D’après nos informations, cet élu proche d’Emmanuel Macron, investi par La République en marche (REM) aux législatives de juin prochain, a abusé de cette enveloppe de fonds publics à plusieurs reprises ces dernières années, non seulement pour acheter sa télévision mais aussi des tickets de cinéma, des parties de golf, ou encore lors de vacances au Club Med au Sénégal.
À la suite de nos découvertes et de nos questions, le député du Calvados s’est retourné en catastrophe, le 15 ou 16 mai dernier, vers le déontologue de l’Assemblée nationale pour prendre conseil et lui soumettre certaines dépenses litigieuses. Admettant plusieurs « erreurs d’imputation », Alain Tourret nous a fait savoir le 19 mai qu’il venait de rembourser plus de 16 000 euros, sans doute pour essayer d'éteindre l'incendie. Entamée sous contrainte journalistique, cette démarche tardive pourrait toutefois ne pas suffire. Alors que Mediapart a pu éplucher seulement onze mois de dépenses sur cinq années de législature (2012-2017), un examen élargi de son compte IRFM par les autorités semble désormais indispensable.
Ces informations, nous ne les avons pas volées mais tirées des Macron Leaks. Ancien radical de gauche (PRG), rallié à Emmanuel Macron dès 2016, Alain Tourret fait en effet partie des cinq victimes de ce « hacking », qui ont vu leurs boîtes mails déversées en vrac sur Internet à deux jours du second tour – l’élu a, depuis, déposé plainte. C'est là que Mediapart a déniché onze mois de relevés bancaires relatifs à son compte IRFM, répartis sur les années 2013, 2014 et 2016.
Ho, il n'y avait pas que du fake dans les Macron Leaks, c'est noté. :)
[…]
Les « faux pas » d’Alain Tourret sont d’autant plus fâcheux que cet avocat de métier, qui a continué d’exercer jusqu’en 2013 au moins (avec 13 000 euros d’honoraires), a conseillé Emmanuel Macron sur la moralisation de la vie publique. Dans une note secrète de mars 2017 destinée au candidat, il a lui-même recommandé que les parlementaires soient contraints, à l’avenir, de fournir une « présentation annuelle » de leur compte IRFM à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), déjà chargée de contrôler le patrimoine des élus.
[…]
« Des cravates ! », tranche Alain Tourret. […] Quant aux vins commandés sur Internet, « c’était pour recevoir dans le cadre de mon activité parlementaire ! » […] On bute également sur des places de cinéma à « l’UGC Mondeville », près de chez lui, à 19,20 euros la soirée. « Il s’agit de personnes que j’ai invitées comme parlementaire », se défend Alain Tourret. Des tête-à-tête ? «Je ne vais pas vous dire le film, je ne m’en rappelle pas ! » […] Des parties de golf sautent par ailleurs aux yeux : « 69 euros » par-ci, « 81 euros » par-là. « J’ai des golfs dans ma circonscription, je me bagarre pour eux, j’ai réussi à les sauver, réplique l’élu du Calvados, qui joue en été comme en hiver. À partir de là, qu’il y ait des liens qui se fassent entre le parlementaire et les responsables du golf... » […] « Je suis vice-président du groupe d’amitié France-Sénégalà l’Assemblée, avance Alain Tourret […] Je devais rencontrer des personnes, j’ai eu des tas d’entretiens. » Avec qui ? « Des responsables locaux de la communauté sénégalaise... » […] En réalité, le député n’était pas du tout en mission pour l’Assemblée, mais en vacances avec son épouse. « J’ai concilié les deux, je ne vais pas vous dire le contraire», concède Alain Tourret […] « Il n’est pas d’usage que l’institut paye ça », bouillonne Alain Tourret, qui plaide : « Ça a bien à voir [avec l’Assemblée],puisque c’est toute sa politique étrangère qu’on met en cause. »
J'adore les excuses que ces gens sont capables de sortir… C'est lamentable.
