Le dernier recueil de la série « un autre regard » de la dessinatrice Emma. (Je n'ai pas rédigé d'article sur les deux premiers tomes de la série car ils contiennent uniquement des BD publiées en ligne, sur lesquelles je m'étais déjà exprimé avant de lire les livres-recueils.)
Il contient 4 BD dont 2 sont disponibles sur le web :
- « Les conséquences ». On a tous et toutes des charges mentales à porter (pro, etc.), mais, souvent, la charge mentale ménagère s'y ajoute uniquement pour les femmes. En parler avec son conjoint change environ rien : soit ils nient / s'en foutent (18 %), soit ils changent de comportement un court temps puis retour à la normale (39 %) soit y'a du changement mais lent (37 %). Les chiffres viennent d'un sondage Twitter d'Emma qui n'est pas représentatif (public plus conscient de la problématique et plus exigeant) ;
- « C'est dans la tête ». Il y a quelques années, il y a eu tout un courant médiatique pour expliquer que la charge mentale ménagère n'est pas un problème d'organisation sociale, que ça relève du privé, du couple voire des femmes qui ont un besoin de tout contrôler. Bref, c'est un problème de femme (un de plus, dis donc). Telle une psychose, des livres, des psys, des coachs et autres sont apparus pour apprendre aux femmes à se soigner. Un problème = une solution commerciale, comme d'hab' ;
- « Le dimanche soir » (attention, la version web est partielle). L'actuelle organisation du travail qui détruit les salariés (toujours plus, absence d'autonomie, humiliation, infantilisation, ne pas énoncer clairement les attendus et ce qui ne va pas, faire croire que s'impliquer c'est appartenir corps et âme à l'employeur, changement fréquent d'organisation pour embrouiller, etc.) est voulue, elle a été façonnée. La solution est habituelle : communisme donc mise en commun des outils de production, ne pas produire la merde consumériste donc travailler 2 h par jour, ne pas redouter l'automatisation (puisque la valeur produite n'est pas captée par le proprio de l'automate), etc. Il ne faut plus négocier les conditions de notre exploitation (réduction du temps de taff, formations, paiement des heures sup'…), mais la renverser ;
- « Pour être sympa ». Sexisme ambivalent = sexisme hostile (bâton) + sexisme bienveillant (carotte). Exemples de ce dernier : la galanterie (qui est de la politesse dirigée vers les femmes comme tenir la porte, payer l'addition afin de marquer que sa compagnie à de la valeur, etc.), les compliments de rue ou en entreprise (tu égayes l'étage ; même si ce n'est pas dans ta fiche de poste, tu accueilleras les visiteurs car t'as un joli sourire ; votre candidature tombe bien, on manque de point de vue féminin, etc.), valoriser les taffs dévalorisés (par le salaire, l'absence de reconnaissance, etc.) qu'elles occupent (les tâches ménagères, élever les lardons, etc.), leur proposer sans cesse de l'aide en entreprise (pourquoi, elles sont incompétentes ?). Contrôle social qui ne mange pas de pain, en somme. Le sexisme bienveillant serait nécessaire car, si la politique, les médias, la religion, le salariat, etc. accordent structurellement des privilèges aux hommes, à moment donné ceux-ci ont envie / besoin de reproduire leur lignée, donc ils ne peuvent pas que dénigrer, il faut donc valoriser les femmes, mais uniquement dans les valeurs (douceur, sensibilité, gentillesse, etc.) et les tâches spécifiques qu'on leur a assignées. De même, ça permet de ne pas (trop) valoriser monétairement ces activités (cf. taff invisible, etc.).
Fun fact : d'après une étude de 2012 de Elinder et Erixon, portant sur 18 naufrages de navires durant les trois derniers siècles, l'expression « les femmes et les enfants d'abord » est fausse : le plus haut taux de survie va aux membres de l'équipage (61 %) puis aux hommes (37 %) puis aux femmes (27 %) puis aux gosses (15 %). Le Titanic fait exception avec 70 % de femmes survivantes contre 20 % des hommes.
Historique simplifié de l'organisation du travail :
- Sociétés primitives : rythme lent, tout le monde contribue à la production des biens de première nécessité qui étaient mutualisés ;
- Sédentarisation, agriculture et élevage permettent de produire de quoi survivre sans la contribution de toute la communauté (premiers gains de productivité de l'histoire :D ), d'où l'apparition de l'artisanat et du stockage et de l'échange des surplus ;
- Privatisation des sols, des bétails et des outils. Division en groupes spécialisés aux intérêts divergents. Les chefs, les prêtres, les militaires, etc. accaparent les propriétés et la production ;
- Exploitation des serfs par les seigneurs. Les serfs sont encore libres de choisir leur rythme et l'usage de la terre… tant qu'ils payent le droit d'usage (donc liberté très relative) ;
- La navigation maritime, donc la découverte de nouveaux marchés, l'impérialisme, l'esclavage et le pillage, fait émerger la bourgeoisie. L'organisation féodale freine son développement. Tant qu'il percevait sa dîme, un seigneur se moquait de l'oisiveté de ses serfs et de leur organisation, mais s'ils bossaient plus, ça produirait un surplus de richesses… Les seigneurs perdent donc en influence. Apparition des manufactures en ville. Exode rural poussé par les famines, donc la bourgeoisie fixe les salaires et les conditions (journée de 12 h, etc.). Les progrès techniques permettent de fixer la cadence des ouvriers (d'où le mouvement luddiste), de maximiser les profits (temporairement) et de rendre la production indépendante de plusieurs facteurs (jour / nuit, météo) ;
- La division verticale (séparer la conception / décision de la réalisation) et horizontale (découpage d'une tâche en sous-tâches spécialisées) du travail permet de retirer le savoir-faire et de rendre remplaçable les travailleurs ;
- Emma n'évoque pas l'auto-exploitation (auto-entreprise, travailleur indépendant, etc.). Au 19e siècle, l'artisanat a été capté par la bourgeoisie prêteuse de deniers. C'est toujours le cas : il faudra être compétitif pour rembourser le prêt, etc. d'où une liberté très relative. La financiarisation, elle aussi passée sous silence, a également permis de tirer des profits d'un surplus de production ou d'une production inexistante.
P.-S. : j'ai lu ce livre à sa sortie (fin 2019).