François Sureau invité aux Idées mènent le Monde 2024 :
Comme l'écrit [Georges] Bernanos, défendre les libertés en général, c'est défendre les libertés des autres. Ce qui m'éloigne de tout une partie du monde moderne, c'est que les gens qui revendiquent la liberté la revendique pour eux-mêmes. Alors qu'en réalité la bonne défense de la liberté, c'est de se soucier d'abord de la liberté d'autrui, ce qui n'est pas possible si l'on n'a pas essentiellement un sentiment de fraternité.
[…]
Quand j'ai commencé à m'intéresser aux libertés, c'est parce qu'en fait, j'étais très frappé de la facilité avec laquelle nous abandonnions un certain nombre de principes sur lesquels on avait fonctionné pendant longtemps. Pour moi, on ne peut pas rentrer la nuit chez quelqu'un si l'on n'a pas le mandat d'un juge, c'est aussi tarte que ça. C'est pas bien d'être surveillé tout le temps. Il ne faut pas que les incriminations pénales soient trop larges sans ça ça permettrait d'envoyer en prison a priori le tiers des personnes qui sont dans cette salle. Et j'ai vu, parce que nous étions inquiets de violence, du terrorisme, de la dislocation sociale, on avait tendance à revenir sur ces principes et je n'aimais pas ça, mais je n'aimais pas ça de manière absolument concrète et immédiate. Et puis, au bout d'un moment, j'ai cessé d'en parler quand je me suis rendu compte que mes sorties sur la liberté étaient utilisées ou me faisaient le complice de gens avec qui je n'avais absolument rien de commun : les défenseurs de l'islamisme intégral, les fous de Chavez. Je me suis rendu compte que nous ne parlions pas de la même chose, que pour moi la liberté n'était pas la liberté de faire n'importe quoi selon sa petite conscience personnelle, mais plutôt l'organisation d'un système général de libertés publiques qui nous permettrait de poursuivre notre chemin dans la société à l'abris des interventions de l'État. Et puis, en plus, dans les années qui viennent de s'écouler, d'autres puissances sont apparues, beaucoup plus puissantes que l'État : les mouvements de l'opinion publique, la tyrannie de la majorité, les gens qu'on envoie au pilori sur des soupçons, les réseaux sociaux, ça rend assez difficile la position classique du juriste libéral qui dit que c'est l'État qui est mauvais. Non, l'État n'est pas mauvais, nous le sommes autant que lui, puisque c'est parce que nous lui concédons toutes ces facilités qu'il a la possibilité d'intervenir dans nos vies. Donc je suis très content d'avoir fait ça, je continue à préférer la Déclaration des droits de l'Homme à son absence, naturellement, mais peut-être que j'y mets moins de passion qu'autrefois.
François Sureau nous présente "S'en aller" :
La liberté, c'est que rien ne vienne s'opposer aux tentatives que nous pouvons faire pour coïncider véritablement avec nous-mêmes dans ce que nous avons de bien : lire tout ce qu'on veut, écrire tout ce qu'on veut, penser tout ce qu'on veut, voyager comme on veut, une liberté qui soit essentiellement positive
François Sureau nous présente "S'en aller" :
À l'origine de tout, je pense qu'il y a un sentiment que beaucoup de gens ont, que peut-être vous avez eu, que peut-être les gens qui nous écoutent ont eu, qui est un sentiment extrêmement profond de l'étrangeté du monde [paradoxes, contraires, binarité gauche/droite, athée/catho, etc.]