Il y a 6 ans, j'ai atterri dans un environnement professionnel extrêmement masculin. Pour arranger ma situation, j'avais pour tâche de faire bosser des types qui n'étaient pas sous ma responsabilité, et j'étais enceinte.
J'ai donc pu faire l'expérience de ce qu'est un environnement professionnel hostile. Mon quotidien se résumait à d'agréables interactions dans ce style :
‒ Je peux t'embêter deux minutes ?
‒ Attends la fin de ma chanson.Ou dans ce style :
‒ Hey, tu m'avais dit que tu livrais hier mais j'ai toujours rien, y'a un souci ?
‒ T'as piqué la robe de ta grand-mère ?J'en arrive à mon sujet : il serait légitime, dans ce genre de situation, de s'énerver et de remettre le type à sa place. Sauf qu'une femme qui s'énerve ça entraîne ce genre de réactions :
‒ Ça te regarde en quoi ce que je porte ??
‒ Ça y est, c'est la crise <- remarques désobligeantes
Regards entendus
Sourire de victoireCette façon d'agresser une personne et de lui faire croire que c'est elle qui réagit mal, c'est en fait une technique de manipulation très pratique pour empêcher des personnes de se rebeller. Ça a même un nom : le gaslighting.
Il y a deux choses qui facilitent le gaslighting d'une personne ou d'un groupe de personnes :
- La solidarité entre les dominants (dans mon cas, solidarité masculine)
- Des conditionnements sociaux qui biaisent notre perception de la réalité (dans mon cas, le patriarcat pousse à voir l'agressivité masculine comme une façon légitime de s'affirmer, et l'agresssivité féminine comme de l'hystérie.
L'histoire des suffragettes est un exemple typique de gaslighting. Au début du 20e siècle, les femmes n'avaient pas le droit de vote. C'est-à-dire qu'on ne les considérait pas VRAIMENT comme des êtres humains autonomes.
Un peu partout en Europe, les femmes militaient sans grand succès pour obtenir ce droit.
En 1903, le mouvement des sufffragettes s'est formé dans l'optique de passer à un mode d'action plus direct et plus violent, comme par exemple s'enchaîner à des bâtiments publics, brûler des lieux emblématiques de la domination masculine ou faire irruption dans des assemblées masculines.
Ces actions ont mené beaucoup d'entre elles en prison. Quand elles entamaient des grêves de la faim, on les y gavait de force.
Mais, on veut juste des droits ! :/
Elles faisaient aussi des manifestations durant lesquelles elles étaient molestées par la police. Des groupes d'hommes extrayaient des manifestantes dans des ruelles et les violaient, la police fermait les yeux.
Pourtant, ce qui était critiqué et médiatisé à l'époque, ce n'était pas la violence que constitue le fait de priver des êtres humains dde leurs droits. Ce n'était pas non plus la violence avec laquelle on tentait de les faire abandonner leur luette. Ce qui était critiqué, c'était la violence des suffragettes. D'ailleurs, j'entends encore ces critiques aujourd'hui.
En tout cas, on retrouve bien les deux constantes dont je parlais : la solidarité des dominants entre eux (les hommes dirigent l'État, la police et la Justice) et un contexte qui biaise le ressenti des gens. Il est perçu comme normal que les femmes ne puissent pas voter, ce n'est donc pas une violence.
Et il se passe la même chose avec les mouvements de rébellion actuels. Que ce soit un ouvrier qui arrache la chemise qui responsable qui est en train de ruiner sa vie, un manifestant qui brûle une voiture de luxe ou des quartiers qui s'embrasent la énième fois qu'un proche meurt sous les balles de la police…
C'est toujours la violence des opprimé⋅e⋅s qui est montrée du doigt. Du coup, je me demande… quel niveau d'humiliation subie devra-t-on atteiindre, pour qu'on nous estime légitime à réagir en dehors du cadre que nos oppresseurs ont défini pour nous ?
‒ Vous vouliez me voir ?
‒ Ah, oui ! Nous allons devoir vous licencier.
‒ Hein ??
‒ Enfin, ne vous énervez pas, madame, ayons cette conversation calmement, entre adultes !
Comme l'expose un commentaire, il y a aussi une deuxième oppression décrite dans cette BD : celle de la hiérarchie, qui vient elle-même en réaction à celle, fantasmée ou non (genre elle est clairement fantasmée dans la définition des délais d'un grand nombre de projets informatiques), de la clientèle. Même si elle n'était pas une supérieure hiéarchique, l'auteure contribuait à cette oppression, « planifier pour faire tourner les équipes » n'étant qu'un mot de novlangue pour exprimer « vite vite, toujours plus vite et bien fait ! ».
