Dans “La France gastronome” (Payot), l’historien Antoine de Baecque raconte comment le restaurant est devenu une institution. Bourgeoise ?
Des tables individuelles, une carte avec des prix, une ambiance qui permet aux honnêtes femmes d’y paraître : cette chose nouvelle s’appelle le « restaurant ». Elle fleurit au lendemain de la Révolution française, quand la bourgeoisie triomphante savoure son succès par les papilles. Comme l’aristocratie a fait ses malles pour l’étranger, ses cuisiniers, restés en France, sont libres. Ils ont des idées, de l’imagination, une clientèle, bientôt de l’argent. Voilà Paris promu capitale de la gastronomie, nouvel art de vivre, d’abord concentré au Palais-Royal, lieu de tous les plaisirs : le jeu, les courtisanes, et les tables vite célèbres du Café de Foy et du Grand Véfour.
La fête ne dure pas, car, en 1840, Louis-Philippe, roi des Français, fait interdire les tripots de ce quartier mal famé. Les gosiers délicats migrent alors vers les « grands boulevards », éclairés au gaz, de la Bastille jusqu’à la Madeleine. On y flâne, on y soupe chez Tortoni, Hardy et Riche. Tout est fait pour éblouir : vastes miroirs — pour voir et se faire voir —, statues, vases, colonnes, garçons gominés, nouvelle cuisine. Il faut se mettre à l’heure du temps : le « dé-jeuner » (qui rompait le jeûne de la nuit) se décalant vers midi, apparaît, pour le matin, le « petit » déjeuner. Longtemps repas du milieu de journée, le dîner glisse vers la fin de l’après-midi. Comme la sortie des spectacles avait lieu plus tôt, (vers 18-20 heures), on « soupait » en début de soirée. Quatre repas ! La modernité fait chauffer les fourneaux.
Les chefs abandonnent leurs bonnets de rôtisseurs-traiteurs pour des toques majestueuses. Mais il faut aussi des penseurs, des théoriciens, des plumes, une littérature et une presse gourmandes, où excellent les Brillat-Savarin et autres Grimod de La Reynière. Pour ce dernier, la rupture, au début du XIX° siècle, dans les mœurs alimentaires est la « deuxième révolution française », « aussi importante que le bouleversement dans l’ordre politique ». Dans son « Grand dictionnaire de cuisine », Alexandre Dumas manie le stylo et le hachoir : « Assommez un lapin, ouvrez-lui immédiatement le ventre, tirez-en le plus de sang que vous pourrez », édicte le pantagruélique auteur. C’est du brutal !
Organisme vivant, le restaurant ne cesse de muter. Après la guerre de 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine, les Bofinger, Lipp, Zeyer, Jenny arrivent à Paris et mettent à l’honneur la brasserie, ses bières et ses choucroutes. Le luxe culinaire pénètre dans les palaces, au Grand Hôtel de la place de l’Opéra voulu par Napoléon III, plus tard au Ritz, où les « brigades » d’Auguste Escoffier font merveille. On y va pour montrer un bout de sa fortune et faire entrevoir le reste. Dans « la IIIe République repue et sûre d’elle-même », la bourgeoisie du travail et de l’épargne, moins constipée qu’on ne l’a dit, pique les valeurs d’apparat à l’aristocratie finissante.
Le livre d’Antoine de Baecque, très nourrissant, n’est jamais pesant. A chaque chapitre, on remet volontiers le couvert. Faut-il invoquer l’« identité française » ? Oui, si l’on veut dire par là que la France adore s’admirer dans le fond de son assiette.
Dans le Canard enchaîné du 6 février 2019.