Pour la Commission européenne, le plus grand danger pesant sur la concurrence dans le domaine ferroviaire n’est pas la Chine et son entreprise d’Etat CRRC, gavée de subventions, mais la fusion, désormais interdite, entre Alstom et Siemens.
La preuve ? « Ces dernières années, 72 % des appels d’offres pour la création de lignes TGV dans le monde ont été gagnés par Alstom ou Siemens », affirme au « Canard » un collaborateur de Margrethe Vestager, la commissaire à la Concurrence. Quant à CRRC, « il n’a remporté qu’un seul marché de TGV, en Indonésie ». Conclusion : « Il n’y a pas à craindre d’entrée significative des Chinois sur le marché européen avant cinq ou dix ans. »
Du côté des industriels, nul ne partage cet optimisme. « La Commission n'a examiné que la constructibn de lignes à très grande vitesse ( au-delà de 350 km/h), qui représente moins de 10 % de l’activité d’Alstom-Siemens et 3 % de la construction ferroviaire mondiale », souligne un actionnaire d’Alstom.
« Si l’on considère l’ensemble du secteur, CRRC a déjà remporté de gros succès, notamment des marchés de métro à Chicago, Los Angeles, Boston et Philadelphie, mettant hors jeu le constructeur canadien Bombardier sur son marché traditionnel américain, ajoute le même. En Europe, ils viennent de vendre une cinquantaine de locomotives à la Tchéquie et à l’Allemagne. Et ils ont investi fort discrètement l’aéroport de Charleville-Mézières comme piste d’essais de leurs bus électrique (lire ci—dessous). »
On a pourtant le temps de voir venir, affirme en substance la Commission. « Elle a une vision à court terme, alors que les Chinois avancent très vite », s’indigne une porte—parole d’Alstom. Témoin le fabricant de téléphones Huawei, qui, après avoir lancé son premier smartphone en 2009, pourrait ravir la première place à Samsung d’ici à 2020. A peine dix ans plus tard !
Ma Chine infernale
Clés de ces succès : un marché intérieur « captif » de 1,3 milliard de personnes, mais aussi un Etat omniprésent. « Après une vague de privatisations sous Deug Xiaoping, le gouvernement a massivement renationalisé, rappelle Pascal Lamy, ex-directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Aujourd’hui, le tiers de l’économie chinoise est directement dans le giron de l’Etat. »
Et un actuel responsable de l’OMC de renchérir : « Nous soupçonnons fortement que les subventions d’Etat sont massives (crédits à prix cassés, prise en charge des activités de recherche et développement, fourniture à moitié prix de matières premières indispensables, telles les terres rares, dont la Chine est le premier producteur mondial, etc.). » Sans parler des commandes d’Etat — la Chine a construit en quinze ans trois fois plus de lignes TGV que la France en cinquante ans —, au prix fort sur le marché intérieur et à prix cassés à l’exportation. Selon Alstom, les TGV chinois sont 30 % moins chers que leurs homologues occidentaux.
La distorsion de concurrence reste difficile à prouver. L’industrie des panneaux solaires, par exemple, prospérait en Europe jusqu’au début des années 2000, quand les Chinois ont inondé le marché, à bas prix. L’UE est bien arrivée, après des années, à établir l’existence d’un dumping. Mais trop tard : toutes les entreprises européennes avaient péri.
Détail piquant, il est interdit à un non-Chinois de concourir pour un marché public en Chine. Pourquoi ne pas imposer la réciproque en Europe ? « Nous avons proposé une telle règle », indique le collaborateur de Margrethe Vestager. C’était en janvier 2016.
Comme d’habitude, l’Europe a tout son temps…
Dans le Canard enchaîné du 13 février 2019.