Ce matin, dans la boulangerie bondée de monde, un homme de grande taille et son gamin me doublent dans la file d'attente. D'une manière générale, plutôt que de me battre pour récupérer ma place, je préfère laisser faire. Cela rend la suite plus savoureuse et, surtout, je me moque de gagner ou de perdre une place dans une file d'attente car quelques minutes d'attente de plus ou de moins ne vont pas changer ma vie. Lorsqu'ils font demi-tour pour remonter la file d'attente et sortir, je regarde l'adulte et lui lance un « merci de m'être passé devant ! ». Il me répond le classique « je suis désolé ».
Cela me rend ouf… « Je suis désolé » signifie « je suis affligé / immensément triste ». Selon moi, cette construction est utilisable uniquement quand l'énonciateur n'est pas responsable. Exemple : « je suis désolé d'apprendre que ta femme est décédée cette nuit d'une mort naturelle ». Dans cet exemple, l'énonciateur n'a pas provoqué la situation, n'en est pas responsable, et ne peut pas y faire grand-chose.
Lorsque l'on est responsable d'un fait que l'on regrette, on ne peut pas être désolé, c'est trop facile. On doit présenter ses excuses.
J'en profite pour rappeler que l'excuse est un échange qui se déroule en deux temps. Un : quelqu'un présente ses excuses. Deux : l'autre les accepte ou les refuse. Ainsi, la construction « je m'excuse » a aucun sens : on ne peut pas s'auto-excuser, s'excuser soi-même. Bien entendu, la construction grammaticale est valable et permet de relater des faits ou d'émettre une intention. Exemple : « je me suis excusé » (diminutif probable de « j'ai présenté mes excuses et elles ont été acceptées »), « je m'excuserai » (dans ce cas, c'est limite, car on laisse déjà entendre que l'autre ne refusera pas les excuses qu'on lui présentera, ce qui est culotté). Il en va de même avec « pardon », diminutif de « je vous demande pardon » : l'interlocuteur est libre de pardonner ou non, l'interjection constitue seulement une demande qui ne peut pas être impérative.
Je considère que derrière ce glissement sémantique se cache l'un des maux de notre époque : nier notre responsabilité individuelle en toute chose, ne plus réfléchir à nos erreurs et à nos fautes, et ne plus s'excuser véritablement (c'est-à-dire sincèrement et avec la compréhension de notre erreur / faute bien en tête). De nos jours, il faut aller vite, on n'a plus le temps de méditer, de prendre du recul sur une situation afin, entre autres, de s'en excuser si l'on l'estime nécessaire. On préfère exprimer que l'on est attristé par une situation. C'est vrai, bien entendu, mais s'en contenter, c'est nier une partie de la réalité, celle de la responsabilité. Cette négation conduit à répéter encore et encore les mêmes erreurs et fautes et ainsi faire en sorte que rien change, aussi bien chez nous que chez les autres. Cette construction sémantique permet de se complaire dans le stade du constat ("ha oui, il y a une situation pas terrible") et d'y appliquer un cache-misère (je vais en être attristé) au lieu de passer au stade de la responsabilité qui conduira au stade de l'action si le sujet estime que le problème détecté doit être corrigé.
Dans le cas présent, mon interlocuteur était un peu sonné par mon interpellation. Ho, non pas qu'il regrettait son action (intentionnelle et préméditée ou non, ce n'est pas la question), il n'en a pas eu le temps, mais plutôt qu'il éprouvait une gêne de s'être fait pincer publiquement. Son « je suis désolé » est très représentatif de cet état de fait : il était faussement attristé par la situation qu'il avait pourtant provoquée, mais comme il ne s'en sentait pas responsable (probablement sur le mode "c'est arrivé comme ça, c'est tout, faut pas chercher plus loin"), il ne m'a pas présenté ses excuses et j'ai dû me contenter d'un « désolé » palliatif.
Je suis désolé que notre monde soit parti dans cette direction. Et je présente mes excuses, car j'en suis moi aussi responsable.