J'ai reçu un mail générique (pas ciblé, probablement envoyé à d'autres personnes) de la part d'un sénateur, en réponse à mes mails sur le projet de loi de protection de la Nation (constitutionnalisation de l'état d'urgence et de la déchéance de nationalité), désormais abandonné et sur le projet de loi de réforme pénale ( voir
http://shaarli.guiguishow.info/?_W8BUw ).
Voici le contenu de ce mail (j'ai reproduis la mise en gras, elle n'est pas de mon fait) :
« Monsieur,
Par plusieurs courriels reçus au cours du mois de mars, vous m’avez interpellé sur la réforme constitutionnelle intitulée projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, plus particulièrement vous m’avez fait part de votre opposition. Je vous en remercie.
J’ai pris bonne note de vos préoccupations et de vos arguments. Comme vous le savez, ce texte a été abandonné le 30 mars dernier face à l’impossibilité de trouver un accord entre les deux chambres qui composent notre Parlement.
Face au terrorisme qui menace la France et toute l’Europe, nous devons, d’une part, nous montrer *déterminés et pragmatiques afin de renforcer notre protection*, et, d’autre part, ne jamais renier les valeurs de la démocratie. Il nous appartient de trouver des mesures équilibrées répondant aux nouveaux enjeux de notre temps sans méconnaître nos lois fondamentales que sont la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen et la Convention européenne des droits de l’Homme.
Bien évidemment, la France ne peut rester dans un état d’urgence permanent. Aussi, nous venons d’examiner au Sénat le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale. Ce texte important permet de tenir compte des *évolutions liées au développement du numérique* (lutte contre la cybercriminalité) mais aussi de *l’internationalisation du crime organisé* et de ses liens avec le terrorisme (renforcement de la législation sur les armes, de Tracfin, dispositions plus sévères sur le blanchiment) tout en *renforçant les garanties apportées au justiciable* (encadrement des IMSI catchers, des écoutes téléphoniques, mise en place du contradictoire, protection des témoins).
Ce projet de loi, qui améliore donc les *moyens des forces de l’ordre et de la justice*, a été discuté lors d’échanges constructifs au Sénat. Certaines mesures ont été renforcées dans le bon sens, rééquilibrées, répondant ainsi au mieux aux articles de la Convention européenne des droits de l’homme, que sont l’article 3 qui exclut les « peines ou traitements inhumains », l’article 5 qui vise le « droit à la liberté et à la sûreté », l’article 8 qui garantit le « droit au respect de la vie privée » et enfin l’article 6 qui assure le « droit à un procès équitable ».
Nous déplorons toutefois que la droite sénatoriale ait ajouté des infractions nouvelles inutiles et inapplicables par pur souci d’affichage, telles que la consultation de sites Internet terroristes.
Comme je l’ai indiqué en séance publique le 5 avril dernier, « *il faut donner à nos forces de l’ordre et à la justice les moyens de lutter contre le terrorisme. Ces moyens doivent l’être dans le respect de notre état de droit* ».
Je vous prie de croire, Monsieur, en l’expression de mes sentiments les meilleurs. »
Et voici ma réponse :
« Monsieur le sénateur,
Je vous remercie de votre réponse. Je souhaite prolonger notre échange sur ces thématiques.
*Sur le projet de réforme constitutionnelle, je déplore vos votes* : vous avez voté contre les amendements de suppression de l'article 1, vous avez voté pour les précisions de l'article 2 et vous avez voté pour l'ensemble du texte. Heureusement que ce texte a été abandonné ! *Constitutionnaliser l'état d'urgence c'est-à-dire une exception à l'état de droit durant laquelle de nombreuses dérives ont été enregistrées et de nombreuses actions disproportionnées ont été conduites*... *Constitutionnaliser la déchéance de nationalité, mesure médiatique discriminante*... Les bras m'en tombent.