. Un sentiment éprouvé dans l'enfance, qui ne m'a absolument jamais quitté, qui m'a d'ailleurs empêché de prendre au sérieux, au fond, quelle institution que ce soit. Vous savez, c'était le propos de l'aumônier de la brigade Alsace-Lorraine de Malraux, Bockel, auquel on demandait « alors, qu'avez-vous appris en 50 ans de pratique de la confession ? » et il répondait « ho, c'est assez simple, il n'y a pas de grande personne ». J'ai eu ce sentiment très jeune que les grandes personnes que l'on me présentait, pour que je les admire ou que je les déteste, n'étaient que des enfants qui continuaient de jouer dans l'âge adulte les rôles particuliers que jouent les enfants à l'intérieur d'une classe, que ce à quoi ils s'occupaient profondément était assez vain et que ce monde qui était pourtant extrêmement joyeux et réconfortant à certains égards était l'envers d'un autre ou la préfiguration d'un autre, qu'il existait quelque chose au-delà d'un voile qu'on pouvait écarter, et pour moi, la manière de rentrer dans cet autre monde a été la littérature. […] C'est pas ici c'est une vallée de larmes et puis il y a un autre monde derrière qui est extrêmement sympathique, non, pas du tout, c'est que tout ce qui était bien ici et dont on ne comprenait pas nécessairement le sens prenait sens ailleurs, une dialectique entre les deux, en permanence. De manière négative et positive, des choses magnifiques ici dont je pouvais ressentir négativement le caractère éphémère mais qui en fait étaient une préfiguration de l'éternité ou des souffrances ici dont je me disais qu'elles préparaient en quelque sorte une éternité meilleure, un lien, une espèce de pont permanent entre les deux.
Pour beaucoup, l'Église (catho), par son formalisme, son caractère construit, etc. contraint, alors que pour Sureau, au contraire, c'est la famille, les études, etc. qui le corsetaient et l'Église qui le libérait :
Dans ce monde soumis à l'usine, au ministre, au percepteur, il y avait un endroit où tout le monde allait le dimanche, toutes classes sociales confondues, où un type montait à l'autel dans une chasuble […] et expliquait ou disait des choses absolument mystérieuses et qui pour moi étaient un appel prodigieux à l'imagination. Y compris des choses qu'on dit dans la liturgie au moment des morts, « souviens-toi de nos morts dont toi seul connaît la droiture », cette phrase me faisait rêver, j'avais l'impression que le monde tel que je le connaissais, le monde des concours, le monde des institutions, des grandeurs d'établissement, était un monde dans lequel chacun portait jugement sur chacun dans l'idée que chacun était capable de formuler un jugement sur la valeur des personnes, et par cette simple phrase, un pauvre gars montant à l'autel dans sa chasuble disait, au fond, « seul Dieu connaît la droiture des Hommes ».
Dans le christianisme orthodoxe, on retrouve plus un Christ guérisseur que rédempteur (catholicisme), et on part de l'expérience humaine (peur de la mort, désir, etc.) plutôt que de la révélation (catho).
François Sureau nous présente "S'en aller" :
Dans l'anarchisme de droite, il y a deux choses qui ne me vont pas. Dans l'anarchisme, il y a malgré tout cette idée qu'un mode d'organisation particulier, l'anarchie, celle de Guérin, de Kropotkine, permettrait de nous faire un monde plus vivable : je ne le crois aucunement. Et puis, dans la droite, il y a quelque chose qui ne me va pas non plus […] : je trouve que la caractéristique des anarchistes de droite est très souvent que ce sont des petits bourgeois animés par le ressentiment. […] On a toujours l'impression qu'ils ne sont pas reconnus à leur juste valeur : dans un monde bien fait, ils seraient ministres ou prince du sang, et ils ne le sont pas, et c'est la raison pour laquelle ils deviennent [Michel] Déon ou [Louis] Dimier. Moi pas du tout, je ne suis pas animé par cette forme particulière du ressentiment d'une classe moyenne désaxée qui était d'ailleurs à l'origine de tous les mouvements fascistes.
Autres thèmes abordés dans les deux vidéos sus-pointées : trouver son unité, qui je suis, d'abord en élaguant les branches mortes pour forcer l'unité, puis en s'acceptant ; monastère = mónos != seul mais plutôt unité de soi ; départ / arrivée / instant présent ; exprimer le désir de partir, c'est déjà être parti ; jugement / condamnation versus pardon / oubli ; culpabilité / rédemption.