Darwin a des envies meurtrières. Bon, plutôt qu’il ne passe à l’acte et ne fabrique en série des martyrs, on préfère qu'il se défoule dans Fakir. Ce mois-ci, il est allé faire un tour sur les sites de rencontres. Il n’a pas été déçu.
« Elle veut une photo de mes fesses, bizarre… » s’interroge mon collègue Loïc me racontant ses derniers exploits. Inscrit depuis quelques mois sur AdopteUnMec il a coché sur sa fiche les cases « bricoleur » et « sportif » quand bien même ses abdos ramollos font songer à des rillettes plutôt qu’à du chocolat en tablettes. Divorcé depuis peu, Loic est bien décidé à « se recaser » mais ses tentatives vaines et désespérées pour « choper » me font songer à ces bestioles se noyant dans un seau, non en dépit mais à cause même de leurs efforts désordonnés. Sans s’en douter il me place face à un dilemme : le briefer sur ce site de rencontres, un des plus toxiques du moment. Ou, pour préserver ses illusions, le laisser doucement couler face à une armada de naïades pixellisées.
Adopte des cons, des glands, pas des gens
AdopteUnMec, l’entreprise fondée par Florent Steiner et Manuel Conejo, est un business juteux. En chiffres, c’est 600 000 membres actifs, 18 millions de messages par mois, 30 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2015. C’est aussi l’application (hors jeux) qui génère le plus de profits en 2016 dans l’Hexagone (L'Express, 10/2/2017). Ce site se propose d’inverser sur le terrain de la séduction le rapport de force hommes / femmes. Seulement passer de la misogynie à la misandrie, est-ce un progrès ? Car sur « Adopte », c’est bien cet état d’esprit qui sévit sous couvert de l’alibi, commode et ressassé, du second degré. La page d’accueil, drapée dans un rose crépusculaire, annonce de façon subliminale la couleur : rien d’autre à vivre ici que des amours fanés. Pour reprendre leur terminologie, dans ce « supermarché de la rencontre » les « clientes régionales » peuvent jeter leur dévolu sur de « nouveaux arrivages » : « du roux », « de l'intello », « du barbu ». L’usage de l’article partitif, provoc assumée, rabaisse le girlpower au niveau du kéké désireux d’accumuler des trophées. D’ailleurs le logo du site est sans ambiguïté : un type jeté dans un caddie comme un produit. L‘obsolescence de la relation à venir, avant même qu’elle ne soit nouée, est revendiquée. Comment s’étonner, dès lors, que Loïc, pourtant grand, prévenant, aussi doué pour le nonsense qu’un Anglais, oscille entre râteaux et choux blancs ?
Quand il me résume ses innombrables « plans Adoptelaloose » je comprends combien ce site doit être addictogène puisqu’il continue de le fréquenter. A chacun de ses rencarts décevants il accole un nom marrant — c’est sa façon de ne pas mariner dans la tristesse. Il y a eu « la DRH numéro 1 » m’explique-t-il puis « la 2 », « la 3 » aux exigences comiques à force de précisions : « il faudra que tu te mettes à la pâtisserie », « vaut mieux que tu aimes comme moi la randonnée et les chats ». La « sadique » lui ayant demandé dès le premier soir de choisir trois accessoires pour le changer en « soumis », dans un tiroir, « contenant plus d'outils que sur l'établi d'un garagiste ». La « pipelette » qu’il a vue pendant des semaines « sans avancer » jusqu’à comprendre qu’elle ne cherchait qu’une oreille attentive pour se soulager de sa logorrhée, etc. En somme, clic après clic, sur ce site, c’est l’amour qu’on assassine.
Le poids des mots, le choc des râteaux
Dans un style à la fois acéré et poétique, le talentueux Giulio Minghini dissèque dans Fake les causes pour lesquelles « l’accélérateur de rencontres Adopte » le conduit toujours à se crasher contre le mur des lamentations. Telle la fonctionnalité, trop tentante pour être ignorée, des « mots—clefs » permettant de choisir les ingrédients de son prochain plan « comme pour une pizza ». Plus de place pour l’imprévu quand la combinaison « blonde, grande, tatouée » donne accès à quantité de profils bien ciblés. Et sans cesse renouvelés. C’est d’ailleurs la, selon lui, l’écueil principal vouant aux « naufrages sentimentaux » les imprudents. Trop de personnes, ou plutôt de « produits », et nulle autre limite que le temps pour « en tester un max ». Minghini concède que l’addiction sexuelle est sans doute constante quelles que soient les époques mais elle est selon lui décuplée à cause d’internet, incitant « le monstre libidinal qui sommeille chez beaucoup a se déchaîner ». Ainsi passe-t-il d’une ébauche d’amourette à des coups d’un soir se succédant « sans gloire », puisque ce site « est un repère de névrosées ». Au final, plus désoeuvré encore qu’avant son odyssée sexuelle, Minghini conclut qu’Adopte, auquel il fut longtemps accro, « distribue des rentes pour actionnaires » en entretenant ce contre quoi ses créateurs prétendent lutter : la tristesse des esseulés. J’ai mesuré ce qu’il aura fallu de vaillance à cet auteur pour se déconnecter en allant moi-même voir de quoi il retournait. Allez vérifier. Tout est conçu sur cette interface pour y rester scotché.
La lumière qui clignote pour avertir que tel profil est connecté, comme un fanal indiquant un port où accoster. Le score des filles, accessible aux non inscrits, qu’elles augmentent en recevant les mails et les « charmes » de leurs prétendants (par exemple Ginlie de Saint-Quentin, créditée de 767 345 points, 67 541 visites, 16 847 charmes au dernier relevé). Des annonces culottées comme celle de Sarah, « chiante, idiote, mais avec ce qu'il faut où il faut ! » ou de Yellow qui recherche « un toutou ou à la rigueur un hamster s'il a le poil long ». Autant d’occasions, me dis-je, de recevoir des leçons d’humilité. Ce que mon collègue Loïc me confirme. « J'ai envoyé un charme à chacune de ces filles. Sans succès. Tu sais, j’me la raconte pas. Je pourrais être grossiste en râteaux pour Truffaut avec ce que je me suis mangé ces derniers mois. Plus jamais je ne serai heureux, car c’est du site dont je suis amoureux. » Je bloque sur son regard au moment de cet aveu. Eteint. De lourdes poches sous les yeux. A force de surveiller celles qui savent rendre attrayants leurs globes oculaires avec de l’eye-liner.
Le comble de l'obscénité
Alors je rêve. je rêve d’un monde où AdopteUnMec serait devenu obsolète, leurs créateurs ruinés, car on n’y perdrait plus son temps à photoshoper pour choper. D’un futur où la rencontre amoureuse se ferait sans grande difficulté, l’atomisation sociale orchestrée par le capitalisme ayant été dépassée. Je rêve de villes où on pourrait miser tranquillement sur le beau temps, le hasard, les passants pour qu’en un sourire, quelques mots, se craquelle aussitôt la glace relationnelle qui nous tient aujourd’hui séparés. Plus personne n’ayant à se faire de souci pour ses prochaines parties de touche-pipi, du temps serait libéré en quantité pour se lier autrement. L’amour et la fraternité, comme des médicaments, pourraient alors infuser dans le corps social en vue d’aider les nécessiteux ou rééduquer les méchants. Grâce à des sites comme AdopteUnMigrant ou AdopteUnPolitique corrompu pour lui apprendre la vertu. Oui. Je le reconnais. Les tentations de tous les sites de rencontres confondus sont bien convenables en comparaison de fantasmes aussi tordus.
Dans le numéro 82 de Fakir.