« Entretien avec Gérard Berry, informaticien et professeur au Collège de France, médaille d’or 2014 du CNRS.
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Alors que tout le monde en France s’intéressait à la matière et à l’énergie, je pensais que l’information était un truc complètement génial.
Par exemple, j’étais fasciné par le petit bouton rouge de la bombe atomique. Je me disais : « Quand quelqu’un appuie sur ce bouton, il y a un seul bit d’information qui passe et la Terre peut sauter, c’est pas mal comme levier. »
L’information, c’est extraordinairement puissant et complètement uniforme, c’est léger, ça se fout du support. Qu’elle soit sur un disque, une clé USB ou autre, l’information est la même. Par ailleurs, elle se reproduit instantanément.
Je trouvais ces pouvoirs extraordinaires. Je me disais que tout ça allait littéralement exploser quand on allait s’en rendre compte.
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Pourquoi est-si surprenant le moteur de recherche ?
Parce que ça fait des choses que les hommes sont incapables de faire. C’est ce qui m’a toujours plu dans l’informatique.
Rechercher dans des milliards de fichiers en un temps négligeable, l’homme ne peut pas le faire. Un moteur de recherche, c’était quelque chose d’impossible, c’était même impossible d’en avoir l’idée. En informatique, très souvent, ce n’est pas la réalisation qui est le plus dur, c’est l’idée.
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Je n’ai jamais été déçu par l’informatique. J’ai été déçu par les gens, par l’absence complète de compréhension de ce qui se passait dans notre pays. Mais ce qui se passe, c’est cool.
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Vous dites : « Ça permet à l’homme de faire des choses qu’il est incapable de faire. » Sans doute. Mais en même temps, on a connu des déceptions sur la capacité de l’ordinateur à faire des choses que les hommes font assez facilement. C’est tous les errements de ce qu’on appelle l’intelligence artificielle.
Je n’ai jamais été déçu par l’intelligence artificielle parce que je n’ai pas cru une seule seconde en l’intelligence artificielle. Jamais.
Je n’ai jamais cru que les robots pourraient faire des actions intelligentes. On dit : « Mais l’ordinateur sait jouer aux échecs. » Oui, ça prouve que les échecs sont un jeu facile, c’est tout. C’est dur pour les hommes, mais ce n’est pas dur en soi. Un homme ne sait pas faire une addition. En revanche, il sait composer de la musique.
Et est-ce qu’aujourd’hui, vous changez d’avis en voyant les progrès de ces dernières années en intelligence artificielle ?
Non. Bien sûr, l’intelligence artificielle a énormément apporté à l’informatique. Des concepts fondamentaux comme les langages fonctionnels, les langages objets, le traitement de l’image, l’interface homme-machine sont nés de gens qui pensaient faire de l’intelligence artificielle, et qui souvent s’en sont écartés.
Fondamentalement, l’ordinateur et l’homme sont les deux opposés les plus intégraux qui existent. L’homme est lent, peu rigoureux et très intuitif. L’ordinateur est super rapide, très rigoureux et complètement con. On essaie de faire des programmes qui font une mitigation entre les deux. Le but est louable. Mais de là à y arriver...
Vous dites que les hommes vous ont déçu. En quoi ?
En France, on n’a pas cru en l’informatique. On a dit que c’était une mode et que ça allait passer. Ça, ça m’a beaucoup déçu. Dans les années 80, dans les grandes écoles, on se demandait si l’informatique était un sujet ou pas. En 1985, à l’X [surnom de Polytechnique, ndlr], on se demandait encore s’il fallait l’enseigner. Dans d’autres écoles, on se posait encore ces questions en 2000.
Comment vous l’expliquez ?
La France est un pays minier, orienté vers la matière et l’énergie. On a fait le TGV, l’Airbus, mais on n’a jamais fabriqué un ordinateur décent. Raisonner sur la matière et l’énergie, et raisonner sur l’information, c’est très différent.
Et quelles sont les conséquences de cet aveuglement ?
On le paie par des retards considérables. Sur la scène industrielle, on a beau expliquer qu’on est très forts et très innovants, les autres n’ont pas l’air au courant.
En logiciel, on n’a jamais trop existé, sauf dans des domaines très précis où on est très forts. Mais regardez l’imagerie médicale, on était leader mondial et on s’en est séparé, parce qu’on a considéré que c’était un domaine sans avenir.
Ça, c’est de l’ordre de l’erreur industrielle, mais en quoi est-ce aussi une erreur intellectuelle ?
Dans toute révolution, quand on est derrière, on a l’air con. Et on le voit très bien dans le système de décision français où les gens sont très ignorants de l’informatique ; on y parle des problèmes du passé.
Par exemple, on vient de se rendre compte qu’il y avait des problèmes de sécurité des données personnelles dans les réseaux. Il est temps. Sauf que que les vrais problèmes de sécurité, ils vont se poser maintenant dans les voitures et dans les systèmes intégrés.
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Et vous avez beaucoup travaillé sur le bug. Une question bête : comment est-il encore possible qu’il y ait des bugs ?
La question serait plutôt : comment est-il possible qu’il n’y en ait pas ?
Au départ, on a toujours la même opposition : l’homme qui va penser le programme, l’écrire et le tester. Et l’ordinateur qui va l’exécuter. L’homme est incomplet, incapable d’examiner les conséquences de ce qu’il fait. L’ordinateur, au contraire, va implémenter toutes les conséquences de ce qui est écrit. Si jamais, dans la chaîne de conséquences, il y a quelque chose qui ne devrait pas y être, l’homme ne s’en rendra pas compte, et l’ordinateur va foncer dedans. C’est ça le bug.
Un homme n’est pas capable de tirer les conséquences de ses actes à l’échelle de milliards d’instructions. Or c’est ça que va faire le programme, il va exécuter des milliards d’instructions.
Mais il existe des méthodes mathématiques [ NDLR : les preuves formelles ], et informatisées, qui permettent de faire des calculs dont le principe est proche de celui de raisonnements humains, avec en plus les caractéristiques de l’informatique, c’est-à-dire sans aucun humour, sans aucune fatigue, et sans aucune erreur.
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Comment expliquez-vous alors que quand on achète un smartphone, il y ait des bugs dans les applications, le système d’exploitation, etc. ?
Parce que tout ça est fabriqué par des hommes qui n’ont pas la préoccupation de faire juste.
Pourquoi ?
Parce que leur préoccupation est de faire des sous. Et que ça ne dérange pas trop les clients. Un smartphone qui a des bugs, on le reboote, et voilà. [...]
Ça ne marche avec les smartphones que parce que les gens sont très tolérants. On est beaucoup moins tolérant dans un avion. »
Via
https://twitter.com/bayartb/status/636210462741368833