Entrevue avec deux exégètes amateurs. Les questions sont de plus en plus mal formulées et mal enchaînées par Thinkerview, mais les pistes de réflexion apportées par Benjamin Bayart et Alexis Fitzjean O Cobhthaigh sont très très intéressantes. J'en recommande vivement le visionnage. Ci-dessus, je tente de résumer les pistes de réflexion que j'estime être pertinentes.
Orange fail.
- Le décret, pris en application de lois qui instaurent une censure policière, sans juge, sans contradictoire, de site web pédopornographique ou faisant l'apologie du terrorisme prévoit que les citoyen⋅ne⋅s qui consultent, volontairement ou non, de tels contenus soient redirigé⋅e⋅s automatiquement vers une page web hébergée par un prestataire pour le compte du ministère de l'intérieur.
- Tout serveur web stocke, par défaut des journaux qui indiquent quelle adresse IP a consulté telle page en venant de telle autre page web à telle date+heure ;
- Cela ressemble à un fichier de police qui ne respecte pas la procédure de création d'un tel fichier et s'exonère du contrôle de la CNIL, etc ;
- Le Conseil d'État réagit d'un point de vue du droit et considère que, puisque le décret ne prévoit pas explicitement la création du fichier, il n'existe pas, donc le décret n'est pas illégal.
- Quelques mois plus tard, Orange se goure dans l'implémentation de ce filtrage et redirige Wikipedia, Google et d'autres vers le site web du ministère. La presse numérique s'inquiète du fichage involontaire d'une grande partie des citoyen⋅ne⋅s. Le ministère publie un communiqué de presse disant qu'il a demandé au prestataire technique d'effacer les journaux de la veille… … … Avouant ainsi l'existence du fichier… ;
- Les exégètes amateurs attaquent la décision révélée par ce communiqué. La réponse du ministère est curieuse. Elle ressemble à ça : "il n'existe pas de fichier, la preuve, on s'en sert pour faire des stats, et les stats, c'est pas grave, donc on a le droit de procéder sans autorisation". Le ministère se moque ouvertement de la loi informatique et liberté de 1978 qui interdit, par défaut, le fichage, sauf dans des cas prévus par la loi, car il estime que si son cas n'est pas prévu par les exceptions, alors il n'a pas à demander d'autorisation… … …
- Dans son mémoire en défense, le ministère confirme aussi l'existence du fichier sur des serveurs redondés auxquels peuvent accéder uniquement un nombre restreint de personnes assermentées. :D
- Il semblerait aussi que le ministère reconnaît qu'il utilise Xiti, un outil commercial de mesure d'audience… Donc, une société privée non prévue par les textes réglementaires semble recevoir implicitement la liste secrète des sites web bloqués… … …
Droit à une expression politique et à une contestation politique en cours d'érosion ?
On utilise l'état d'urgence pour emmerder les écolos pendant la COP21. En revanche, quand ils viennent jouer à la ba-balle, pendant la coupe d'Europe je crois, là, non, autorisation de manifester, de se rassembler, de faire la fête au stade, etc. Donc, en fait, pour la contestation politique, on utilise l'état d'urgence et l'antiterrorisme, et pour les rassemblements sportifs, ça c'est plus important donc on l'autorise pendant l'état d'urgence. C'est important. Ça dit des choses sur l'état de la société. C'est-à-dire que le droit à une expression politique et à la contestation politique n'est plus reconnu. […] Quand tu supprimes cette chaîne de contestation politique, quand il n'y a plus de négociation possible, c'est-à-dire qu'on peut manifester, ça ne change rien, les manifestations peuvent être pacifiques ou violentes, ça ne change rien, ça veut dire que la décision du pouvoir politique n'est plus négociable, donc qu'il n'y a plus de politique.
Rétention des données de connexion.
- La procédure devant le Conseil d'État n'a pas avancée depuis les dernières observations produites par les exégètes en février 2017. Pourtant, le vice-président du Conseil d'État a publiquement déclaré ceci lors d'un congré :
C’est aussi le cas avec l’arrêt, plus récent, Tele2 Sverige du 21 décembre 2016[33] qui a précisé, dans un sens restrictif, la jurisprudence résultant de l’arrêt Digital Rights Ireland de 2014 invalidant la directive de 2006 sur la conservation des données au motif que la possibilité donnée aux États membres d’imposer aux opérateurs de communications de conserver l’ensemble des données de connexion des utilisateurs pour une durée maximale comprise entre six mois et deux ans méconnaissait le droit au respect de la vie privée des personnes et le droit à la protection des données personnelles[34]. Cette décision pouvait faire l’objet de deux interprétations : une interprétation souple selon laquelle la collecte et la conservation indifférenciées de données sont possibles à condition d’être justifiées par des objectifs sérieux et d’être assorties de garanties suffisantes ; une interprétation stricte conduisant à écarter toute forme de collecte et de conservation indifférenciée des données, y compris pour des motifs d’intérêt général. Dans son étude annuelle 2014[35], puis en formation juridictionnelle[36], le Conseil d’État avait pris position en faveur de la première interprétation. Par son arrêt Tele2 Sverige,la Cour de justice n’a pas retenu cette analyse et elle a considérablement réduit la marge d’appréciation des États en ce qui concerne la possibilité d’ordonner la conservation des données de connexion, y compris dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ou la criminalité organisée.
