Qu’est-ce qui caractérise le populisme ? Quelles sont ses origines et les raisons de son retour actuel ? Bertrand Badie, professeur à Sciences-Po Paris, et Dominique Vidal, journaliste, qui ont dirigé Le retour des populismes (La Découverte, 2018) ont répondu à nos questions.
On entend souvent parler de populisme, mais comment le dend conscience que l’homme blanc néfinir ?
Bertrand Badie : Il n’y a pas d’idéologie populiste, de régime populiste, de système populiste, pas même de doctrine, ni de politique publique populiste. Il y a des situations populistes, quand surgit une forte crise de défiance des gouvernés à l’égard de leurs institutions. Quand le peuple les juge incapables de le protéger contre une menace plus ou moins fantasmée**, qui va donner libre cours à ceux qui attisent cette peur, cette défiance, pour en faire une arme électorale et arriver au pouvoir.Dominique Vidal : Le populisme, ce sont surtout des pratiques, des discours que l’on retrouve désormais d’un bout à l’autre de la planète : Trump, Netanyahou, Orban, Kaczynski, Modi, Bolsonaro… Tous présentent des caractéristiques spécifiques, mais aussi des points communs. D’abord le culte du chef — un certain nombre de mouvements populistes portent même le nom de leur leader : « péronisme », « nassérisme », etc. Ensuite la volonté de dépasser le clivage droite-gauche. Troisième aspect commun : le mépris de la démocratie représentative, présentée comme un instrument des élites contre le peuple. Dernière caractéristique : le refus des institutions supranationales et le repli sur l’État-nation.
Vous avez titré l’introduction de votre livre « L’éternel retour ». Sommes-nous face à un mouvement récurrent ?
B. B. : Le populisme naît et disparaît depuis la fin du XIXe siècle, depuis que les peuples ont quelque chose à dire et y sont autorisés. Nous distinguons quatre vagues de populisme. Le moment fondateur, à la fin du XIXe siècle, touche des pays très différents : la Russie, les États-Unis, et la France à travers le boulangisme. À chaque fois, on retrouve des facteurs communs. La Russie est alors une société rurale qui commence à être bousculée par une forte occidentalisation qui menace la vieille tradition slavophile, les sociétés paysannes traditionnelles. Au même moment, à l’autre bout du monde, aux États-Unis, la paysannerie jusque-là dominante dans la société américaine est secouée par un capitalisme bancaire qui se met en place sur la cote est des États-Unis, projette de restructurer le pays, construit des chemins de fer, de nouveaux sites urbains, annexe des terres. La société rurale américaine se crispe, le premier parti populiste du monde, le People’s Party, est créé. Son candidat à l’élection présidentielle, en 1896, a failli être élu. La deuxième vague naît pendant l’entre-deux-guerres, en Allemagne, en Italie, en Europe centrale. Une troisième vague va se développer, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, dans des sociétés récemment décolonisées. On y découvre des figures emblématiques, différentes de celles déjà vues dans les précédentes vagues : Nasser en Égypte, Nehru en Inde, Sukarno en Indonésie… Toute une série d’acteurs qui vont s’appuyer sur le peuple, pour dénoncer une hégémonie post-coloniale qui continue à s’affirmer malgré une décolonisation formelle. La quatrième vague, c’est aujourd’hui.[…]
La peur est donc le moteur du populisme…
B. B. : Nous vivons dans un contexte de peur, dont celle de la mondialisation. Aujourd’hui il n’y a plus d’identité claire. Nous sommes « dans le monde », et il faut admettre à quel point ce changement total d’univers est source d’angoisse. Quand vous avez peur et que des « prophètes du mensonge » vous disent que vous avez raison d’avoir peur, vous entrez dans une situation quasiment hystérique [NDLR : car ça flatte le sentiment de supériorité : on avait bien vu que quelque chose n'allait pas ]. Le prophète convertit ce sentiment en xénophobie, en racisme, en exclusivisme… Trump n’a pas été élu aux États-Unis sur la définition d’un programme politique ou un diagnostic du monde, mais grâce à des tweets qui lui permettaient de toucher le peuple américain la où ça faisait mal, en jouant de la peur du Blanc sur le point de devenir minoritaire. Quand Trump propose de construire un mur qui va coûter des milliards pour arrêter la venue de ceux qui ne sont pas des Blancs au sens anglosaxon du terme, il est applaudi des deux mains. La pathologie de notre monde est bien là : on ne gouverne plus avec des programmes mais avec des images. Et les images les plus payantes sont celles de la peur et du fantasme**.C’est aussi une crise de la démocratie !
