Les cadres du syndicat ont été fichés en douce et sans douceur.
« Ordure », « niais », « peu courageux » ou encore « franc-maçon », « trotskiste » : tels sont les commentaires, souvent gracieux, qui accompagnent les noms de 126 responsables du syndicat Force ouvrière dans un fichier interne tombé entre les palmes du « Canard ». Ce trombinoscope de choc, divisé en deux parties, répertorie les patrons des fédérations professionnelles (métallurgie, bâtiment, cheminots…) et ceux des unions départementales. Mais on est loin des Pages jaunes…
Outre les photos et les numéros de portable, les fiches des intéressés contiennent des renseignements aussi précis que délicieux. L’opinion politique (« plutôt à droite », « anarchiste », « PS »… ), l’appartenance à la franc-maçonnerie, voire l’éventuelle homosexualité sont dûment consignées. Sans oublier les doux épithètes : « bête », « mauvais », « influençable », « faux », « acariâtre », et même « complètement dingue ». Plus confraternel encore, un camarade est carrément qualifié de « mafieux » et un autre de « voleur dans les portefeuilles ». Mais que fait la police ?
Excès d’intelligence
Cet épais fichier a été constitué en octobre 2016 par des proches de Pascal Pavageau, le nouveau patron de FO, alors en lice pour remplacer Jean-Claude Mailly. Mais il commence seulement à fuiter dans les hautes sphères du syndicat, promettant une chaude ambiance ! Car les commentaires sont sans pitié, même pour les braves : « C’est grâce à lui que FO est majoritaire [dans une grande entreprise] », lit-on ainsi à propos d’un camarade, mais il n’est « pas assez loyal et courageux pour être SC » (secrétaire confédéral). Et pan !
Egalement en rayons : un sujet « anarchiste, brillant mais pas fiable » ou une responsable départementale « intègre » qui « manque de confiance en elle ». Le genre de fichage totalement prohibé par la loi informatique et Libertés. Et vigoureusement dénoncé par Force ouvrière quand il est pratiqué par Ikea ou d’autres boîtes privées…
Qu’on se rassure, les responsables syndicaux ne sont pas tous affublés de noms d’oiseaux. Mais tous, ou presque, sont jugés sur leur proximité avec Pascal Pavageau, « PP » pour les intimes. S’il était le seul candidat à la tête du syndicat, Pavageau a craint jusqu’à la dernière minute une candidature surprise de Mailly ou d’un autre félon.
A un an et demi de l’élection et du congrès d’avril 2018, le trombinoscope analyse donc les forces en présence : « redevable à PP », « soutien de PP », « PP le connaît peu », « apprécié par PP » ou encore « déteste JCM » (Jean-Claude Mailly). Le fichier prépare aussi l’avenir. Certains sont déjà promis à une ascension dans l’appareil : « à voir pour le faire entrer au bureau confédéral ». Contrairement à d’autres : « soutien de PP, mais, trop direct et brut, il sera difficile de lui dire qu’il ne sera pas au bureau ». Ailleurs, un camarade est jugé « trop intelligent pour entrer au bureau confédéral » ! Il n’a plus qu’à corriger son vilain défaut…
Certaines observations, plus générales, fleurent le machiavélisme de comptoir : « être prudent avec [la fédération du spectacle, de la presse et de l’audiovisuel] car possibilité de nuire par les médias ». Quant à l’union départementale des Bouches-du-Rhône, elle est « complexe (on ne sait pas tout ce qui s’y passe) ». Ils n’ont pas de fichier, là-bas ?
Fausses “notes”
Contacté par « Le Canard », Pascal Pavageau reconnaît « une belle connerie », « une grave erreur », tout en rejetant la faute sur deux collaboratrices maladroites : « Pour moi, c’était un mémo, de l’ordre de la prise de notes, mais je n’avais jamais vu ni avalisé le résultat, qui est truffé d’âneries, de raccourcis. » A quoi devait servir cette « prise de notes » qui a légèrement dérapé ? « On se pré- parait pour le congrès, j’avais demandé à mes collaboratrices de former deux personnes que j’envisageais de nommer, en interne, en charge de l’organisation. Mais c’était un document de travail qui ne devait pas circuler. » Sans blague ?
L’affaire a de quoi remettre de l’huile sur les braises encore chaudes du dernier congrès. Car le passage de relais s’est effectué dans la douleur : Pavageau a dézingué la mollesse de son prédécesseur sur les ordonnances Travail, et Mailly a quitté le congrès sous les huées, au grand dam de ses proches.
Dans cette saine ambiance, Pavageau joue à son tour les victimes : « Je ne m’explique pas que ce document interne, qui n’a été vu que par deux ou trois personnes, sorte maintenant. » Il veut créer un fichier des coups bas ?
La lettre de démission de Pascal Pavageau vaut d'être lue, car il y expose un point de vue sur l'ambiance interne : vol de documents par des internes, règlements de comptes présumés entre courants de pensées différent, tentatives de doxing de Pavageau dans la presse depuis 6 mois, volonté de certains que Pavageau n'ai pas de cabinet afin que les tenors du syndicat puissent lui dicter leur ligne (alors que Pavageau voulait plus de transparence et de démocratie), etc.
Dans le Canard enchaîné du 10 octobre 2018.