Notons que l'oppression de l'auteure n'est pas forcément une réaction à une oppression concernant la cadence de taff, mais qu'il est bien pratique de le prétendre pour ne rien remettre en question (bah oui, dent pour dent, œil pour œil est un biais socialement mieux accepté ;) ). Mais si c'était le cas, il n'en reste pas moins que c'est idiot d'avoir rajouté une oppression sur une seule personne qui, du coup, se retrouve victime de deux oppressions (hiérarchie et le fait d'être une femme) au lieu d'avoir travaillé à une compréhension mutuelle et à trouver une solution pour réduire l'oppression "cadence de taff".
De même qu'il est idiot de transposer l'oppression de la clientèle en oppression interne : le but même des structures de taff (et de leur personnalité déshumanisée) et des chef⋅fe⋅s est de faire bouclier, de décider qu'elles contraintes sont réelles ou non, de répondre de manière humaine à celles qui sont réelles, de partager la responsabilité, de répartir la rage de la clientèle, etc. C'est ça qui, pour moi, justifie, entre autres, les salaires plus élevés dans les couches hautes de la hiérarchie. Sans cela, autant revenir à des professions libérales (chacun⋅e produit et vend directement le produit de sa production), autant virer les intermédiaires hiérarchiques inutiles.
Dans le même genre : https://emmaclit.com/2016/10/27/le-fond-et-la-forme/
Quand une féministe débat avec quelqu'un, basiquement, elle est quand même en train de demander à ce qu'on ne soit plus violées. Et elle face à quelqu'un qui avance des arguments dans le but de la décourager…
Pourtant, régulièrement, c'est à elle que son interlocuteur va reprocher d'être agressive.
‒ On ne veut plus subit de violences ! Il faut que ça casse !
‒ Ok, mais tu dois demander gentiment.Pourtant, c'est complètement possible de dire super calmement des choses agressives…
‒ En même temps quand tu t'habilles comme ça, tu cherches les ennuis.
‒ C'est quand même pas si compliqué de trouver un boulot, tu dois pas trop chercher.… et de tenir avec colère des propos tout à fait légitimes.
‒ Mais non ! Rien ne lui donnait le droit de me peloter le cul !
‒ Mais c'est facile pour toi ! Moi on me rappelle même pas ! J'ai envoyé 20 CV cette semaine !Cette façon qu'ont les personnes dominantes de demander aux opprimées de se ddéfendre avec calme, c'est quelque chose de super courant. Dans le milieu militant, on appelle ça le tone policing ou tone argument : la police du ton, ou comment s'offusquer de la forme pour ne pas avoir à réfléchir au fond…
Ça peut s'exprimer de plusieurs façons.
Le rappel à l'ordre…
‒ Ne pouvons-nous pas avoir une conversation calme entre adultes ?Le tone plicing inversé…
‒ Ha ! Enfin quelqu'un qui sait discuter avec intelligence !… et celle qui personnellement m'énerve le plus : le paternalisme du faux allié :
‒ Vraiment, je partage ta cause, je suis moi-même très féministe, mais ne crois-tu pas que ton propos serait mieux reçu si tu étais moins agressive ? Tu nuis à ta cause avec cette attitude !À la suite de ma BD sur le regard masculin, j'ai reçu des dizaines de messages privés me ""conseillant" d'être moins agressive. Sauf que ce que ces types voulaient en réalité, c'est pas que je sois sympa, c'est que j'arrête de tenir des propos qui les obligent à se remettre en cause. Faute d'arguments valables, c'est sur mon ton qu'ils m'attaquent.
Alors que bizarrement (ou pas), aucun d'entre eux n'a réagi aux nombreux commentaires méprisants et agressifs postés sous la BD. Comme d'habitude, et ça rejoint ce que je présentais dans ma BD sur la violence des opprimé⋅e⋅s, seule l'agressivité des faibles est remarquée et reprochée.
Et on arrive à une situation absurde où des mecs reconnaisent la réalité de notre situation… mais nous reprochent qu'elle nous mette en colère.
En vrai, personne n'est dupe. La situation leur convient très bien et ils n'ont pas du tout envie qu'elle change. Se présenter en allié est juste un moyen d'échapper eux critiques.
‒ Quand tu me dis que tu es d'accord avec moi, mais que mon agressivité nuit à ma cause… je sais très bien que tu ments. C'est toi qui nuis à notre cause en ne nous reconnaissant pas le droit d'être en colère. Si tu la partageais vraiment, tu serais énervé aussi et tu nous soutiendrais.Alors, quand l'envie vous vient de rappeler à l'ordre une personne opprimée au milieu d'un débat… prenez deux minutes pour réaliser qu'elle est en train de demander des droits basiques et que vous les lui refusez. Ça aidera à comprendre sa colère et qui sait, peut-être à réfléchir à ses arguments.