Comment contourner massivement les contraintes de l'interim ? Créer des associations sans but lucratif nommés Groupement d'Employeurs qui emploient et facturent des heures travaillées aux membres de telles assos (Carrefour, La Poste, Geodis, Auchan, Casino, Intermarché, Vente privée, Danone, Nestlé, Cdiscount, etc.). Ainsi, les employés peuvent facilement bouger d'un client à un autre et ils ont des droits (pas de formation pro, pas de comité d'entreprise, etc.) et une paie au rabais (primes inférieures, pas d'intéressement, etc.). La gestion de ces groupement d'employeurs est déléguée à des sociétés commerciales spécialisées comme D2L dont l'effectivité des prestations semble ne pas être démontrée. Évidemment, les GE perçoivent des subventions (56 000 € par la région Île-de-France) et le CICE.
Ils turbinent pour Carrefour, La Poste, Geodis, etc. Mais sont payés par des “groupements d’employeurs” qui contournent l’intérim. Et engraissent une curieuse officine.
En condamnant, le 8 juillet, La Poste et l’un de ses prestataires (deux responsables ont écopé chacun de 120 000 euros et 6 mois de prison avec sursis) pour recours abusif à la sous-traitance, le tribunal de Nanterre risque de gâcher les vacances de plusieurs patrons de la grande distribution et de la logistique (transport). Leurs méthodes, proches de celles des postiers, ont en elfet alerté l’Inspection du travail et la justice, laquelle a mobilisé l’Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI).
Chaque jour, des centaines d’employés turbinent dans les entrepôts d’Auchan, Casino, Carrefour, Intermarché, Vente privée, Geodis ou ID Logistics sans y être salariés ni même intérimaires. Ils sont préparateurs de commandes ou conduisent des chariots avec les mêmes horaires et dans les mêmes conditions que leurs collègues, mais leurs droits sont bien inférieurs, et leurs paies au ras des pâquerettes.
Bien que travaillant à temps plein, depuis plusieurs années parfois, ils ne perçoivent ni intéressement ni participation. Leurs éventuelles primes — contrairement à ce que prévoit la loi — sont inférieures à celles de leurs collègues, et ils n’ont accès ni aux prestations du comité d’entreprise ni à la formation professionnelle.
Pour pouvoir disposer de ces salariés low cost, les majors de la logistique, de la grande distribution et du commerce en ligne ont recours à un astucieux stratagème : il leur suffit de devenir membres d’un groupement d’employeurs (GE) — un dispositif initialement réservé aux boîtes de moins de dix salariés mais élargi, en 2011, à toutes les entreprises, quelle que soit leur taille.
CDI ? Non merci !
Ces associations loi 1901 à but non lucratif embauchent des salariés pour les mettra à la disposition de leurs adhérents en leur facturant les heures effectuées. Abracadabra ! les boîtes recrutant ces travailleurs bénéficient de tous les avantages du recours à l’intérim, sans en subir les contraintes.
Exemple : il est interdit d’embaucher un intérimaire pour un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise. Dans certains cas, le travailleur lésé peut même voir son job requalifié en CDI par les prud’hommes. Pas de risques de ce genre avec un salarié de GE.
Parmi les premiers fans de ces groupements d’employeurs ? La Poste, qui — selon des documents consultés par « Le Canard » — a recours depuis des années à des centaines de ces « travailleurs détachés ».
Soucieuses de s’épargner l’administration fastidieuse d’un GE, les entreprises s’adressent au groupe lyonnais D2L, spécialisé dans « le conseil pour les affaires et autres conseils de gestion », et plus particulièrement dans… la création et la gestion de groupements d’employeurs.
Entre autres services, D2L gomme — au moins en partie — les profits des GE, théoriquement « à but non lucratif ». Utile, car un salarié mis à disposition et payé 1 200 euros mensuels par le groupement sera facturé près de 2 200 euros à l’entreprise utilisatrice.
De plus, les GE empochent chaque année plusieurs millions d’euros versés par l’Etat au titre du CICE, voire des subventions. La région Ile-de-France leur a ainsi alloué 56 000 euros à ce jour.
Introuvables conseils
Tout ou partie des bénefs remontent discrètement vers D2L, en vertu de conventions de « conseil en ressources humaines » passées entre les groupements d’employeurs et diverses sociétés du groupe. Or des inspecteurs du Travail ont relevé que, « lors des contrôles réalisés [chez D2L], il est apparu de façon concordante que la prestation de conseils en ressources humaines n’était pas réalisée ». Pisse-froid !
Pour l’Inspection, c’est tout le système mis en place avec GE et grandes boîtes qui relève du « prêt illicite de main-d’œuvre » et du « marchandage » — deux pratiques qui constituent un délit et sortent du cadre légal de l’intérim. Saisi du dossier, le parquet de Bourg-en-Bresse a confié l’enquête aux limiers de l’OCLTI, et les services fiscaux sont entrés dans la danse.
De l’aveu même du PDG de D2L, Guilhem Dufaure de Lajarte, « en permanence, 2 000 personnes travaillent en CDI temps plein, en tant que détachés dans les groupements d’employeurs ». Un business qui lui a permis de s’offrir un hélicoptère, un haras avec ses pur-sang… et d’introduire son groupe en Bourse fin 2014. En voilà un qui gère son compte en banque sans aucun « détachement ».
Parmi les gros clients de D2L, la société ID Logistics, qui, avec ses 20 000 salariés, gère clés en main plus de 300 entrepôts, notamment pour Danone, Nestlé, Cdiscount ou la grande distribution.
Ça tombe bien : le pédégé d’ID Logistics, président du syndicat patronal, est chargé, par les ministres de l’Economie et des Transports, d’une mission pour « améliorer la compétitivité de la filière logistique ». Initialement prévue pour la fin de mai, la publication de son rapport serait imminente. Encore un retard de livraison…
Dans le Canard enchaîné du 24 juillet 2019.