La proposition de loi (ppl) de réforme des délais de prescription en matière pénale est devenue loi fin février et est applicable depuis le 1er mars 2017. Le Sénat a refusé jusqu'au bout de retirer son amendement augmentant le délai de prescription des abus de la liberté d'expression et de la presse lorsque ces abus sont commis sur Internet. En cas de désaccord persistant, c'est l'Assemblée qui tranche (procédure du dernier mot). Dans notre cas, elle est revenue, une fois encore, sur cette disposition du Sénat le 16 février. Pour retrouver ce que j'ai déjà écrit au sujet de cette ppl, il est possible de dérouler http://shaarli.guiguishow.info/?8AUMmw .
Au final, je retiens :
Plusieurs lecteurs ont émis le souhait que je fasse un shaarli (ou un billet de blog) qui résumerait un peu tout sur cette loi. De mon côté, j'ai encore des choses à raconter genre les coulisses concernant l'atteinte sénatoriale à la liberté d'expression et celle de la presse. C'est pour cela que j'ai décidé de rédiger ce shaarli de bilan.
Dégrossissons les termes manipulés dans ce texte législatif :
« en matière pénale » : on s'intéresse uniquement à la branche du droit qui a pour objectif de punir des actions répréhensibles définies par la Loi (en gros). À l'inverse du civil où l'on arbitre des litiges entre personnes (ou entre une personne et une société commerciale ou entre associations ou…) genre couleur des volets du voisin, héritage compliqué, etc.
« prescription » : il existe deux types de prescription pénale en France :
Au départ, les auteurs de cette proposition de loi voulaient rendre la prescription pénale plus lisible, car il y a aujourd'hui de nombreuses exceptions genre à partir de quand le décompte est-il lancé ? Quelles actions peuvent l'interrompre ? etc. L'intention est louable puisqu'un principe fort de notre droit est la prévisibilité : tout-e justiciable doit savoir quels textes lui seront appliqués. Sur ce point-là, les parlementaires-auteurs n'innovent pas trop et se content de faire entrer dans le droit une jurisprudence (décisions judiciaires devenues définitives qui peuvent servir de référence pour trancher des affaires similaires) constante.
Les députés à l'origine de cette proposition de loi ont aussi doublé les délais de prescription (de l'action publique et des peines) de droit commun pour les délits et les crimes. On passe de 3 à 6 ans et de 10 à 20 ans. De droit commun ? Quand la loi ne prévoit pas un délai spécifique pour une infraction spécifique genre les délits de presse (et d'expression) ont une prescription de l'action publique spécifique de 3 mois. Genre la consultation habituelle de pédoporn = 10 ans. Même principe pour la prescription des peines.
Ces députés voulaient aussi que les crimes de guerre liés à un crime contre l'humanité rejoignent ces derniers dans l'imprescriptibilité c'est-à-dire qu'on puisse poursuivre à jamais ces actes-là.
Si l'imprescriptibilité des crimes de guerre lorsqu'ils sont liés à un crime contre l'humanité (et même tout crime de guerre, en fait) me semble être une chose positive (dans le sens où ça peut contraindre à moins de dérapages autour d'une baston inter-étatique bullshit), le doublement du délai commun de la prescription est plus discutable.
Ma position actuelle est qu'il ne fallait pas augmenter les délais de prescription. Je pense qu'il ne faut pas non plus une imprescriptibilité généralisée. Je pense qu'il faut harmoniser les délais de prescription (un délai unique pour les contraventions, un délai unique pour les délits, un délai unique pour les crimes) avec de rares exceptions quand cela se justifie comme sur les viols sur mineur-e-s, les infractions dissimulées et les délits de presse.
J'explique tout cela dans un shaarli : http://shaarli.guiguishow.info/?c0Sfpg .
Le texte arriva en première lecture au Sénat en octobre 2016 (en gros). Plusieurs changements furent effectués :
J'évoque sommairement une partie de cela dans un shaarli : http://shaarli.guiguishow.info/?bYM2UA .
Si je n'ai pas d'avis sur les points 2 et 3, un délai de prescription d'un an uniquement pour l'expression sur Internet me pose de gros problèmes que j'ai déjà développés dans d'autres shaarlis dont http://shaarli.guiguishow.info/?Ee48Aw . Sans compter que certaines infractions de presse, comme l'injure et la diffamation, sont systématiquement utilisées comme première ligne de défense, comme diversion, dès la publication du moindre contenu, même si les faits sont avérés et que l'expression est de bonne foi. On le voit avec des journaux tels que Mediapart mais c'est également le cas au niveau citoyen. On peut rappeler la situation vécue par Émilie Colin, citoyenne accusée de diffamation pour avoir publié le prénom+nom des négociateurs français du traité international ACTA et qui a finalement été relaxé.
