Il y a un sujet que je souhaite évoquer, mais je ne suis pas sûr de la manière dont il faut l'aborder ni de ce que j'attends en le racontant ici…
Chez l'un de mes anciens employeurs, une petite PME informatique du sud de la France, nous étions 20 salariés et 2 salariées. L'une des salariées occupe un poste administratif et a, de ce fait, un bureau pour elle seule. Elle force le respect des jeunots par son âge, tendance « ça pourrait être ma mère donc bon ». L'autre est une jeune ingénieure R&D qui a son bureau dans l'open space, comme le reste des informaticiens.
Je me suis assez vite rendu compte que, de manière récurrente (au moins une fois par semaine et parfois plusieurs fois en une seule demie journée), cette deuxième personne faisait l'objet de """"blagues"""" désobligeantes en rapport avec son sexe, en provenance de plusieurs collègues de même niveau hiérarchique, toujours les mêmes. C'est tellement banalisé dans notre société que je n'ai pas mémorisé ces petites phrases du quotidien. Je me souviens seulement un peu du jour où j'ai décidé d'intervenir. Trois """"blagues"""" venaient d'être enchaînées dont l'une disait que vu que la collègue portait le badge de la société autour de son cou « comme une vache », c'était forcément pour aller « faire la vaisselle ». Ce badge ouvre juste le local de la société hein, l'avoir avec soi ne dit pas qu'on est le⋅a préposé⋅e aux tâches ménagères des parties communes. Et la majorité des collègues hommes que j'ai fréquenté dans ma carrière mettent aussi leur badge autour de leur cou. Bref, ce propos n'a aucun sens. Je me souviens d'avoir protesté d'un « roooh mais stop quoi ! » agacé qui n'a bien rien changé. Ouais, on a connu plus énergique comme protestation.
Il y avait également des mentions relatives à la pauvre femme frileuse qui nous demandait parfois de couper la clim'. Ouais, pour ces gens-là, c'est difficile d'admettre que la climatisation peut déranger certaines personnes à la longue, même des vrais hommes (!), notamment les personnes enrhumées ou sensibles au pollen, en fonction de la pureté de l'air, de la localisation de la personne par rapport aux buses de climatisation, du réglage de la puissance, etc. Et si t'écoutais la collègue, tu savais son motif.
Depuis quand emmerde-t-on ses collègues comme cela ?! Est-ce acceptable ? Si l'on suit la règle « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse », alors c'est inacceptable à mes yeux.
Je sais ce que certains vont penser : peut-être était-ce un jeu entre personnes consentantes ayant un certain degré d'amitié ? Si c'était le cas, il faudrait m'expliquer ces deux choses :
Je ne doute pas que lesdits """"blagueurs"""" sont globalement bienveillants mais mal informés de la réalité et de l'impact de ce qu'ils pensent être des blagues. En effet, s'ils étaient malintentionnés, on pourrait s'attendre à des blagues racistes visant la même collègue. Or, il n'en est rien. Parce qu'on a presque tou⋅te⋅s intériorisé que le racisme c'est quand même pas gentil donc nous sommes racistes, mais nous ne l'exprimons plus.
N'empêche, j'ai une profonde admiration pour cette collègue : subir ce type de comportements à longueur de journées depuis plusieurs années sans broncher… Il faut vraiment avoir un mental d'acier. Je ne sais pas si ça sonne bien de l'écrire à cet endroit, mais c'est sincère. Évidemment, je ne lui ai jamais dit, car ça aurait été le malaise over 9000 pour nous deux, je pense.
À part ça, il y avait la recherche des minois féminins sur le web. En effet, cette société commerciale propose du support client⋅e⋅s par téléphone et tickets. Si un homme représentant une société cliente envoyait un mail de demande d'assistance, les collègues y répondaient sans commentaire (sauf sur l'éventuelle difficulté à communiquer avec cette personne, parfois bornée, parfois incompétente). En revanche, si c'était une femme représentante d'une société cliente qui envoyait un mail, certains collègues (les mêmes, les auteurs des """"blagues"""" visant la collègue, étonnamment) cherchaient son profile LinkedIn, sa photo et tout ce qu'il est possible de trouver en trois clics sur le web avant de lui répondre. Évidemment, ils se targuaient de commentaires à haute voix sur le physique de la dame et de comparaisons entre les clientes façon FaceMatch. En fonction des commentaires, des gens situés à l'autre bout de l'open space se déplaçaient parfois pour admirer les trouvailles…
On pourrait en douter, mais je parle là de personnes qui ont quasiment la trentaine et qui sont en couple. J'en profite pour rappeler qu'être un mec en couple avec une meuf n'apporte aucune garantie sur ta présumée bonne conduite : mention spéciale aux violences conjugales (une femme était assassinée tous les 3 jours en France en 2014) et à la non répartition de la charge mentale dans les tâches ménagères.
Non, mais je comprends : il ne peut pas exister de sujets de discussion plus intéressants que de réduire une catégorie de personne à des objets qui se doivent d'être jolies à regarder. Il ne peut pas y avoir plus important que de discuter du physique des gens. Pour le reste, Emma explique mieux que moi les problèmes fondamentaux que pose ce comportement dans sa BD « le regard masculin ».
