La présidente d'une cour d'appel française estime que la moitié des dossiers d'étrangers (qui sont, pour partie, des étudiants et des travailleurs, hein) ne vaut rien. Elle préfère privilégier d'autres dossiers. Le Conseil d'État, sa tutelle, voit rien à y redire. N'allons pas trop vite et réfléchissons.
D'abord, je constate que le raisonnement est circulaire : afin de s'assurer qu'une requête est infondée, il faut l'examiner. C'est parce que sa cour les a examinés qu'elle peut affirmer que la moitié des dossiers étaient « parfaitement jugés » en première instance. Il fallait donc les examiner pour s'en assurer. La cour n'a donc pas perdu son temps, elle a fait ce qui est l'essence de son boulot.
Ensuite, je lis que cette présidente a dit que « ces appels arrivent sans aucune valeur ajoutée, ce qui nous permet d’en juger la moitié par ordonnance, comme étant manifestement non fondés ». Autrement dit, l'appel n'est pas motivé, il ne justifie rien, aucun fait nouveau est présenté. Ce n'est pas nécessaire puisque le tribunal de première instance peut avoir mal compris / interprété / jugé un dossier. En tant qu'informaticien, je reçois les demandes de recours gracieux envoyées à l'adresse email « ne-pas-repondre@ » de l'organisation pour laquelle je travaille. J'y lis des choses comme "dans votre refus, vous dites que je n'ai pas les compétences requises alors que je les ai". Argumente ? "Je suis sérieux, attentif, respectueux des consignes et soigné". Aaaaah, c'est donc pour montrer tes qualités que t'as répondu à un email dont l'adresse d'expédition est « ne-pas-repondre@ » et qui expose clairement et en gras la voie de recours à utiliser ?! Je peux comprendre l'agacement de cette présidente de cour d'appel. Plein d'éléments objectifs peuvent rendre une plainte caduque : absence d'arguments (exemple ci-dessus), absence de point de droit précis, écrits vagues et généraux, non respect du formalisme prévu par la loi (exemple ci-dessus), etc., ce qui amènera la cour d'appel à confirmer mécaniquement le jugement de première instance.
Ensuite, je trouve très contestable de hiérarchiser les dossiers, car cela constitue une justice à plusieurs vitesses dans laquelle des thématiques voire des personnes valent mieux que d'autres. C'est comme dire qu'on va privilégier d'autres dossiers que les délits financiers (fraude fiscale, corruption, etc.).
Enfin, je crois constater que la négation du droit de faire appel d'une décision judiciaire se généralise. Je pense par exemple à la loi Macron de 2015 qui rend obligatoire un avocat ou un défenseur syndical pour faire appel aux Prud'hommes, ce qui empêche les travailleurs pauvres ou de la classe moyenne de faire appel (tous les avocats n'acceptent pas l'aide juridictionnelle, elle est très dégressive donc elle ne couvre pas tout, les avocats qui l'acceptent sont souvent débordés donc la qualité du travail n'est pas garanti, etc.) d'une décision pourtant rendue par des non-magistrats (un point de vue plus juridique serait complémentaire).
« Un boulet. » Ainsi a qualifié, le 15 octobre, la présidente de la cour administrative d’appel de Nancy les recours formés par les étrangers. Des propos assez surprenants, rapportés par « L’Est républicain », qui ont enflammé les syndicats. « Sur 3 800 requêtes à la cour, il y a 2 500 contentieux d’étrangers, dont la moitié ne vaut rien », a également asséné la présidente. Aussi a-t-elle décidé, « faute de moyens, de ne pas privilégier » ces affaires. Cela lui est même « égal » de les « stocker ».
La présidente reconnaît cependant que « le droit d’appel est garanti, on ne peut rien y faire ». Trop aimable ! Interrogé, le Conseil d’Etat, tutelle de la cour administrative d’appel, n’a rien trouvé à redire à ces déclarations tonitruantes et s’est contenté de reprendre les chiffres évoqués.
Une loi, peut-être, afin d’empêcher les sans-papiers d’ennuyer les juges avec leurs appels « infondés » ?
Dans le Canard enchaîné du 23 octobre 2019.