Je m'attendais à ce que l'Assemblée nationale supprime l'amendement relatif aux délits de presse (comme à son habitude) et aux crimes de guerre. Mais, cette fois-ci, la Commission des Lois n'en fera rien lors de la séance du 14 décembre. Je décide alors d'envoyer des mails à quelques député-e-s :
Nous étions au tout début du mois de janvier 2017, en plein dans les vacances parlementaires, donc ce fût laborieux de joindre les permanences parlementaires par téléphone (à l'exception notable de celle d'Isabelle Attard). Pourtant, l'examen de ce texte allait avoir lieu le jeudi de la reprise parlementaire, donc il y avait urgence puisque des amendements pouvaient être posés jusqu'au lundi de la rentrée, à 17h (j'en explique la raison ici : http://shaarli.guiguishow.info/?Ihpk-Q ).
Le staff d'Isabelle Attard déposera l'amendement 3, qui reprend deux de mes arguments. \o/ Cela fera même l'objet d'un article de Next Inpact : https://www.nextinpact.com/news/102845-prescription-et-loi-1881-deputes-refusent-qu-internet-soit-une-circonstance-aggravante.htm .
Après que j'ai lourdement insisté auprès de son staff, le député Tourret me téléphonera le vendredi 6/01 à 18h (environ). Le vrai objectif de la proposition de loi, c'est de faire évoluer le délai de prescription en cas d'infractions économiques dissimulées. Il ne voit que ça, car ça a toujours été un sujet compliqué à dealer et jamais rien n'a avancé sur ce sujet. Sauf que le Sénat, tout comme les avocats d'affaire y est opposé. Du coup, « à la moindre virgule qui change, le Sénat retoquera tout le texte ». Du coup, il a choisi de sacrifier le délai de prescription sur la liberté de la presse en ligne ainsi que l'imprescriptibilité des crimes de guerre liés à un crime contre l'humanité pour atteindre son objectif. Il s'en remet à une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) citoyenne pour faire tomber ce bout de loi sur le délai de prescription de la presse. Il n'y est pas favorable, il a juste dealé, comme un commercial, quoi. Et puis, de toute façon, la loi de 1881 sera très probablement réécrite prochainement pour tenir compte d'Internet. Sans compter que le Ministère de la Justice est plutôt opposé à l'imprescriptibilité des crimes de guerre liés à un crime contre l'humanité compte-tenu de ce que la France a foutu au Rwanda. Voilà voilà. Ça sonne très "je deale des droits fondamentaux pour augmenter faiblement les chances de punir des infractions économiques dissimulées", non ?
Viendra la petite phrase « avec tout ce qui se passe en ce moment sur Internet de toutes façons… ». Je réponds que je suis informaticien et que je bosse pour un gros hébergeur de sites web français donc je vois bien la galère. À partir de là, la conversation deviendra compliqué, il devra partir. Et puis bon, en tant qu'avocat, il a beaucoup défendu des infractions de presse donc il s'y connaît donc on est prié de le croire. La procédure est trop complexe : la moitié des plaintes n'est pas reçu. On ne peut pas utiliser des arguties de droit pour empêcher les sanctions.
Quelques jours avant la séance plénière, j'apprends que Patrick Bloche, député socialiste, a déposé l'amendement 2 pour supprimer l'atteinte à la liberté de la presse. L'amendement d'Attard et le sien formeront donc un lot qui sera examiné d'un trait.
Le 12 janvier 2017, en séance publique, Alain Tourret invitera ses collègues et le garde des sceaux à ne pas courber l'échine face aux amendements scélérats dictés par le lobby de la finance… Oui, il parle bien des amendements de Bloche et d'Attard. Ben oui, souvenez-vous : ce texte ajoute à notre droit la jurisprudence constante qui fait que le délai de prescription des infractions occultes court à compter de la possibilité de découvrir l'infraction. Les avocats d'affaire et les financiers ne voudraient soi-disant pas de ce texte. En faisant adopter ces amendements sur la liberté de la presse, ils provoquent un désaccord entre l'Assemblée et le Sénat. Le texte continuerait ainsi sa navette parlementaire… Sauf que les travaux législatifs prennent fin à la fin février compte-tenu des échéances électorales, ce qui fait courir le risque de voir ce texte passer à la trappe et forcément, vu son implication et la quantité de travail fournie, le député Tourret ne peut s'y résoudre et c'est bien compréhensible.
