Trop souvent, pour justifier de cette surveillance de nos vies, on m’oppose l’argument : « Si vous ne faites rien d’illégal, pourquoi auriez-vous quelque chose à cacher ? ».
La première réponse, la plus facile, consiste à rétorquer : « Si je ne fais rien d’illégal, pourquoi les services secrets auraient-il le droit d’enregistrer mes conversations ? ». En retour, j’ai souvent droit à un lapidaire : « Si vous n’avez rien à cacher, pourquoi être inquiété par la surveillance ? », sous-entendant ainsi que tout ce que l’on souhaite cacher est illégal.
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Des proches
Dans nos vies, il y a beaucoup de choses que l’on garde pour soi. Les premières personnes à qui nous cachons des choses, ce sont nos amis les plus chers et notre famille : le fait d’aimer quelqu’un, d’être malade, enceinte, homosexuel, d’avoir une passion inassumée, d’aller visiter cet oncle que tout le monde déteste, d'avoir des opinions politiques. Bref, de nombreux événements de nos vies requièrent la confidentialité. Quand bien même, dans notre vie de tous les jours, on ne se sent pas toujours concerné, cela devrait nous pousser à soutenir une société où la vie des autres bénéficierait de ce droit.
La compréhension naturelle de l’intimité
Nous cachons tous un grand nombre de choses dans nos vies, le plus souvent sans avoir rien fait de mal. La plupart d’entre nous ne sont pas à l’aise à l’idée d’être nus en public. La nudité est un bon exemple de cette compréhension naturelle qu’a chacun de l’intime. L’une peut être à l’aise dans son corps, aller au hammam, dormir nue, mais pour autant ne pas vouloir être topless sur la plage [...]
Que nos vies soient tonitruantes ou non, que l’on soit un adolescent fan de hip-hop, un retraité passionné d’orchidées ou un défenseur de Notre-Dame-des-Landes, l’idée de savoir que quelqu’un puisse éplucher nos emails, nos recherches sur Internet ou l’ensemble des entrées et sorties de notre compte en banque a de quoi nous inquiéter. Cette désagréable sensation, souvent difficile à expliquer, donne souvent lieu à un réflexe du type « ça n’est pas leurs affaires ». Admettre ce sentiment est un excellent début.
[...] Que peut faire votre banquier de la liste des boutiques où vous vous rendez ? Au hasard : évaluer votre risque dans le cadre d’un crédit ? En allant dans des boutiques fréquentées par d’autres personnes, elles connues pour être à haut risque financier, vous pouvez vous retrouver discriminé sur cette simple donnée !
L’analyse des comportements, ce fameux « big data » dont on entend tant parler, est un des ennemis invisibles de notre époque. Il devrait à lui seul redonner à chacun le sens de l’importance de ce droit fondamental qu’est la vie privée et son respect.
Des erreurs et de la complexité du droit
[...] Les lois françaises, la législation européenne, les traités internationaux, représentent une somme de centaines de milliers de pages : qui peut prétendre les connaître toutes, et a fortiori les respecter ? D’autant que le droit évolue constamment, qui sait ce qui sera illégal dans 10 ans et que l’on pourra vous reprocher ensuite ? Le personnel du fisc français lui-même affirme ne pas connaître le droit fiscal de manière satisfaisante !
Le parquet, les juges d’instruction, les officiers de police, ont toute latitude pour interpréter le droit, et s’ils vous ont dans le collimateur – même pour de mauvaises raisons – ils trouveront toujours quelque chose à vous reprocher. Si vous vous demandez pourquoi ces honnêtes fonctionnaires dépositaires du droit pourraient vous en vouloir, dites-vous qu’ils sont humains, comme vous, donc soumis aux biais cognitifs, à l’erreur de jugement, l’envie de vengeance, l’ordre politique venu d’en haut, l’abus de pouvoir ou la bureaucratie galopante. Je ne vous parlerai pas des fichiers de police existants, souvent non déclarés, remplis d’erreurs, d’homonymes indiscernables, de victimes qualifiées en bourreaux parce que l’agent s’est trompé de case etc.
[...] La justice, c’est précisément cet équilibre entre la légitimité de l’atteinte à notre intimité par l’enquête de police, et la difficulté de cette enquête de par le respect a priori de cette intimité.
Le combat politique
Dans de nombreux États américains, et d’autres pays dans le monde, en 2016, la consommation de cannabis est désormais autorisée. Illégal pendant un bon siècle, comment est-on arrivé à changer les lois dans ce sens ? Tout simplement parce qu’une bonne partie de la population en consommait, et trouvait illégitime son interdiction. Et cela concerne de nombreux sujets de société : l’homosexualité, dépénalisée en France en 1791, l’avortement légalisé en 1975. Si l’on n’avait vraiment rien à cacher, comment aurait-on pu en arriver là ? Car si la justice, l’État, savent tout de nous, comment peut-on se réunir pour organiser, en secret, la lutte contre des lois illégitimes ? Sans vie privée, il n’y a aucun moyen de s’organiser politiquement pour défendre des causes qui aujourd’hui peuvent paraître illégitimes, mais qui demain ne le seraient plus, car la majorité en aurait décidé autrement. Cela ne signifie pas que ce sera simple, la désobéissance civile a souvent souffert de l’espionnage des services secrets, au prix de vies perdues et de prison, mais la vie privée reste seule capable d’apporter cet équilibre entre justice et possibilité de changement.
Perso, j'aime beaucoup la définition de l'intimité donnée par jz et donc la nécessité de la protéger : « La protection de la vie privée, c'est la protection de nos intimités. C'est se laisser la possibilité d'êtres libres seul-e ou à plusieurs. C'est la possibilité d'expérimenter sans se faire juger. C'est important. ».
Dans le domaine, il y a aussi l'excellente vidéo Je n'ai rien à cacher de LDN.