Je n'aime pas l'acronyme « IRL » et sa version longue « dans la vraie vie » (même chose pour l'expression « viens me causer en vrai ») et je pense qu'il ne faut plus les utiliser. Voici mes raisons :
* Dire « IRL », c'est faire le jeu des détracteurs du Net, de ceux et celles qui pensent que c'est uniquement du virtuel, qu'il n'y a rien de concret, que c'est uniquement du vent, que les personnes qui s'expriment sur le Net sont des peureu-x-ses planqué-e-s derrière leur écran, que la législation actuelle ne s'y applique pas et que c'est donc une zone de non-droit qu'il faut réguler immédiatement. Le pédoporn, ce n'est pas des vidéos sur Internet : c'est des enfants en souffrance quelque part dans le monde. Les libertés numériques ce sont les libertés usuelles tout court (liberté d'expression, droit à l'image, liberté d'information, liberté d'opinion,...). Évitons d'utiliser la novlangue des personnes avec lesquelles nous sommes en désaccord car la possession d'autrui, d'un groupe de personnes ou d'une idée commence par la langue. Exemple : les personnes transgenres ne veulent pas qu'on les désigne transsexuelles car ce mot à un sens bien précis : en psychiatrie, il désigne une pathologie donc si ces personnes utilisent ce terme, elles se reconnaissent malade, de fait, alors que l'idée qu'elles cherchent à faire passer est que, justement, c't'un choix, c'est une identité, c'est *leur* identité, c'est ce qu'elles sont, c'est "comme ça" mais ce n'est sûrement pas une maladie mentale.
* Techniquement, Internet est un médium de transmission, comme le téléphone ou le courrier. Dirait-on que les factures reçues par la Poste ne sont pas réelles ? Dire « IRL », c'est reléguer Internet à un simple réseau technique, entre ordinateurs alors que c'est un réseau qui permet à des personnes de communiquer entre elles : les ordinateurs ne sont pas autonomes et transmettent ce qu'une personne humaine leur demande de transmettre. Ce réseau et ce que nous y trouvons sont bel et bien physiques, ancrés dans notre réalité : il y a des bâtiments (datacenters) qui hébergent des serveurs informatiques qui stockent les contenus produits par l'humanité connectée. Il y a des kilomètres de câbles, sous nos trottoirs, le long des autoroutes,... Il y a des organisations humaines (sociétés commerciales, associations) qui font tourner tout ça. Des gens sont payés pour veiller au bon fonctionnement de leur parcelle d'Internet. Il y a chacun de nous.
* Mieux qu'un médium de transmission, Internet est un prolongement de nos humanités. Internet n'est pas une autre réalité à la Matrix, une réalité alternative et encore moins une fausse vie. Une expérience toute simple : si c'était le cas, j'aurais le droit d'insulter quelqu'un, d'être en guerre intégrale avec lui sur le Net tout en étant pote dès qu'il n'y a plus Internet entre nous. Il y aurait une action de se brancher/débrancher du réseau. Une sorte de délire collectif. C'est stupide : on voit bien que les actions en ligne ont des répercussions hors ligne, de la simple communication à la catalyse qui conduit à la chute d'un état totalitaire en passant par des achats sur le Net. De ce simple fait, on démonte l'idée de deux mondes bien différents et cloisonnés : on est bien dans un seul et unique monde. Un site web, un mail, un commentaire sur un blog, une discussion par messagerie instantanée sont bel et bien réels et c'est bien mon cerveau qui a rédigé tout ça, tout comme il structure mes conversations orales. Le même cerveau, pas un autre.
* D'un point de vue sémantique, « IRL » met l'accent sur les spécificités des interactions en ligne, par opposition à celles qu'on peut avoir quand on peut se donner des châtaignes. Et c'est bien tout le problème : on suppose implicitement la lâcheté de l'interlocuteur, ce qui n'est pas le cas (exemples des lanceurs-euses d'alertes et des militant-e-s pour la liberté dans les états totalitaires,...). Je peux être lâche au téléphone comme sur le Net mais utiliser un téléphone ou un ordinateur ne fait pas forcément de moi un lâche. Ou alors, les militant-e-s pour la liberté lors du Printemps arabe qui uploadaient des vidéos au lieu d'être sur le front de la contestation étaient aussi des lâches : après tout, ils-elles s'exprimaient sur Youtube/Facebook/autre pour documenter au lieu de recevoir des coups ! Bizarre de traiter de lâches des personnes qui s'expriment à l'écrit (donc ça restera, au contraire de l'oral) en public (au contraire de la rixe en petit comité). On part du principe que, s'il n'y a pas moyen de coller un marron à son interlocuteur, alors la communication n'a plus rien de vrai, qu'elle est dénaturée, presque qu'elle n'a plus de sens. C'est juste des pulsions guerrières qui s'expriment. Et si l'évolution de l'humanité était de surpasser cet esprit-là ? J'veux dire, c'est dans cette direction que l'on se dirige depuis plusieurs siècles avec nos états de droit : le droit est une construction humaine comme échappatoire à l'état de nature : on ne se tape plus dessus jusqu'à ce que le plus fort/rapide l'emporte, on privilégie le dialogue et on règle nos problèmes devant des personnes qui ne sont pas parties prenantes dans notre embrouille (la justice). Le droit protège les faibles contre les puissants car la nature ne nous donne pas les mêmes caractéristiques physiques (force, rapidité, réflexes,...). On lisse les inégalités pour faire société en se consacrant à ce qui importe vraiment : nos humanités. Internet n'est donc pas une communication de lâche mais une communication plus humaine et au-delà des préjugés qui tend à aller au-delà des barrières (économiques, sociales, culturelles,...).
