Donc :
L’enquête judiciaire contredit l’IGPN. Le téléphone du jeune homme “bornait” toujours quand les flics ont chargé !
Au mieux, c’est une erreur ; au pire, un mensonge… Dans son « rapport de synthèse », rendu public le 30 juillet par Edouard Philippe et Christophe Castaner, l’IGPN, la police des polices, écrit, au sujet de Steve Maia Caniço, disparu la nuit de la Fête de la musique et retrouvé le 29 juillet noyé dans la Loire : « Le téléphone de la personne disparue déclenchait un dernier relais téléphonique à 3 h 16 le 22 juin 2019. » Sous-entendu : soit le téléphone n’avait plus de batterie, soit le jeune homme était tombé à l’eau avec son mobile, qui avait alors cessé d’émettre.
Dans cette hypothèse, sa chute se serait donc produite plus d’une heure avant l’intervention musclée des forces de l’ordre sur le quai Wilson, à Nantes — manœuvre destinée à faire cesser la musique. L’un des principaux arguments permettant aux « bœuf-carottes » de l’IGPN de conclure, dans leur synthèse : « Il ne peut être établi de lien entre l’intervention des forces de police de la DDSP 44 (…) et la disparition de M. Steve Maia Caniço. » Un sacré ouf de soulagement pour l’exécutif. Présentant le rapport depuis le perron de Matignon, le Premier ministre, flanqué de son ministre de l’Intérieur, reprend à son compte le 30 juillet les conclusions des bœuf-carottes : « Il n’y a pas de lien entre l’intervention de la police et la disparition » de Steve. Mais Edouard a dégainé trop vite.
Le téléphone parle
Selon les informations du « Canard », l’enquête judiciaire établit — et le fait est consigne noir sur blanc dans le dossier — que le portable de Steve a continué d’émettre jusqu’à 4 h 33… soit treize minutes après le début de l’intervention policière ! Plus de temps qu’il n’en faut pour tomber à l’eau, donc. Ce détail horaire a été obtenu par la police judiciaire auprès de l’opérateur téléphonique. L’IGPN, pour sa part, s’était contentée de retranscrire l’heure du dernier SMS envoyé par Steve. La PJ, de son côté, a récupéré l’ultime « ping » (les techniciens des télécoms désignent ainsi le signal qu’envoie régulièrement tout appareil, en mode veille, à la borne téléphonique la plus proche).
En découvrant cet écart de 77 minutes entre les dires des bœuf-carottes et l’enquête de la PJ, les deux magistrats nantais chargés du dossier l’ont eu tellement mauvaise qu’ils ont demandé, et obtenu, leur propre dessaisissement. Une décision officiellement prise, a déclaré le procureur général de Nantes, pour « garantir la sérénité de l’information judiciaire et l’impartialité objective de la juridiction saisie ». Désormais, ce sont deux juges de Rennes qui mènent l’enquête.
Le ping de 4 h 38 localise le jeune homme sur le quai Wilson, en bord de Loire. Depuis la publication du rapport de l’IGPN, la PJ a entendu un témoin clé. Ludovic affirme avoir laissé allongé en bordure de quai son ami Steve, avec la promesse de le retrouver plus tard. Peu de temps après, à 3 h 16, il a reçu le dernier SMS envoyé par son pote : « Je suis trop fatigué (…). On peut se retrouver ou quoi ? » Après la charge policière, Ludovic cherchera Steve, en vain.
