Tandis que le gouvernement prépare une loi aux petits oignons contre les « fake news », la justice s’occupe, de son côté, d’interdire la publication de quelques vraies informations. Fausses nouvelles ? Vraies nouvelles ? Rendez-vous, les journaleux, vous êtes cernés !
Un vent mauvais souffle sur la liberté de la presse. Le tribunal de commerce de Paris vient de condamner lourdement « Challenges », coupable d’avoir publié une information parfaitement exacte, mais… confidentielle. Le magazine a révélé que le groupe Conforama venait d’être « placé sous mandat ad hoc », c’est-à-dire qu’un administrateur judiciaire était nommé pour tenter d’éviter la cessation de paiements. Nul ne conteste que ce soit la stricte vérité. Mais le Code de commerce, en son article L611—15, prévoit que toute personne qui participe à une telle procédure ou qui en a connaissance « par ses fonctions » est tenue à la confidentialité.
Il peut être distrayant pour des juristes désœuvrés de gloser à perte de vue sur le point de savoir si cette confidentialité s’impose à la presse. Quand bien même : tant qu’il restera en vie un seul journa- liste digne de ce nom, briser un secret utile à l’information des citoyens demeurera un succès, pas une faute.
Mais le digne magistrat du tribunal de commerce refuse à « Challenges » le bénéfice de la Convention européenne des droits de l’homme, qui consacre la liberté d’informer. Motif : son article « ne saurait revêtir le caractère d’une information du public sur un sujet d’intérêt général ». Il est vrai que la possible déconfiture de Conforama n’intéresse presque personne. Juste les 14 000 salariés de ses 300 magasins. Et un peu, aussi, ses milliers de fournisseurs, dont bon nombre de PME qui sont priées de ne rien savoir et de continuer de livrer leurs marchandises, quitte à boire le bouillon avec le géant s’il cesse de payer. Trois milliards et demi de chiffre d’affaires, c’est une toute petite affaire privée, non ?
La censure dans ses meubles
Prudent, le juge censeur ouvre le parapluie et se recommande d’un arrêt de la Cour de cass rendu en 2015. Décision assez fumeuse qui ne tranche pas la question. De plus, la chambre criminelle de la Cour ne cesse de répéter qu’une infraction commise par voie de presse ne peut être poursuivie que sur la base de la grande loi de 1881.
Alors ? Alors, la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, serait bien avisée de s’en souvenir lorsqu’elle présentera son projet de loi contre les « fake news » baptisée « loi sur la confiance dans l’information ». Sous ce flatteur emballage cadeau se cache naturellement l’exact inverse : une loi de défiance, de censure et d’interdiction, dans la même veine que l’ordonnance rendue contre « Challenges ». Il deviendrait possible de poursuivre un journal propagateur d’une prétendue « fausse nouvelle ». Et en référé, s’il vous plaît, c’est-à-dire en urgence. A charge pour les juges de dire, toujours « en urgence », le vrai et le faux. Bon courage !
Que se passera-t-il si un journal prétend que les comptes publics ne sont pas d’équerre ? ue la dette n’est pas ce que le gouvernement prétend ? Poursuites, sanc- tions ? Que se passera-t-il si un journal raconte (pure hypothèse) qu’un candidat à la présidentielle a fait rémunérer son épouse par le Parlement pendant Vingt ans ? Poursuites, sanctions ?
C’est une démangeaison bien ordinaire du pouvoir politique que de vouloir tenir la laisse courte aux journalistes. L’effet immédiat est en général de démonétiser l’information contrôlée et de nourrir la fibre complotiste : « On nous dit rien, on nous cache tout. » Le premier journaliste, Théophraste Renaudot, suppliait le prince de ne point tenter d’arrêter le flux des nouvelles, vraies ou fausses, que publiait sa « Gazette ». Car, expliquait-il, l’information a ceci de commun avec le flux d’un torrent qu’elle grossit à mesure que l’on tente de lui barrer la route.
Il est vrai que c’était au XVII° siècle. Et en même temps…
Dans le Canard enchaîné du 7 février 2018.