Bonjour,
Je réagis à l'article suivant publié dans le bandeau gauche de la 8e page du numéro 5112 du 24 octobre 2018 du Canard :
C’est une première : le procureur de la République de Paris a assigné, le 8 novembre, au tribunal de grande instance de Paris neuf opérateurs (SFR, Orange, Free, Bouygues Telecom, etc.) pour qu’ils bloquent le site d’extrême droite Démocratie participative, en raison de ses contenus haineux à caractère raciste, antisémite et homophobe.
Il leur enjoint de bloquer l’accès dans un délai de quinze jours sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard. il est fou, ce procureur !
Depuis toujours, les Gafa et les opérateurs nous expliquent en chœur que bloquer un site est tout ce qu’il y a de plus techniquement impossible.
Ce qui n’empêche pas Facebook de bloquer « L’origine du monde », de Courbet, tellement shocking !
Cet article mélange plusieurs choses et traite le sujet de manière très partielle et sans finesse. Ce n'est pas le première fois que ce sujet, pourtant crucial à notre époque numérique, est malmené par le Canard. Étudions-le un peu plus en détail ensemble, voulez-vous ?
En France, le blocage d'un service numérique par les fournisseurs d'accès à Internet (FAI) est réalisé par l'effacement de l'adresse du service de l'annuaire technique des FAI. Ainsi, quand un abonné Free ou Orange ou autre saisira l'adresse « democratieparticipative.biz » dans son navigateur Internet, l'annuaire du FAI répondra à ce dernier que le site web n'existe pas, empêchant ainsi son accès.D'un côté, cette technique produit l'ablation d'un site web entier pour un FAI donné. Il n'est pas possible de bloquer une et une seule page d'un site web, ni même un ensemble de pages, c'est tout ou rien, et cela s'applique à l'ensemble des abonnés (pas de distinctions pour les avocats, parlementaires, chercheurs, journalistes, etc. que l'on notre législateur cherche parfois à soustraire à ces blocages). Ainsi, elle n'est pas utilisable sur tout site web à forte audience sur lequel le contenu est mutualisé (Facebook, LeMonde.fr, Wikipédia, etc.) sous peine d'interdire tout accès à ce site web connu, donc de perdre des clients.
De l'autre, le blocage qui naît de cette technique se contourne très facilement : il suffit de paramétrer son ordinateur pour utiliser un autre annuaire, puisque rien contraint à utiliser celui de son FAI.
Ho, bien sûr, côté FAI, il existe une technique de blocage plus efficace qui consiste à lire l'intégralité des communications afin de discerner (par mots-clés, par adresse, etc.) les accès à du contenu problématique et ainsi d'interrompre automatiquement la communication de manière dynamique et en temps réel. Elle se nomme Deep Packet Inspection.Elle permettrait aux FAI de bloquer une page d'un site web donné sans faire l'ablation du site web entier.
Cette technique est très intrusive, elle va au-delà de l'ouverture d'une enveloppe postale, par exemple. En fonction de son paramétrage, elle peut fouiller dans les communications chiffrées donc confidentielles. Son utilisation n'est pas souhaitable dans une démocratie, car elle servira immanquablement à tracer qui lit quel contenu, quand, à quelle fréquence, qui échange avec qui, quand, à quelle fréquence, quels sujets sont abordés, et à bloquer toute forme d'expression jugée dissidente. Pas de retour en arrière possible après son déploiement, la boîte de Pandore sera ouverte et seule son paramétrage fera foi. À ce jour, seuls des États faiblement démocratiques l'ont utilisé (Syrie, Lybie, Iran, Maroc, etc.).
Sur ce sujet, je vous conseille de vous rapprocher de vos confrères de Reflets.info, qui ont abondamment documenté cette technique et ses dérives [1], notamment en Lybie (emprisonnement et torture d'opposants politiques).
Concernant les Gafa, faut-il les classer comme hébergeurs de sites web ou comme éditeurs de sites web, c'est-à-dire, par analogie, comme imprimeurs/distributeurs/points de vente ou comme éditeurs ? Si l'on les classe comme hébergeurs, alors on ne peut pas exiger d'eux un contrôle des contenus, car ne décidant pas des contenus diffusés, ils ne peuvent en être co-responsables. Si l'on les classe comme éditeurs, on ne pourra plus leur reprocher de censurer des contenus selon leurs critères (comme l'œuvre de Courbet ou des travaux de vos confrères) au-delà des exigences légales, car un droit de regard éditorial discrétionnaire naît du statut d'éditeur (par analogie, une maison d'édition papier choisit qui et quel contenu elle veut publier). En revanche, il n'est pas acceptable que ces entités jouent sur les deux tableaux comme elles le font en ce moment (refus de la responsabilité éditoriale tout en censurant des contenus).On peut difficilement considérer les Gafa comme des hébergeurs, en cela que ces sociétés commerciales prennent des décisions concernant les contenus (mise en avant de certains contenus, choix de ce qui sera affiché sur le mur de telle ou telle personne, censure, etc.).