Je n'écris pas ce shaarli pour absoudre mon inaction.
D'une part parce que je ne mérite pas l'absolution car je fais partie du groupe dominant oppresseur, par définition. J'ai opprimé, j'opprime et j'opprimerai des personnes, inconsciemment ou consciemment. La choupie défense « tous les hommes ne sont pas comme ça » est un mensonge : je suis bien comme les mecs que je dénonce dans ce shaarli. Je le suis à des degrés différents, peut-être, mais je le suis tout de même. Car je siège sur un privilège. Certes, un privilège inné que je n'ai jamais demandé ni même voulu, mais un privilège quand même. Toute la question est de savoir ce que j'en fais : est-ce que j'en descends pour le remettre en question ou est-ce que je m'en sers pour écraser autrui ?
D'autre part car, bien avant d'être confronté au cas décrit dans ce shaarli, j'avais lu de la documentation féministe (je ne sais pas si ça se dit, ça me semble sonner faux…) et j'en avais conclus que je ne peux pas résoudre ce problème car je suis en partie le problème. Je ne peux pas sauver les femmes (ou toute autre ""minorité"" opprimée) car je ne suis pas un sauveur et que les opprimé⋅e⋅s n'en ont de toute façon pas besoin ! Ce n'est pas à moi d'affirmer qu'une personne a trop besoin de mon aide en mode américain⋅e qui va semer la paix partout dans le monde à l'aide d'armes. Le maximum de ce que je peux faire pour améliorer les choses, c'est réduire la voilure de mon oppression : comprendre et identifier où, comment et pourquoi je nuis et cesser de nuire. Mais je ne peux pas être à l'avant-garde du combat. Il reste la question d'apporter l'aide / l'assistance mutuelle à laquelle chaque personne a le droit. Quels sont alors les signes qui marquent la volonté d'une personne de recevoir de l'aide ? La mise en danger d'autrui ? Le simple fait de constater une infraction pénalement répréhensible comme l'est le harcèlement moral ? Et si ce qui nous semble être une victime n'a pas envie de monter au fight malgré tout ? Sentir une quelconque forme de détresse comme cela se produit lors d'agressions dans les transports en commun ? Pas évident, pas simple.
Je sais que certains pensent que "roooh quand même, on ne va pas se flageller sur cette histoire d'oppression des sexes, stop quoi, c'est boarf mais c'est comme ça". C'est une bonne excuse pour justifier le maintien du rapport de force actuel entre dominants et dominé⋅e⋅s car les personnes qui tiennent ce discours sont du bon côté de la fracture. Tout comme le Seigneur n'avait pas à réfléchir à la condition du⋅de⋅la Serf⋅ve. Tout comme le patronat n'a pas à réfléchir à l'oppression qu'il fait subir au salariat (après tout, il croit lui fournir un emploi, merde quoi, c'est bien suffisant, il ne va quand même pas réfléchir sur une manière de travailler mieux et plus humainement avec les salarié⋅e⋅s !). Tout comme les classes sociales dominantes qui votent pour des hommes et des femmes politiques qui sont de plus en plus sécuritaires / autoritaires et qui proposent toujours le même individualisme et la même compétition constante entre les personnes, n'ont pas à réfléchir aux dégâts que ces politiques causent sur des pans entiers de la population (travailleur⋅euse⋅s pauvres, pauvres, croyant⋅e⋅s, demandeur⋅euse⋅s d'asile, burn-out, salarié⋅e⋅s, etc.). Tout ce beau monde cherche juste à maintenir ses privilèges, tant pis si ça détruit plein d'autres gens qu'eux⋅elles, ce n'était pas voulu consciemment… mais c'est bien l'effet que ça produit. On voit bien que ce raisonnement simpliste "je m'en foutiste / pas en mon nom / boarf" n'est qu'une idiotie de plus pour maintenir la domination, fut-elle implicite.
Que conclure ? Que de tels comportements existent en dehors de l'imagination des feministes et que nous sommes incapables de tous les identifier et de les qualifier. N'oublions pas que d'un point de vue du Seigneur, la condition du⋅de⋅la Serf⋅ve était parfaitement normale, tout allait bien, merci, mais du point de vue du⋅de⋅la Serf⋅ve ? Certes, il⋅elle⋅s s'étaient résigné⋅e⋅s à accepter le sort construit pour eux⋅elles, mais ça ne démontre rien.
En tout cas, ces comportements ont été l'un des facteurs clés qui ont fait que j'avais envie de me barrer de cette société commerciale. L'autre facteur étant qu'à la signature du contrat, j'avais sur-évalué ma capacité à relever le défi que constituait l'une de mes missions. Je suis parfaitement incapable d'expliquer pourquoi et en quoi ces comportements déplacés parvenaient à m'atteindre et à m'attrister. Après tout, je suis dans le groupe dominant, rien à battre, non ? Peut-être parce que c'est l'un des marqueurs d'une mentalité individualiste merdique plus globale qui faisait qu'il n'existait pas, par ailleurs, de vrai esprit d'équipe ni de vraie entraide ? Peut-être parce que je ne pense pas échapper positivement à un jugement basé sur la beauté ?