Que la justice mette son nez ou pas dans cette affaire, le patron du Palais-Bourbon, Claude Bartolone, pourrait a minima saisir le déontologue de manière officielle cette fois, « après avis du bureau [de l’Assemblée] », pour obtenir des « éclaircissements » et un rapport. Cette procédure de vérification (encore bien timorée) a en effet été introduite en février 2015, en même temps que l’Assemblée se décidait à fixer des règles d’usage de l’IRFM et listait enfin les dépenses autorisées – une première ! À l’époque, elle refusait en même temps d’introduire un contrôle systématique ou un système de remboursement sur notes de frais à l’anglaise. Ainsi en France, les 5 300 euros d’IRFM sont encore et toujours « réputés utilisés conformément à leur objet etne peuvent donner lieu à aucune vérification de la part de l'administration [fiscale] » !
Les scandales n’ont pourtant pas manqué. Dès 2012, Mediapart a révélé que Pascal Terrasse, député sortant de l’Ardèche, avait utilisé son indemnité pour se payer des vacances en Égypte, une escapade en Espagne, des billets de train pour sa femme, des accessoires pour piscine... Au lieu de faire pénitence, ce socialiste avait déposé plainte pour « vol de documents bancaires » afin de traquer nos sources, tandis que l’Assemblée regardait ailleurs. Par la suite, nous avons dévoilé que Jérôme Cahuzac dépensait son enveloppe chez un fabricant de hammams, que sa collègue Marie-Hélène Thoraval (LR) la siphonnait pour une croisière en Méditerranée, Bruno Retailleau (LR) pour un chèque au candidat Sarkozy, ou encore Yves Jégo (UDI) pour son micro-parti...
Chargée de comparer la richesse des parlementaires en début et fin de législature, l’institution présidée par Jean-Louis Nadal vient de constater que « l’IRFM avait contribué à un accroissement sensible du patrimoine de certains ». Dans son dernier rapport d’activité, elle dénonce une situation « problématique » à coups d’exemples anonymisés : « [L’IRFM] a parfois pu financer des biens immobiliers privés, être investie dans des instruments financiers (placement de la totalité de l’IRFM sur des SICAV), servir à régler des dépenses sans lien avec le mandat (...) ou a simplement été directement versée sur des comptes personnels. »
Le sujet devrait enfin atterrir sur le bureau du conseil des ministres grâce au projet de loi de « moralisation de la vie publique » promis par Emmanuel Macron, et annoncé pour les prochaines semaines. La « solution » envisagée par l'exécutif consiste à fiscaliser l’IRFM, ce qui autoriserait un inspecteur des impôts à réclamer des factures à un député. Mais pour beaucoup d’observateurs, c’est insuffisant. Certains réclament un contrôle plus systématique par une autorité indépendante et/ou une publicité des dépenses engagées, comme en Grande- Bretagne où les citoyens peuvent tout consulter. Outre-Manche, le fait de fournir une fausse note de frais est même devenu une infraction à part entière, punie d’un an de prison. La justice a ainsi envoyé l’ancien député Denis McShane derrière les barreaux pour... 15 000 euros de frais fantômes.
Un exemple parmi d'autres qui illustre pourquoi il nous faut agir pour la transparence de l'IRFM.
Ce qui me fait bien rire jaune, c'est que, lors de l'examen du projet de loi de réforme des délais de prescription en matière pénale, le député Tourret nous (moi et d'autres) avait qualifié de lobbyistes du monde de la finance. Aujourd'hui, on sait donc qu'il y avait deux participants à la vie politique ce jour-là : un prétendu lobbyiste d'un lobby influent et un député qui s'octroie au moins 16 000 € d'argent public. Je préfère être le prétendu lobbyiste, au moins le débat public n'était pas truqué de mon côté. Visiblement, il a été autant enclin à refuser le deuxième entretien avec Mediapart qu'il a été enclin à me raccrocher au nez après l'examen en deuxième lecture en séance publique.