Le déclin des démocraties s'opère le plus souvent sous le couvert de la lutte contre le terrorisme. De la Rome antique au Washington contemporain, la peur a toujours été la meilleure ennemie de l’État de droit. Au motif légitime de protéger la population, et en général avec son plein accord, les gouvernants s'affranchissent des règles qui contraignent leur action. Ils portent alors directement atteinte au principe de la séparation des pouvoirs lequel, depuis Montesquieu, constitue l'étalon de toute société démocratique. C'est bien cela qui est en jeu quand nous décidons d’expulser des ressortissants étrangers soupçonnés de terrorisme au risque d'être torturés dans leur pays d'origine.
La polémique a enflé ces dernières semaines. Après l'odieux assassinat d'Arras, Gérald Darmanin a affirmé vouloir procéder à des renvois immédiats d'étrangers jugés dangereux par ses services. C’est ainsi qu'un Ouzbek a été expulsé en urgence malgré une mesure provisoire de protection qui lui avait été accordée par la Cour EDH. Cette dernière avait pourtant jugé qu'un renvoi dans son pays d’origine présentait un risque trop important pour son intégrité physique. Le Conseil d'État, saisi du dossier dans la continuité de la solution européenne, vient d'enjoindre à la France de prendre toutes les mesures utiles afin de permettre son retour. Lire ici ]
Dans un État de droit, le Gouvernement n'aurait aucun choix. Condamné par la Cour européenne comme par la Cour administrative suprême, il devrait s'exécuter. Dans un État de droit, oui mais pas en France. En France, le ministre de l'Intérieur « assume ». Pour Gérald Darmanin : « Qu'importe les décisions des uns et des autres », il va « tout organiser » pour que l’expulsé « ne puisse pas revenir ». Un représentant du Gouvernement choisit ainsi publiquement de ne pas exécuter une décision de justice définitive. Voilà pour le respect de la séparation des pouvoirs.
Plusieurs observations : d'abord, c'est à force d'exceptions que disparait la règle. Porter atteinte à la garantie des droits pour quelque utile raison que ce soit à court terme, présente toujours un danger à long terme. L'histoire la plus récente et l'expansion en Occident de l'illibéralisme est là pour nous le rappeler. Ensuite, en opposant volonté politique et autorité judiciaire, un ministre porte nécessairement atteinte à l'unité de l’État en affaiblissant les Institutions. Dénigrer l'autorité des juges c’est dévaloriser aux yeux de la Nation le seul contre-pouvoir susceptible de limiter les ambitions souverainistes d’un prochain gouvernement. C'est d'autant plus dangereux quand on sait qu'un tel Gouvernement ne manquerait pas de se fonder sur sa légitimé élective et donc populaire pour méconnaitre les libertés individuelles. Enfin, sans angélisme peut-on encore parler d'humanisme ? Voulons-nous vraiment être ce pays qui, sur la base de soupçons policiers, seraient-ils justifiés, renvoie sans vergogne des personnes dans un pays dans lequel nous savons qu'elles risquent d’être torturées voire tuées.
Le fondement des démocraties est de garantir les libertés de tous y compris celles de ses ennemis. Y voir une faiblesse, c'est accepter de perdre notre âme et avec elle le combat que nous sommes en train de mener.
Énorme +1. Ne jamais être aussi con que ses ennemis.
Le fait que la moindre administration, pas uniquement les ministères, donc, passe son temps à s'exonérer de rendre des comptes, à n'en faire qu'à sa tête, persuadée d'être dans le Bien (tm), au point de se saborder en service rendu au citoyen, est un problème clé et ancien…
Je m'interroge quand même sur ce juge qui se désarme par avance en ne prononçant pas d'astreinte à respecter son injonction.
(Je ne partage pas le point sur la justice comme rempart à l'extrême-droite. Cf. les tribunaux nazis à partir de 1933. Comme Sureau, je pense qu'il ne faut pas fétichiser le juge, la séparation des pouvoirs est une question d'institutions et de volonté du peuple, si le peuple dérive, la justice dérivera.)
ÉDIT DU 18/01/2024 : voir aussi Juger n’est pas une opinion de l'Union syndicale des magistrats administratifs (via) qui traite de « difficultés chroniques d’exécution des jugements, en particulier dans le contentieux des étrangers » en sus de l'entêtement du préfet des Alpes-Maritimes à interdire les manifestations pro-palestiniennes, et de celui du préfet de police de Paris d'interdire les manifestations d'extrême-droite. FIN DE L'ÉDIT DU 18/01/2024.