Jeudi 14 avril, lors de son intervention télévisée, le Président a confirmé ce qui était une évidence depuis l'annonce de cette réforme : *l'émotion a gagné la classe politique suite aux attentats de novembre*, il n'y avait pas d'opposition visible au Congrès, si le texte avait été soumis au Parlement à ce moment-là, il aurait été voté. Le Président voulait des mesures fortes et symboliques. Les mesures fortes, ça a été l'état d'urgence, *la mesure symbolique, ça a été la déchéance* pour favoriser l'unité nationale et éviter une guerre civile.
*Je retiens deux choses de cet épisode : la certitude qu'il ne faut jamais légiférer dans l'urgence et l'inconscience de la classe politique dans son ensemble.*
Quand vous m'écrivez « Bien évidemment, la France ne peut rester dans un état d’urgence permanent. Aussi, nous venons d’examiner au Sénat le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé [...] », d'une part, *je constate l'écart entre vos propos et vos actes* puisque vous avez voté la prolongation de l'état d'urgence de février dernier alors que, *d'après le pré-rapport de la Commission de suivi de l’état d’urgence*, cette prolongation a permis *la découverte de seulement 2 infractions* ! *D'autre part, si vous participez à faire entrer des mesures-chocs dignes de l'état d'urgence dans la loi ordinaire*, alors oui, l'état d'urgence est inutile et pourra être levé afin de constituer un symbole médiatique mais le mal engendré sera terrible et durable. Et c'est précisément ce qui se passe avec le *projet de loi de lutte contre la criminalité qui inscrit des mesures-chocs dignes de l'état d'urgence dans la loi* !
Je souhaite *revenir sur plusieurs des points du projet de loi de lutte contre la criminalité que vous évoquez* :
* *Lutte contre le blanchiment* : on va lutter contre le blanchiment en posant des montants maximums et autre sur les cartes prépayées (article 13) ? Ce n'est pas sérieux. Je caricature mais *l'impuissance de l'État et des parlementaires* (cas Société Générale) *en matière de finance est bien démontrée dans les Panama Papers* (cas du blanchiment présumé de l'argent de Khadem al-Qubaisi qui viendrait d'une affaire de corruption par la banque Edmond de Rothschild). Ce texte de loi ne propose aucune nouvelle mesure forte.
* Protection des témoins : quid de l'affaiblissement du contrôle que la défense doit pouvoir opérer sur les témoignages de l'accusation induit par ces dispositions ? Aucune discution à ce sujet.
* *Les IMSI catchers ne sont pas encadrés, c'est au contraire un élargissement* de leur usage : 1) ils *deviennent utilisables par les magistrats du Parquet* (qui n'ont pas le statut d'indépendance vis-à-vis de l'exécutif) *en plus des services de renseignement*. C'est un élargissement de la loi Renseigment de mi-2015 ; 2) *Le contenu des correspondances pourra être capturé, ce que ne permet pas la loi sur le Renseignement* de mi-2015 ; On est toujours dans la *capture massive des communications d'une zone géographique donnée*.
Enfin, *au-delà des aspects plutôt vertueux que vous évoquez, ce projet de loi comporte de nombreuses dispositions qui portent attentes à nos libertés* :
* *Retenue administrative préventive pour un contrôle d'identité* en dehors du cadre plus contraignant de la garde à vue *fondée sur des soupçons d'activités terroristes* ;
* *Fouille administrative préventive des véhicules et des sacs/bagages pour des soupçons* d'activités terroristes. *On est suspect dès lors que l'on circule dans une zone géographique préalablement délimitée* par un Magistrat. C'est disproportionné ;
* *Caméras mobiles individuelles pour les forces de police et de gendarmerie : le citoyen ne peut pas demander leur activation* et il n'est pas dit dans le texte que la CNIL pourra exercer un contrôle a posteriori comme elle peut le faire avec les fichiers policiers ;
* *Perquisitions administratives de nuit des habitations*. Les critères qui fondent le motif "en cas d'impossibilité de procéder à ces perquisitions de jour" ne sont pas précisés ce qui annule cette garantie de sûreté (au sens de protection du citoyen contre l'État voulut par la Déclaration des Droits de l'Homme) ;
* *Des techniques de renseignement* (sonorisation de véhicules/habitations, captations de données informations) *deviendront utilisables par les Magistrats du Parquet qui ne bénéficient pas d'un statut d'indépendance vis-à-vis de l'exécutif. La condamnation de Bernard Squarcini dans l'affaire des fadettes du Monde, les écoutes clandestines présumées* de Thierry Solère et celles des policiers chargés de l'enquête sur le cercle de jeux Wagram *devraient nous faire réfléchir sur les dégâts que cette nouvelle disposition pourrait entraîner par collusion entre exécutif et judiciaire*...
