'exercice de la citoyenneté, mais il le permet ;
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Quelques exemples d'interactions entre l'infrastructure d'Internet et les Droits Humains :
- IP : le trafic circule en clair, ce qui permet la surveillance, mais a facilité son adoption. Contrairement à l'idée reçue d'un Internet construit par des hippies bisounours qui ne voyaient pas l'intérêt du chiffrement, celui-ci avait été discuté à l'époque, mais écarté pour des raisons de difficultés d'implémention. Évidemment, rien empêche d'ajouter du chiffrement après coup, mais c'est moins facile d'utilisation que si c'était par défaut ;
- DNS : un nom permet de la simplicité d'utilisation, de la stabilité, une identité-sémantique, mais sa structure hiérarchique facilite le filtrage, donc des atteintes potentielles à la liberté d'expression. Évidemment, il est possible d'utiliser TOR et ses onion ou GNUnet ou de changer de serveur DNS récursif… mais tout le monde ne sait pas faire ça ;
- Internationalisation : la non implémentation d'autres jeux de caractères que l'ASCII dans les protocoles Internet limitait la liberté d'expression. Évidemment, des techniques et des conventions humaines (codage des signes arabes avec des chiffres) ont été mises en place pour dépasser cela, mais ce n'était pas très accessible ;
- Une technologie permet de redistribuer les cartes par le simple fait que quelque chose d'impossible devient possible. Exemple : l'expression d'un plus grand nombre de personnes grâce à l'imprimerie puis à Internet. Internet n'impose pas la liberté d'expression, mais il réduit l'écart entre les personnes qui y ont le droit ou non : on passe d'un grand écart entre citoyen / association et ORTF à un écart plus réduit entre le site web du citoyen ou de l'association et un mastodonte comme TF1 ;
- L'IRTF, la section R&D de l'IETF, l'organisme informel auquel tout le monde peut participer et dans lequel se discutent, se créent et se publient les normes d'Internet, dispose dun groupe de travail sur les interactions entre les protocoles d'Internet et les Droits Humains (HRPC).
J'ai un peu de mal avec l'hypocrisie qui consiste à exposer qu'une arme à feu aurait une seule fonction, tuer, donc qu'il faudrait en contrôler l'usage, tout en exposant qu'un couteau aurait plusieurs usages, donc qu'il serait neutre. Le couteau a une seule fonction : trancher, transpercer ou déchirer des tissus ou des objets. On peut s'en servir pour se nourrir, pour se défendre ou pour se venger. Comme une arme à feu.
Et dans les deux cas, on peut y appliquer des considérations éthiques : ce n'est pas forcément bien de tuer un animal, même pour se nourrir. C'est pour cela que je trouve ténu le lien entre une technologie et des usages et entre ces usages et des Droits Humains qui justifieraient, ou non, d'interdire ou de contrôler la technologie. Exemple : les personnes qui exposent qu'Internet c'est mal parce que tout le monde peut s'y exprimer. Non, Internet le permet, mais ne l'impose pas. L'aspect maléfique relève de leur perception alors que la société a déjà décidé que la liberté d'expression est une bonne chose en 1789 puis en 1948 et revenir sur cette liberté ne ferait pas disparaître Internet.