Le député socialiste Oliver Faure, nouveau président du groupe socialiste à l'Assemblée, et le ministre de la Justice, Urvoas (sisi, sisi, incroyable mais vrai) s'engageront à faire leur possible pour que ce texte, s'il était amendé en faveur de la liberté d'expression et de la presse, puisse revenir en débat dans chaque chambre dans le délai imparti. Oui, parce que le texte étant d'initiative parlementaire, il était examiné dans les créneaux du groupe politique dont les auteurs sont membres c'est-à-dire le groupe radical. Forcément, le nombre de ces créneaux est proportionné à la représentativité d'un groupe à l'Assemblée. Olivier Faure s'est donc engagé à faire une place à cette ppl dans les créneaux du groupe socialiste, plus nombreux. C'est le gouvernement qui fixe l'agenda du Parlement, d'où la proposition d'Urvoas. Sans compter le pouvoir de convocation de la Commission Mixte Paritaire dont je parlerai plus loin qui revient au président des deux chambres ou du Premier ministre.
Après une suspension de séance de plus de 30 minutes propice à tous les arrangements secrets dans les couloirs de l'Assemblée, le groupe socialiste s'unira derrière Patrick Bloche et votera, de justesse, les amendements 2 et 3, voir : http://www2.assemblee-nationale.fr/scrutins/detail/%28legislature%29/14/%28num%29/1366 . On a ici l'exemple du groupe radical qui vote contre, pas forcément par conviction, mais par envie de voir le texte aboutir, et c'est bien triste.
Le reste des propositions du Sénat demeure (les plaintes simples ne sont plus interruptives, la prescription des crimes de guerre reste à 30 ans, le décompte du délai de prescription des infractions dissimulées part à compter du jour où l'infraction est susceptible d'être découverte, etc.) et ne changera plus.
Puisqu'il y a désaccord, le texte retourne en examen au Sénat. Là, je sens un danger : si le Sénat réintroduit l'atteinte à la liberté de la presse et que le vent tourne à l'Assemblée afin de terminer la navette parlementaire ? Je décide alors d'agir au Sénat dans l'espoir fou que les sénateur-rice-s de droite laissent tomber leur lubie ou soient mis en minorité. Cela donnera lieu au dépôt de l'amendement 2 par le staff d'Esther Benbassa, car, entre temps, la Commission des Lois du Sénat a voté un amendement réintroduisant l'atteinte à la liberté d'expression et de la presse…
Le gouvernement et le groupe socialiste poseront aussi des amendements de suppression identiques qui seront donc examinés en lot.
Tout cela sera balayé durant la séance plénière du 7 février 2017, voir le résultat du scrutin en http://www.senat.fr/scrutin-public/2016/scr2016-94.html . Séance pendant laquelle le rapporteur aurait dénoncé des "troubles obscurs" ayant conduit au retournement de veste de l'Assemblée. :') Nonon, c'est juste des syndicats de presse, des citoyen-ne-s et des intellectuel-le-s (je présume) via le ministère de la culture. :')
En parallèle, j'ai lu les comptes-rendus des séances et j'ai écrit des mails à chaque parlementaire qui disait une idiotie (selon moi), histoire de les faire méditer sur le long terme (si cela est possible…). Voir http://shaarli.guiguishow.info/?mcOr_g , http://shaarli.guiguishow.info/?XsPMCw et https://shaarli.guiguishow.info/?UnH_0A . En l'absence de réponse, j'ai téléphoné aux permanences des parlementaires afin de marquer ma volonté d'obtenir une réponse et celle d'ouvrir le débat… Mais aucun de ces parlementaires n'a souhaité discuter avec moi et les réponses reçues sonnent le creux.
Le Premier ministre (sous l'impulsion d'Urvoas comme il s'y était engagé ?) convoquera une Commission Mixte Paritaire chargée d'établir un texte commun le 13 février 2017. Celle-ci constatera que la position des deux chambres ne permettent pas d'aboutir à un compromis.
Une nouvelle lecture a lieu à l'Assemblée le 14 février. Le groupe socialiste propose et fait adopter un amendement de retour à la prescription habituelle en matière de presse (fut-elle en ligne).
Une nouvelle lecture a lieu au Sénat le 15 février. Le rapporteur réintroduit un délai d'un an.
L'Assemblée adopte la version définitive, celle issue de la séance du 14 février, le 16 février 2017.
Lire les comptes-rendus des séances est très intéressant. On y apprend que tous les groupes politiques au Sénat et à l'Assemblée sont d'avis :
Bref, ça ne fait que commencer.
Puisque cette proposition de loi est le dernier texte législatif de cette législature sur lequel je bosse, voici ce que je retiens de la méthodologie à employer pour militer auprès des parlementaires :