* *Captation des mails archivés* (article 1 bis) : *régime de saisie administrative qui ne dit pas son nom* destiné à pallier la décision négative rendue par le Conseil constitutionnel sur des copies de mails effectuées illégalement durant l'état d'urgence. *Le texte ne précise ni la durée de conservation des mails collectés, ni la destruction de ce qui ne concerne pas l'enquête, ni l'usage (la finalité) qui sera fait des données collectées*. On est bien loin de l'esprit de la loi 78-17 du 6 janvier 1978...
* *Alourdissement des peines pour les fournisseurs de moyens de cryptologie* qui refuseraient de communiquer les données chiffrées et les clés de chiffrement. Le chiffrement n'a pas été utilisé dans les attentats de novembre* ! On *impacte ici la vie privée de tous les citoyen-ne-s, on porte atteinte à la garantie de sûreté* prévue par la Déclaration des Droits de l'Homme et *on expose la vie privée des citoyen-ne-s français-e-s aux mafias qui pourront utiliser, à leur seul profit, les mesures de contournement du chiffrement demandées par l'État aux fournisseurs de moyens de cryptologie* ! *Avec cette disposition, le gouvernement et les parlementaires se positionnent contre les citoyen-ne-s français-e-s* !
* Au-delà de l'apparition d'une sanction pour la consultation habituelle de sites internet faisant l'apologie du terrorisme que vous évoquez, *le même article 4 sexies prévoit de punir l'entrave au blocage administratif* de ces mêmes sites. *Le blocage administratif, c'est de la censure par la Police, c'est fermer les yeux sur des problèmes réels sans aider les victimes* ! Cette disposition fait courir un *risque juridique sur des fournisseurs de services (personnes morales ou physiques) parfaitement légitimes qui proposent du contournement de la censure des pays autoritaires/dictatoriaux ou des services de communication, par exemple, et qui pourraient voir leur service détourné*. C'est une atteinte à la liberté d'entreprendre.
* Article 4 septies A : interdiction du territoire à une personne étrangère pour des activités terroristes... dont l'apologie...
*Malheureusement, le Parlement ne s'est pas saisi de ce projet de loi* et nous sommes à l'étape de la CMP. *Ces dispositions attentatoires aux libertés vont entrer dans notre corpus législatif... Et je retiendrai que, là encore, vous avez voté en faveur de ces dispositions.*
*Vous évoquez le clivage droite/gauche. Sachez que je m'en moque éperdument ! Ce qui compte pour moi, c'est le résultat* : quelles dispositions vont entrer dans notre corpus législatif ? Quels dégâts pourraient-elles engendrer ? Quels bienfaits apportent-elles ? Peu importe que ce soit la droite, la gauche, le centre, un non-inscrit qui propose cela !
*Par ailleurs, en terme de textes liberticides/sécuritaires soumis au Parlement, la gauche est bien placée* : loi de programmation militaire de 2013, loi Cazeneuve de lutte contre le terrorisme de 2014, lois sur le Renseignement et sur la Surveillance Internationale de 2015, état d'urgence et prolongations en 2015/2016, protection de la Nation en 2015/2016.
Pour conclure, sachez que je vous contacterai à nouveau très prochainement pour évoquer avec vous le projet de loi pour une République numérique qui sera examiné en séance plénière à la fin de ce mois.
Cordialement. »
J'ai bien conscience que ça ne sera pas lu et concernant la liste quasi-complète de mes griefs contre le projet de loi de réforme pénale, c'est pour illustrer que le nombre de dispositions plutôt négatives voire très négatives dépassent le nombre de mesures plutôt positives.