Les décisions de justice sont publiques après anonymisation (sauf réserves : huis-clos, divorce, adoption, succession et autres affaires de famille) . Depuis 2020, il y a même une démarche française de publication systèmatique.
En revanche, les documents produits par les parties prenantes d'un procès ne sont pas publics. Une partie peut choisir de publier les siens, comme le font les Exégètes Amateurs, mais pas ceux de la partie opposée.
Les documents produits par une administration (ou à sa demande) sont communicables au public sauf réserves (en cours d'élaboration, secret défense, secret fiscal, etc.). Voir mes notes.
Lors d'un contentieux administratif portant sur un arrêté ou un décret ou une décision publique, un ministère mobilise ses juristes internes pour rédiger sa défense. Ces documents sont-ils publics ?
Fin 2017, je m'interrogeais sur les écrits en défense opposés aux Exégètes Amateurs par les ministères. Je trouvais pédagogique, instructif et formateur de prendre connaissance également des écritures des ministères qui défendaient les décrets attaqués par les Exégètes. Cela permettait d'avoir une vision complète sur les dossiers, de lire les arguments des ministères, puis de constater ceux que les Exégètes ont laissé de côté, comment ils ont interprété les autres et y ont répondu, comment on argumente / contre-argumente, comprendre une procédure, etc.
À l'époque, je m'en suis épanché sur IRC auprès de Benjamin Bayart en sa qualité de membre des Exégètes. J'étais persuadé d'avoir vu passer, dans la loi pour une République numérique, des dispositions légales allant dans le sens de la publication des écritures juridiques des administrations, et j'exposais tout cela. Évidemment, je n'ai pas gardé trace de cette causerie, et je ne retrouve plus ladite disposition. Les Exégètes battaient déjà de l'aile (je l'ignorais alors), donc mon idée ne l'intéresse pas plus que cela.
En 2019, je découvre que l'idée a fait son chemin. Et comme je juge Benjamin plus compétent et plus en relation avec des juristes que moi, je me désintéresse du sujet.
Fin 2022, cela me revient en tête. Je ne trouve pas de retour d'expérience des Exégètes, et ils ne publient toujours pas les écritures des ministères. Mais peut-être n'ont-ils pas eu le temps ou l'envie ? Je décide de me repencher sur le sujet.
Première étape : la page du site web de la CADA dédiée aux documents à caractère juridictionnel. « Ne sont pas considérés comme des documents administratifs, les documents élaborés directement par les juridictions ou pour l’exercice de la justice : […] les pièces établies pour les besoins d’une procédure : dossier d’instruction , commissions rogatoires , procès-verbaux d’audition , rapports d’expertise , mémoires et observations des parties , conclusions du commissaire du gouvernement ou rapporteur public ; ».
Pour moi, ce n'était pas clair : un ministère n'est pas une juridiction et il n'exerce pas la justice.
Quand on est dans le flou, on peut chercher dans les avis rendus par la CADA. Je trouve deux avis que je comprends : le numéro 20183325 et le numéro 20181411.
Le deuxième est limpide : « La commission souligne qu’il en va de même des documents qui, bien qu'élaborés par des autorités administratives, ne sont pas détachables d'une procédure juridictionnelle tels que les mémoires en défense d'une administration (CE, 28 avril 1993, n° 117480) ou encore les rapports, notes et études destinés à la rédaction de ces mémoires (CE, 12 octobre 1994, n° 123584). »
Mais je doute toujours :
Le 29 novembre 2022, j'envoie un courrier au ministère de l'Intérieur afin d'obtenir une copie des mémoires en réplique / défense qu'il a produit dans des contentieux administratifs l'opposant aux Exégètes.
J'y expose trois arguments :
En somme, j'en appelle à une mise en balance des droits : intérêt pédagogique et contrôle de l'action publique versus préparation sereine d'un jugement et vie privée. Mais, comme nous allons le voir, ce n'est pas le sujet.
Dans sa réponse du 15 décembre 2022, le ministère de l'Intérieur m'expose qu'un mémoire en défense produit par une administration n'est pas un document administratif. Je ne peux donc pas me prévaloir des dispositions du CRPA pour en obtenir une copie.
La jurisprudence bien fournie communiquée à l'appui de la réponse permet de s'assurer de sa véracité.
Dans ses conclusions pour préparer l'arrêt numéro 401933 du Conseil d'État (boss final de l'ordre administratif français), la rapporteure publique rappelle la jurisprudence en vigueur : « Si la demande est fondée sur la loi du 17 juillet 1978, alors le juge administratif est toujours compétent pour en connaître, quand bien même le document ne relève pas, en vérité, du champ d’application de cette loi et que la communication doit être refusée sur son fondement. […] la summa divisio entre documents administratifs et judiciaires repose sur un critère fonctionnel, ce qui explique que des documents émanant d’une juridiction puissent être qualifiés d’administratifs 5 et que des documents n’en émanant pas puisse revêtir ce caractère. Or la qualification de document relatif à la fonction juridictionnelle est acquise dans trois séries de configurations. D’abord, pour les documents procédant directement de la fonction de juger, à savoir les jugements, décisions, arrêts et ordonnances rendues par les juridictions […] Ensuite, pour les documents de travail internes aux juridictions, qui servent donc de support ou de cadre à la fonction de juger (pour une brochure sur l’indemnisation du préjudice corporel […] ; pour des fiches de connexité […] Enfin, pour les documents élaborés par des autorités non juridictionnelles, dès lors qu’ils sont indissociables d’une procédure juridictionnelle ([…] des pièces jointes au mémoire de l’administration ; […] pour le rapport établi par un préfet en vue de la présentation d’un mémoire en défense […]) ».
