Un livre qui cause de l'inconscience technologique (on va résoudre tooooous nos problèmes avec la technologie genre un pad, un wiki, un réseau social !), du réductionnisme que constitue une analyse chiffrée de tout, du paternalisme numérique, mais pas que, qui nous empêche de comprendre le monde et d'interagir avec lui, de la ludification de tout dans l'optique de faire participer le citoyen que l'on dénude de tout sens civique, de nos comportements de rats de laboratoires qui réagissons uniquement à des impulsions constamment renouvelées émises par nos joujous numériques, etc.
Si je devais résumer ce livre en quatre phrases :
- « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme » ;
- Il ne suffit pas d'acheter sa nourriture à Biocoop pour résoudre les problèmes de la paysannerie et de la production alimentaire, il faut déconstruire les processus et les structures cachés derrière la jolie façade du supermarché, quel qui soit ;
- L'inefficacité nous protège de l'inhumanité du taylorisme et des marchés financiers (entre autres) ;
- La technologie ne devrait pas apporter de réponses fermes, mais plutôt de nouvelles questions, de nouveaux débats, de nouvelles délibérations.
Bien que ce livre soit pompeux, que son auteur soit excessivement agressif dans la manière de présenter les théories et les auteurs qu'il va tenter de déconstruire, il est rigoureux et sourcé, donc j'en recommande vivement la lecture, notamment aux personnes qui pensent qu'un outil numérique (Wikipedia, Internet, le fact-checking, etc.) peut, en lui-même, en dehors d'une analyse plus poussée, résoudre un problème complexe. Comme ceux qui pensent que l'on peut remplacer les agents de la DGCCRF par une FAQ sur le net : un moteur de recherche ne sait pas analyser une situation et y appliquer des compétences juridiques, il sert uniquement à pointer de l'information. Ce n'est pas le même service. Comme ceux qui pensent traiter les problèmes de solitude, de rejet, de manque de confiance en soi dans les relations amoureuses en vendant des poupées gonflables hyper giga mega réalistes. Ce n'est pas du tout la même chose (sans compter la réduction amour = sexe).
Mes notes ci-dessous.
Généralités :
Je pense que l'auteur se trompe sur plusieurs points :
- Je pense que le besoin de réparer les choses (politique, éducation, culture, transmission du savoir, etc.) est induit par le côté encapacitant d'Internet, de sa structure qui incite à être actif, au faible coût pour intervenir sur le réseau. Ainsi, contrairement à l'auteur, je ne pense pas qu'une culture "je veux réparer le monde" constitue du webcentrisme.
- L'auteur nous explique que les webcentristes sont des imbéciles, car ils ne voient pas la fin de leur invention. Il prétend que si l'on retournait dans le passé, qu'on informait les bidouilleurs de radios que leur techno sera supplantée, ils réagiraient forcément en mettant fin à leur invention, pas en voulant imposer à tout prix leur invention, comme ce que l'on fait aujourd'hui avec Internet. Je réponds que c'est impossible : Internet et ses caractéristiques leur seraient inconcevables. Nous passerions pour des fous et ils ignoreraient complètement notre tentative de les informer.
- L'auteur confond parfois les usages qu'Internet peut avoir (casino, La Poste, supermarché, etc.) et ses propriétés (acentré, favorisant l'horizontalité, etc.).
- L'auteur confond parfois le fait que nous nous engouffrions dans des pratiques technocratiques au motif que c'est nouveau, avec l'envie de tenter des choses. C'est ainsi le cas quand il évoque le parti pirate et sa volonté de faire de la politique autrement.
- Pour nous faire constater la folie actuelle, l'auteur nous expose qu'il n'y a pas si longtemps encore, l'innovateur était considéré comme un tricheur, comme un hérétique. Je réponds que c'est la conséquence d'un contexte religieux pesant, pas d'une prise de conscience morale des sociétés passées.
- L'auteur se contredit parfois, notamment quand il expose qu'on ne devrait pas réclamer la transparence pour la transparence, avant de le faire lui-même à propos des algorithmes Facebook qui devraient être connus de tous compte tenu de leur impact sur nos vies, ou quand il expose qu'une démocratie autre que représentative ne peut pas fonctionner car les citoyens ne sont pas omniscients, ils ont autre chose à faire… parce que les politiciens sont plus omniscients, peut-être ?
Divers :
- L'auteur confond solutionnisme et avis divergeant. Tout dépend de ce que l'on cherche à obtenir. Exemple : en ce qui me concerne, Yelp (une agglomération de l'avis des foules sur des restaurants) convient beaucoup plus à mes désirs qu'un guide gastronomique. Simplement, car je n'aime pas manger raffiné, je me moque de manger, je mange par nécessité. Suis-je solutionnisme pour autant ?
- Problème de la démocratie liquide : comment, sur quels critères expertiser l'expert à qui l'on délègue tel ou tel sujet ? Où les trouver ? Celui qui gueule plus fort ? Celui qui est dans la même caste que la mienne ?
- Automated Insight & Narrative Science pondent des articles de presse automatiques. L'auteur prédit que, bientôt, nous allons avoir des articles personnalisés selon les centres d'intérêt de chacun grâce au pistage. Ainsi, on renie toute volonté de changement, de s'ouvrir d'un citoyen.
- Le numérique est-il vraiment synonyme de désintermédiation ? On passe d'un réseau de pair voire d'une agence matrimoniale à Meetic. On a ajouté un intermédiaire. On passe certes d'un éditeur+libraire+diffuseur à Amazon+opérateur réseau. On a concentré des fonctions, des rôles dans un même acteur. Sans compter tous les intermédiaires numériques (FAI, hébergeurs, fournisseurs de services)… Pour aller à la librairie, j'utilise une route financée par mes impôts.
- Il existe des systèmes d'exclusion brutale (que l'on nomme « stratégie du videur ») ou une ambiance d'exclusion (exemple : un restaurant qui choisi sa clientèle par le prix, l'obligation de réserver, l'exigence d'une certaine tenue vestimentaire, des menus raffinés qui dissuadent les gens humbles, etc.). L'auteur cite par exemple les plages américaines réservées à telle ou telle communauté sur lesquelles il n'est quand même pas interdit de tenter de s'intégrer, alors que la stratégie du videur, préventive, ne donne aucun espoir. La stratégie du videur donne plus de contrôle à l'entité qui l'emploie. Dans le monde numérique, le videur a besoin de plus de données sur nous afin de mener à bien son tri.
- L'auteur expose que le Printemps Arabes a été amoindri par l'horizontalité des militants utilisant Internet, car, quand il a fallut se structurer pour entrer dans le processus d'élection, vlam, le mouvement s'est heurté à son incompétence en la matière et a donc perdu face à des partis déjà très bien structurés pour ce type de combat. Mon avis est qu'il est très réducteur de penser qu'Internet a eu un impact décisif sur le Printemps Arabe, qui était avant tout un ensemble de révolutions conduites par des gens AFK motivés.