Fonctionnement de nos institutions.
- Le président du Conseil d'État est le premier ministre. C'est un titre honorifique, il ne fait rien, même s'il peut présider les assemblées. Cela découle d'une tradition : le Conseil d'État est la version moderne du Conseil du Roi déjà modernisé par Napoléon. Donc le président du Conseil était l'empereur ou le président du Conseil ou le garde des Sceaux, en fonction de l'époque. La personne ayant le plus de responsabilité au Conseil d'État est donc le vice-président.
- On ne peut pas sanctionner le Conseil d'État s'il ne fait pas son taff. C'est le problème de toute cour suprême : comment la sanctionner ? Qui la sanctionne ? Elle n'est donc pas suprême ? Normalement, on ne la sanctionne pas, parce que les gens qui sont là sont irréprochables… En France, il y a 3 potentielles cour suprême : la cour de cassation, le conseil d'État et le Conseil constitutionnel.
- Le Conseil constitutionnel n'est pas une formation de juristes : actuellement, il est composé de 3 politicien⋅ne⋅s, de 4 diplômé⋅e⋅s en droit (1 licence, 1 maîtrise, 2 diplômes supérieurs en droit public (préparation au doctorat) et de 2 assimilé⋅e⋅s magistrat⋅e⋅s. Au total, nous avons donc une seule personne qui a pratiqué le droit, 5 personnes qui ont étudié le droit et 3 politicien⋅ne⋅s. En revanche, Benjamin Bayart semble idéaliser un peu trop la Cour constitutionnelle fédérale allemande (« les juges de la Cour sont nécessairement choisis parmi les personnes qui ont fait les longues études de droit, mi-théoriques, mi-pratiques, requises pour exercer les fonctions de juge, d'avocat ou de haut fonctionnaire. Bien plus, parmi les 16 juges que comprend la Cour, un certain nombre d'entre eux, soit six, doivent être recrutés parmi les juges appartenant à l'une des cinq cours de cassation ») : 10 des 16 juges peuvent être des hauts-fonctionnaires qui n'ont plus pratiquer le droit depuis leur formation, comme 5 de nos juges actuels…
- Il y a plusieurs sections au Conseil d'État : section rapport et étude (qui produit des analyses), sections conseil (intérieur, travaux publics, finances) qui… conseillent le gouvernement, et section du contentieux. Le Conseil d'État mélange donc un tribunal qui devrait être indépendant de l'exécutif avec un vivier de conseillers dévoué à l'exécutif.
Privacy Shield et positionnement de la France.
- Les exégètes amateurs attaquent le Privacy Shield. Motifs : il n'assure pas suffisamment les droits fondamentaux (correction ou suppression de données personnelles nous concernant). Il ne prévoit pas l'intervention d'une autorité indépendante de contrôle côté USA. Il ne prend pas en compte la collecte généralisée interdite en UE par la Cour de justice. L'accès aux données n'est pas limité à ce qui est nécessaire.
- La France est intervenue pour argumenter contre la plainte des exégètes. Depuis le scandale Facebook / Cambridge Analytica, les ministres et les commissaires européens expliquent que le droit européen est très protecteur. Mais à côté de ces textes protecteurs, il y a le Privacy Shield qui dit que c'est open bar pour Facebook et d'autres qui appliqueront le droit étasunien. Donc le droit européen est très protecteur, mais il ne contraint pas les acteurs américains. Donc, tout le gratin politicien explique que le droit européen est très protecteur, mais agit en justice pour préserver le Privacy Shield, donc tout ce gratin déclare implicitement que le droit américain est bien suffisant. Exactement le contraire de ce que tout ce gratin raconte face caméra. Business first?
Neutralité du net.
- Aux vœux annuels de l'ARCEP, il y avait Moscovici qui expliquait qu'en UE, il y avait une unanimité pour défendre la neutralité du Net… Foutage de gueule… On s'est battu pied à pied contre son gouvernement, virgule par virgule. Dans le gouvernement précédent, c'est Axelle Lemaire qui a réussi à faire basculer la position de la France. Pendant des années, La France, notamment Bercy, avec Orange à la manœuvre se battait pied à pied contre la neutralité du Net en UE et les politicien⋅ne⋅s défendaient le grand acteur national pour des questions de sous. Il a fallu faire la guerre à ces gens-là pour réussir à sauver les meubles en matière de neutralité du Net, car le texte est relativement faible par rapport à ce qui était sorti du Parlement européen.
- Afin d'illustrer que le débat neutralité du net ou déploiement de la fibre optique (ou de la 5G) est en faux débat, Bayart avait suggéré, en 2012, à des conseillers de ministres de proposer un deal à Orange : OK, il n'y aura aucun texte sur la neutralité du net, mais vous vous engagez à déployer la fibre optique sans investissement public. Lors du colloque sur le sujet organisé par Bercy, le représentant de la Fédération Française des Télécoms (qui regroupe quasi tous les gros opérateurs) expose qu'il a entendu parler qu'il y avait des histoires sur les investissements fibre et qu'on ne parle pas des mêmes ordres de grandeur, l'un est en millions, l'autre en milliards, ça n'a rien à voir, il y a un facteur 1000 entre les deux.