Il est évident que les mémoires en défense sont indissociables d'une procédure juridictionnelle. Jamais un ministère ne produira spontanément de tels documents, ça n'aurait pas de sens. Ils sont produits parce qu'une procédure juridictionnelle les y contraint. L'existence de ladite procédure précède la production du mémoire.
Peu importe que la demande dont était saisi le Conseil d'État porte sur la communication d'une plainte (et de ses pièces jointes) par le procureur. Certes, ce n'est pas exactement la même problématique que la mienne, mais le rappel de la jurisprudence en vigueur rédigé par la rapporteure est pertinent et dissocié de ce contexte.
Ce faisant, ma demande de communication basée sur le CRPA est infondée (puisque le CRPA s'occupe uniquement des documents administratifs). Mais allons au-delà, examinons mes arguments ci-dessus.
Dans son avis numéro 20174486, la CADA statue qu'un mémoire en défense et un en réplique ne sont pas des documents administratifs. Pourtant, la procédure judiciaire portait sur des arrêtés ministériels (pas sur des décisions individuelles, donc), et les requérantes étaient des associations de loi 1901 (pas d'atteinte à la vie privée, donc). Le jugement était définitif au moment de la demande de communication (jugement rendu le 16/12/2016, saisine CADA en septembre 2017).
Idem dans son avis numéro 20200560.
Ainsi, mes arguments (absence d'atteinte à la vie privée et à une procédure judiciaire en cours) ont déjà été examinés et sont sans effet. Encore une fois, c'est normal : si les documents ne sont pas administratifs, alors réfuter des dérogations applicables à la communication de documents administratifs est hors sujet.
Deux points demeurent.
Pourquoi n'avais-je pas trouvé ces avis de la CADA que le ministère a dégainé ? Car j'ai cherché uniquement depuis le moteur de recherche du site web de la CADA. Le site web cada.data.gouv.fr diffuse des avis que le site web de la CADA ne diffuse pas (explication ici).
Si tous les documents à caractère juridictionnel (y compris une correspondance visant à préparer un mémoire) ne sont pas communicables, pourquoi l'article L311-5 du CRPA dispose que la communication de documents administratifs portant atteinte à une procédure engagée devant une juridiction est interdite ? Quel est l'intérêt de cette disposition ? J'imagine qu'il existe des cas que je ne perçois pas. La CADA semble donner un exemple de documents qui ne sont pas communicables à ce titre : « ils déclenchent une procédure » (comme un signalement au procureur ou comme « les documents élaborés par les conseils généraux à destination d’un juge dans le cadre de la protection de l’enfance » ?).
Remarquons un truc drôle : dans ses avis numéros 20200560 et 20201331, la CADA relate que l'administration impliquée avait bien communiqué, au requérant, les mémoires en défense qu'il demandait. Cela n'a pas fait fléchir la CADA pour autant.
Lesdites administrations ont fauté (cf. ci-dessus), donc il n'est pas possible d'en dégager un principe général, de s'en prévaloir pour obtenir la communication de documents non communicables (au sens du CRPA). De plus, dans l'un des cas, le demandeur est également impliqué dans la procédure judiciaire, ce qui peut expliquer la dérogation appliquée par l'administration (le demandeur avait déjà eu connaissance du document durant la procédure).
Malgré la formulation, je l'ai adressé à la PRADA désignée par le ministère de l'Intérieur (PRADA = Personne Responsables de l’Accès aux Documents Administratifs).
Objet : demande de communication de documents (loi 78-753)
Monsieur le Ministre,
Je vous demande de me communiquer une copie des documents suivants :
- Mémoire en défense du 28 septembre 2015 du ministère de l’Intérieur transmis au Conseil d’État pour les besoins de la procédure numéro 389140, cf. https ://s.42l.fr/389140 (il s’agit d’un lien court vers la décision du Conseil d’État) ;
- Mémoire en défense du 18 août 2017 du ministère de l’Intérieur transmis au Conseil d’État dans le cadre de la procédure numéro 404996 (sous-procédure 406347), cf. https ://s.42l.fr/404996 ;
- Mémoire en défense de janvier 2018 du ministère de l’Intérieur transmis au Conseil d’État pour les besoins de la procédure numéro 406083, cf. https ://s.42l.fr/406083 ;
- Mémoire en défense de mars-mai 2017 du ministère de l’Intérieur transmis au Conseil d’État dans le cadre de la procédure numéro 405792, cf. https ://s.42l.fr/405792.