B. M : La crise est quadruple. La crise économique et sociale, avec une explosion des inégalités : 80 % des richesses qui vont à 1 % de la population, à l’échelle mondiale ! Ensuite, la crise psychosociale, le passage des Trente Glorieuses aux trente douloureuses, qui provoque une déstructuration des individus. Avec le chômage, la précarité, la retraite forcée, toute l’estime de soi vacille. Troisième élément, la crise d’identité.
B. B. : On prend conscience que l’homme blanc n’est plus dominateur comme il l’était autrefois. Une page se ferme !
D. V : Enfin, la crise de la démocratie, qui a une toile de fond : l’absence d’alternative. C’est fondamental. C'est la caractéristique commune de toutes les victoires populistes : l’absence de force polilique capable de donner un horizon au combat contre la mondialisation libérale. Et d’abord à gauche : divisée comme jamais, celle-ci ne parvient plus à répondre aux attentes de l’électorat populaire.Le populisme profite-t-il des effets dévastateurs de la mondialisation ?
B. B. : Nous sommes entrés dans un monde où le clivage gauche-droite n’a pas disparu, mais où est apparu un nouveau clivage, mondialiste-souverainiste. Il y a des souverainistes de droite, des souverainistes de gauche, des mondialistes de droite, mais pas de mondialistes de gauche. Il manque une case. Pourquoi ce mondialisme de gauche n’arrive pas à se constituer ? Parce que la base électorale des partis qui pourraient le promouvoir est celle qui est le plus frappée par cette mondialisation, qui a spontanément une méfiance à son égard qu’elle assimile a la perte d’emploi, au chômage, à la régression du pouvoir d’achat… Il manque une politique mondialiste de gauche, capable de proposer une autre mondialisation, de la gérer, de la réguler avec solidarité et multilatéralisme. La mondialisation, bien conçue, peut être un vecteur de progrès et réconcilier la gauche avec son identité intemationaliste. Mais ça, les partis de gauche n’ont pas le courage de le dire. Il est tellement plus simple d’expliquer que la mondialisation c’est l’horreur…Pour vous, Bannon et le Kremlin sont à la manœuvre derrière les populistes ?
B. B. : Bien sûr. Mais nous parlons trop de l’Europe. Si la pathologie était uniquement européenne, l’Europe se soignerait et peut-être guérirait-elle. Le populisme aujourd’hui est un phénomène mondial. C’est autant Duterte aux Philippines que Trump, Erdogan, Poutine, Bolsonaro… Voilà le plus inquiétant ! Pour la première fois de l’histoire de l’humanité nous assistons à un phénomène politique totalement mondialisé, qui dépasse tous les clivages Nord-Sud, et autres. Trump est le plus inquiétant. Les États-Unis ont porté la mondialisation, ils lui ont donné sa première forme, sa première configuration, ses premières orientations. Aujourd’hui, cette super-puissance qui couvre 40 % des dépenses militaires mondiales, qui a une capacité financière, monétaire, culturelle absolument ahurissante devient la première contestataire de la mondialisation. Voilà un retournement du monde, considérable et unique. Définir une politique européenne, admettons qu'on y parvienne ou qu’on le veuille, face a des États-Unis adeptes de l’America first, relève de l’impossibilité absolue. Le principal effet du trumpisme est de clouer l’Europe. Trump démantèle le multilatéralisme économique, politique, social, culturel, et personne ne réagit. Le populisme triomphe aux États-Unis comme nulle part ailleurs, et c’est une très mauvaise nouvelle : nous sommes, semble-t-il ici, dans une tendance de long terme.Pour vous, qu’est-ce qui nous rapproche des années trente, qu’est-ce qui nous en éloigne ?
B. B. : La problématique centrale dans l’entre-deux-guerres était totalement différente : le revanchisme. Certes, avec la mondialisation, il y a la volonté de prendre sa revanche par rapport à la marginalisation que l’on subit, ou la perte des avantages que l’on avait autrefois, mais le phénomène n’est pas comparable. Du coup, cette différence donne au populisme d’aujourd’hui des allures, je l’espère, moins violentes que pendant l’entre-deux-guerres, mais en même temps beaucoup plus universelles. --Aujourd’hui, toute altérité devient suspecte. Il y a comme un rayonnement mondial de la défiance. De ce point de vue, le populisme est beaucoup plus destructeur dans son extension qu’il ne l’était pendant l’entre-deux-guerres**.[…]
Dans le Siné Mensuel de mai 2019.