En remplacement d'« IRL », je préfère dire « AFK » mais cela soulève quelques oppositions. Faisons-en le tour :
* Dire « AFK », c'est s'adresser à des initiés. Des non-initiés ne comprendront pas que ça signifie. Oui, c'est vrai, je n'ai pas grand'chose à dire pour défendre « AFK » si ce n'est que notre cerveau est capable de comprendre un terme qui nous échappe en fonction du contexte. Exemple : j'ai réussi à faire percer « ack » autour de moi, y compris à l'oral et y compris à des non-initiés (très peu savent que je tire ça de TCP et tou-s-tes n'ont pas calé que c'était le diminutif de « acknowledgement » mais juste que c'est ce qu'il faut dire pour confirmer qu'on a reçu une info quand on n'a rien à redire sur cette info).
* La sémantique originale du terme « AFK » vient du milieu du jeu vidéo en réseau et signifie plutôt « je suis indisponible ». On le retrouve également sur les messageries instantanées, là encore pour prévenir rapidement que la conversation est interrompue suite à un événement extérieur imprévu. La bonne question est : je suis indisponible mais pour faire quoi ? Pour avoir ou prolonger une interaction humaine en ligne (que ça soit jouer ou discuter). Et c'est bien l'idée que je cherche à faire passer quand je dis AFK au sens d'IRL. Donc « se voir AFK » représente bien l'idée que je cherche à faire passer, c'est-à-dire qu'il n'y aura plus les machines et le réseau entre nous.
* « Loin du clavier » à l'époque des ordiphones dans toutes les poches, c't'un peu une connerie, non ? Oui, on n'est jamais loin d'un clavier. Mais avoir un clavier près de soi ne signifie pas forcément l'utiliser et c'est inclus dans la définition d'AFK : un événement extérieur m'empêche d'avoir ou de poursuivre l'interaction que nous avions (discuter ou jouer, par exemple) mais ça n'indique pas ma localisation : quelqu'un peut me parler auquel cas je suis toujours devant mon clavier physiquement parlant ou bien je peux aussi avoir à ouvrir la porte de ma maison car quelqu'un a sonné auquel cas je ne suis plus devant mon clavier.
* Ma définition d'AFK provient de Peter Sunde, l'un des fondateurs de The Pirate Bay et, vu qu'elle n'est pas répandue, elle entraîne une ambiguïté : un même acronyme, deux sens. Comme les termes geek et hacker : leur sens a été détourné par le plus grand nombre et il y a aujourd'hui une ambiguïté totale. La différence, c'est que, pour hacker/geek, leur véritable sens est également répandu. Il y a donc une sorte d'équilibre. Mais, comme on est un tout petit groupe à utiliser AFK dans le sens d'IRL, alors il y a déséquilibre et on crée une ambiguïté exclusivement dans nos prises de parole. Le problème de ce raisonnement est que, si on le suit, on laisse dire crypter au lieu de chiffrer parce qu'une majorité de personnes semble s'orienter vers l'usage de ce mot dans ce sens précis. Une différence toutefois : crypter pré-existait dans la langue française et on lui donne une définition provenant de l'anglais sans aucune raison valable : c'est un calque donc une impropriété. AFK et IRL c'est différent : je dénigre le sens d'IRL et je prolonge le sens d'AFK. Les langues évoluent en fonction des usages donc AFK peut très bien remplacer IRL : il suffit de le vouloir, comme d'habitude.
* En revanche, c'est parfois certaines expressions qu'il faut virer sans essayer de leur trouver un équivalent. Je pense notamment à « j'ai discuté avec elle sur les Internets et dans la vraie vie » et à « on se connait dans la vraie vie ». Les compléments dans ces phrases n'apportent aucune information : tu as eu des discussions et tu connais cette personne, point, le support de la communication (l'air ou Internet) n'a rien à voir dans l'histoire. Certaines personnes diront ici que ça ajoute encore de l'ambiguïté genre un ami sur Facebook n'est pas un ami au sens traditionnel donc il faut faire la différence. Tout à fait mais plutôt que de se triturer l'esprit, on bannit aussi l'expression « un ami FB » qui est un non-sens en elle-même et le problème est réglé.
Peut-être devrions-nous construire un nouveau terme pour désigner une communication hors ligne, je ne sais pas. En attendant, je bannis « IRL » / « dans la vraie vie » de mes propos, je vire les constructions de phrases avec « dans la vie réelle » où ça n'apporte aucune information et je remplace « IRL » par « AFK » / « communication hors ligne » en fonction de mon interlocuteur dans les phrases restantes.
Sun Jan 24 16:09:25 2016 - permalink -
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