On peut difficilement les considérer comme des éditeurs, car la responsabilité qui leur incomberait alors serait disproportionnée donc injuste (j'ai aucun doute sur le fait que les plus hautes juridictions judiciaires en décideraient ainsi). En effet, comment lire une telle masse de contenus et en valider les conformités légales, une par État dans lequel la plateforme numérique est présente, avant publication ?! Même en intensifiant le recours à des fermes de petites mains sous payées, méthode actuellement utilisées par les Gafa, cela semble impossible (et quand bien même, je ne désire pas que ces sous-emplois de la misère se développent encore plus).
Comme dans d'autres secteurs, la question qui se pose ici est celle de la concentration des acteurs, alors, que, pourtant, chaque citoyen pourrait disposer de son lieu d'expression dont il serait l'éditeur donc le responsable légal. Cela se nomme site web personnel, blog, et toutes les techniques pour les interconnecter afin d'échanger des contenus. La volonté de simplicité exprimée par les citoyens fait que ce modèle ne s'est pas développé après 2005, ce qui engendre les dérives dont nous parlons.
Actuellement, des réflexions ont lieu, aussi bien dans la société civile que chez nos élus, afin de définir un nouveau statut pénal pour les plateformes numériques comme les Gafa, à mi-chemin entre hébergeur et éditeur. Je vous invite vivement à prendre connaissance de ces ébauches de réflexions politiques [2].
Notons que la responsabilisation des intermédiaires techniques (FAI, hébergeurs) nous ferait glisser vers une censure automatisée de droit privé plus vaste que ce que prévoit la loi. En effet, si le FAI et l'hébergeur sont en capacité de bloquer des communications et des contenus, mais qu'ils ne le font pas pour certains types ou par erreur, ils deviennent co-reponsables de ces communications et de la publication de ces contenus puisqu'ils avaient les moyens techniques de les empêcher. S'ils ne les ont pas empêchées, c'est donc qu'ils approuvent ces communications et ces contenus, non ? Donc ils sont complices, non ?Ces entités voulant prendre aucun risque, cela entraînerait mécaniquement de la censure préventive de tout ce qui pourrait éventuellement déranger qui que ce soit où que ce soit.
Cela entraînerait aussi une concentration des acteurs. En effet, seuls les acteurs importants seront à même de salarier des censeurs à plein temps, de développer des programmes informatiques de censure, et d'encaisser les éventuelles sanctions découlant d'une erreur d'appréciation ou informatique. Or, nous l'avons déjà dit, c’est précisément la taille des acteurs qui leur permet de ne pas prendre en compte les desiderata de tel ou tel État et de s'affranchir de telle ou telle législation. Balle dans le pied. Perdu ?
Fondamentalement, ce qui m'ennuie le plus, ce n'est pas que des propos injurieux, haineux, racistes, antisémites, homophobes, complotistes, etc. soient accessibles par Internet, c'est que des personnes soient suffisamment désorientées, suffisamment mal dans leur peau pour y avoir recours en étant convaincues de leur légitimité, tels nos ancêtres qui s'envoyaient des cartes postales ouvertement antisémites dans les années 1920. Il est là, le vrai problème. Qu'est-ce que l'on fait pour comprendre cela et y remédier ? Rien. Qu'est-ce que l'on peut faire ? Arrêter l'individualisation, recréer du lien social, recréer des projets communs, chercher à tendre vers une société plus égalitaire, etc. Seules des actions de cet ordre dissuaderont les humains de chercher et de pointer du doigt leurs différences et de s'entre-tuer. Sauf que c'est un travail de longue haleine. Il est bien plus facile de bloquer des contenus, j'en conviens.Je ne pense pas que la censure (tant du côté des FAI que du côté des éditeurs numériques que du côté des diffuseurs audiovisuels que du côté des éditeurs de presse papier, etc.) soit la solution. D'un côté, les propos haineux, racistes, homophobes, etc. continueront d'exister dans l'esprit des citoyens et continueront d'être échangés, que se soit au bistrot du coin ou sur des plateformes numériques moins connues. La censure confortera les auteurs de tels propos dans leur sentiment d'exprimer des vérités qui dérangent. De l'autre côté, la censure dérive toujours. Les bons sentiments derrière le blocage de contenus haineux, racistes, homophobes ne sont qu'un prétexte à une censure qui sera étendue avec le temps. L'enfer est pavé de bonne intention, attention à ce que nous souhaitons.
J'espère vous avoir éclairé et que vos prises de positions à ce sujet seront plus fines à l'avenir. Je souhaite ardemment que ce sujet complexe de blocage des contenus et de statut pénal des différents acteurs d'une communication électroniques soit vulgarisé dans la presse afin que chaque citoyen puisse en comprendre les enjeux et prendre position. Un travail pour le Canard ?
Cordialement.
[1] Deep Packet Inspection sur Reflets.info ;[2] Régulation des contenus : quelles obligations pour les géants du Web ?, Intermédiaires techniques : un éléphant, ce n'est pas une souris en plus gros, Un tiers médiaire.