- Les réseaux numériques aux USA sont de faible qualité et il n'y a pas de concurrence d'un point de vue du consommateur qui peut choisir entre un opérateur cuivre sans concurrent et un opérateur câble sans concurrent. Les abonnements y sont (contrairement à ce que prétend Benjamin Bayart) deux à trois fois plus chers qu’en France. Il n'y a pas eu d'investissements ni entretien des réseaux. Ces réseaux étant de mauvaise qualité, il faut, pour ne pas les saturer, soit prioriser des contenus, soit moderniser le réseau. Les opérateurs US justifient donc la nécessaire absence de neutralité du net par la vétusté des réseaux, donc par leur absence de travail durant des décennies…
- Si l'on regarde encore plus loin, sans neutralité des réseaux, on pourrait se retrouver avec des terminaux spécialisés : on n'acheterait plus un ordinateur et un abonnement Netflix, mais on achèterait un abonnement Netflix. On n'acheterait plus un ordinateur et un abonnement Spotify mais Spotify. On achèterait un abonnement GoogleNet ou FacebookNet. Les opérateurs disparaitraîent. Ce n'est pas que Netflix reverserait 10 % à Orange, c'est qu'Orange deviendrait un sous-traitant sans possibilité de promouvoir ses produits, sans possibilité de négocier sa marge et serait dépendant de quelques géants économiques. Un peu comme Dell qui sous-traite l'intervention sur site pour réparer un ordinateur ou UPS / DHL qui sous-traite la livraison des colis. Le⋅a citoyen⋅ne ne produirait plus de contenus, ne s'exprimerait plus, et accéderait uniquement aux contenus estampillés par le marchand.
Facebook / Cambridge Analytica.
- Kezako : des gens ont voulu accéder à une application Facebook de type "pseudo-enquête d'opinion pour rire". Quand tu fais ce genre de chose, tu dis à Facebook que telle appli peut siphonner tes données. Dans le cas présent, l'appli a siphonné. Si les profiles des """"ami⋅e⋅s"""" ne sont pas configurés tout bien comme il faut, ça siphonne aussi les données des """"ami⋅e⋅s"""" par ricochet. Ensuite, ces données ont été revendues, à Cambridge Analytica (entre autres), qui s'en est servi pour faire du marketing politique (entre autres). Benjamin Bayart voit cela comme un mésusage et un abus de confiance : les utilisateur⋅rice⋅s de Facebook avaient acceptées une collecte de données dans le cadre d'un sondage rigolo. Une collecte beaucoup plus vaste et l'utilisation des données collectées à d'autres fins est une trahison des utilisateur⋅rice⋅s.
Comment savoir si un service te trahira un jour ?
- De manière générale, si un service est financé par quelqu'un⋅e qui n'est pas l'utilisateur⋅rice du service, alors ce service sert d'autres intérêts que ceux de l'utilisateur⋅rice. Le service n'hésitera pas à faire du tort à l'utilisateur⋅rice pour satisfaire les personnes qui le financent. Si c'est financé par des abonnements, par du financement participatif, par des dons, c'est OK. Si 85 % des recettes d'un journal, comme Le Figaro, proviennent de la pub, c'est autre chose : la logique devient alors celle du temps de cerveau disponible : « à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible ». Les services en ligne vendent le même service aux annonceurs, à la différence près qu'ils permettent aux pubards d'adresser très finement leur message, presque personne par personne. Exemple : moi, annonceur, je veux que cette pub bien précise s'affiche uniquement sur l'écran des femmes française aisées, entre 25 et 35 ans, qui a tel niveau d'études, qui a telle sexualité, qui a une famille, qui pratique telle religion, etc. C'est l'offre Facebook for business. La manipulation commence ici. La transparence des algorithmes est du vent.
Esprit critique et manipulations.
- Esprit critique, définition : toujours se demander ce qui est réellement en train de se passer, quel est l'objectif derrière, quel est le message qu'on cherche à me faire passer, pour quoi veut-on me faire passer ce message, qu'est-ce qu'on attend de moi, quelle réaction s'attend cherche-t-on à provoquer chez moi, etc.
- Tout ce qui vit de la publicité a besoin d'engagement (il faut te faire rester sur le service). Or, t'es beaucoup plus engagé quand tu n'es pas content. Donc, il faut t'afficher du contenu qui va t'énerver, du contenu percutant, provocateur, pas du contenu apaisant, pas du contenu rassurant. Il faut jouer sur les émotions : la peur, l'envie, la colère, la haine, les bons sentiments, etc. C'est pour cela que les algorithmes derrière ces sites web font monter, intentionnellement ou non ce type de contenus : ça fait de l'audience, donc du revenu publicitaire. Pour résister à ces manipulations : apprends à détecter quand on cherche à te manipuler : si un contenu t'énerve, ferme-le et fais une autre activité.