Pour votre totale information :
- Dans ces procédures, les requérantes étaient des associations de loi 1901. Elles demandaient l’abrogation de décrets gouvernementaux et d’une décision du ministre de l’Intérieur. Les décisions contestées ne sont donc pas des décisions individuelles, et les requérantes ne sont pas des personnes physiques, donc ma demande ne porte pas atteinte à la vie privée de personnes physiques ;
- Les décisions du Conseil d’État intervenues suite aux procédures pour lesquelles ces mémoires ont été produits sont devenues définitives depuis plusieurs années, donc ma demande ne porte pas atteinte à une procédure engagée devant une juridiction ;
- Dans ces procédures devant le Conseil d’État, juridiction suprême de l’ordre administratif, le ministère de l’Intérieur, en tant qu’administration centrale, était la partie défenderesse, et a produit lesdits mémoires dans le cadre de ses missions.
Conformément à l’article L311-9, 3° du CRPA, je vous demande de m’adresser ces documents par courrier électronique à l’adresse <CENSURE>.
Je demeure à votre entière disposition pour toute précision complémentaire nécessaire à l’instruction de la présente.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de ma très haute considération.
L'emphase est d'origine.
Monsieur,
Par un courrier reçu le 1er décembre 2022, vous avez sollicité la communication des documents suivants:
- le mémoire en défense produit le 28 septembre 2015 par le ministère de l’intérieur devant le Conseil d’État dans l’affaire n° 389140;
- le mémoire en défense produit le 18 août 2017 par le ministère de l’intérieur devant le Conseil d’Etat dans l’affaire n° 404996;
- le mémoire en défense produit en janvier 2018 par le ministère de l’intérieur devant le Conseil d’Etat dans l’affaire n° 406083;
- le mémoire en défense produit en mars-mai 2017 par le ministère de l’intérieur devant le Conseil d’Etat dans l’affaire n° 405792.
Conformément à l'article L. 311-1 du code des relations entre le public et l'administration (CRPA), les administrations concernées sont tenues de communiquer les documents administratifs qu'elles détiennent aux personnes qui en font la demande.
Aux termes de l'article L. 300-2 du CRPA: "Sont considérés comme documents administratifs, au sens des titres Ier, III et IV du présent livre, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, les documents produits ou reçus, dans le cadre de leur mission de service public, par l’État, les collectivités territoriales ainsi que par les autres personnes de droit public ou les personnes de droit privé chargées d'une telle mission. Constituent de tels documents notamment les dossiers, rapports, études, comptes rendus, procès-verbaux, statistiques, instructions, circulaires, notes et réponses ministérielles, correspondances, avis, prévisions, codes sources et décisions."
Or, les documents, quelle que soit leur nature, qui se rattachent à la fonction juridictionnelle, c'est-à-dire qui sont détenus par une juridiction (même s'ils sont également détenus par une administration) et se rattachent à la fonction de juger, n'ont pas le caractère de documents administratifs (CE, 5 mars 2018, n° 401933; CE, 7 mai 2010, n° 303168).
Les mémoires en défense sont donc des documents juridictionnels et non des documents administratifs au sens de l'article L. 300-2 du CRPA.
Par ses avis, la Commission d'accès aux documents administratifs estime ne pas être compétente pour se prononcer sur une demande de communication d’un mémoire en défense, dès lors que ce document ne présente pas un caractère administratif et n’entre donc pas dans le champ d’application du CRPA. Voir par exemple : avis du 31 décembre 2017 n° 20174486 ; avis du 30 avril 2021 n° 20210702 ; avis du 25 juin 2020 n° 20200560 ; avis du 25 juin 2020 n° 20201331.
Pour ces motifs, il ne peut être fait droit à votre demande de communication.
Si vous souhaitez contester cette décision, il vous appartient de saisir la Commission d'accès aux documents administratifs dans un délai de deux mois à compter de la réception du présent mail (articles R. 311-15 et R. 343-1 du CRPA).
Il s'agit d'un recours administratif préalable obligatoire.
En cas de décision explicite de refus à la suite de la saisine de la CADA, vous pouvez introduire un recours contentieux auprès du tribunal administratif compétent dans un délai de deux mois à compter de la date de cette décision.
En cas de décision implicite de refus à la suite de la saisine de la CADA, vous pouvez introduire un recours contentieux auprès du tribunal compétent dans un délai de deux mois à compter de la date de la naissance de la décision implicite, deux mois à compter de l'expiration du délai de deux mois courant depuis l'enregistrement de la saisine par la CADA (articles R. 343-4 et R. 343-5 du CRPA).
Je vous remercie de bien vouloir accuser bonne réception du présent mail.
Cordialement,
Adjoint au sous-directeur
sous-direction du conseil juridique et contentieux
Direction des libertés publiques et des affaires juridiques