Les placards s’entrouvrent
« Il y a peu de chances que l’on sache comment et pourquoi Steve est tombé à l’eau, reconnaît un enquêteur. On ne peut formuler que des hypothèses : a-t-il été pris de panique après un réveil en sursaut ? A-t-il été victime d’un mouvement de foule provoqué par le grenadage des forces de l’ordre ? Seule certitude : il dormait tout près du fleuve au moment de l’intervention. »
Commandé par Matignon pour déterminer la responsabilité de chaque acteur public (pas seulement policier), le rapport de l’Inspection générale de l’administration ne devrait pas apporter de réponses. Il se contente de décortiquer les consignes données par la préfecture, cette nuit du 22 juin, leur application par les flics, la responsabilité de la mairie et du port autonome. Après plusieurs reports, il devrait être rendu public au plus tard le 15 septembre. Au moment du bouclage du « Canard », l’Intérieur, tenaillé entre l’opinion publique et les syndicats de police, hésitait encore sur la manière de sanctionner le commissaire commandant la troupe ce soir-là. Le sort du préfet de région, lui, était scellé : « remercié » à court ou moyen terme. Bienvenue au placard !
En coupant des têtes, le gouvernement pensait éteindre définitivement la polémique qui couve depuis fin juin. Il va devoir assumer ses commentaires précipités et composer avec la très encombrante découverte de la PJ, désormais « cotée » au dossier d’instruction. Avec, en prime, un nouveau coup porté à la crédibilité de l’lGPN, dont le manque de zèle dans l’enquête sur les violences policières en marge des manifs de gilets jaunes, déjà, n’était pas passé inaperçu.
Pour l’avocate de la famille de Steve, Cécile de Oliveira, « la précipitation du ministre de l’Intérieur à vouloir révéler les conclusions de l’IGPN est étonnante et inadaptée. On ne peut qu’attendre de la loyauté dans la recherche des causes de la mort tragique et vaine de Steve ».
Y a encore du boulot !
Une autre enquête de l’IGPN a été diligentée à la suite des 89 plaintes pour violences illégitimes déposées par les teufeurs du quai Wilson. Selon leur avocate, Marianne Rostan, seulement deux d’entre eux ont été entendus par les « bœuf-carottes ». Jérémie et Alexandre ont expliqué aux enquêteurs qu’ils étaient tombés à l’eau dès le début de l’opération policière, après l’usage de gaz lacrymogènes et le mouvement de panique qui a suivi.
D’après leurs témoignages, ils étaient cinq à la baille à ce moment-là — mais seulement quatre à avoir été repêchés par un bateau de secours. Une disparition qu’ils ont immédiatement signalée aux secouristes. Le cinquième était-il Steve ? Alors que l’ensemble des plaignants dénonce la brutalité de la police, qui a canardé la foule au LBD et l’a copieusement enfumée à coups de lacrymos, l’IGPN, dans son premier rapport (administratif), n’avait presque rien vu. Tout au plus relevait-elle « des coups de matraque sur une personne au sol ». Et admettait-elle, du bout de la plume, que ceux—ci pouvaient « constituer (…) un usage disproporfi0nné de la force ».
Hélas pour le commissaire qui commandait la troupe ce soir-là, l’Intérieur, moins indulgent, a décidé de le sanctionner pour manque de discernement.
Faudrait savoir, chef !
Dans le Canard enchaîné du 11 septembre 2019.
En découvrant, le 30 juillet, la synthèse du rapport de l’IGPN et les commentaires d’Edouard Philippe et de Christophe Castaner, les flics de la police judiciaire de Rennes sont tombés des nues. Depuis plusieurs jours, eux savaient déjà que le téléphone de Steve Maia Caniço - disparu dans la nuit du 21 au 22 juin à Nantes — « bornait » encore à 4 h 33, soit quelques minutes après le début de la charge policière sur le quai Wilson (« Le Canard », 11/9), et non « à 3 h 16 », comme l’écrivent les bœuf-carottes.
Dès le 23 juin, l’unité locale de sécurité publique spécialisée dans les enquêtes est saisie pour disparition inquiétante. Aussitôt, elle demande à l’opérateur téléphonique de lui communiquer les derniers appels et SMS de Steve. Ses conclusions, très parcellaires, sont reprises telles quelles par l’IGPN, qui n’a pas, alors, le pouvoir d’interroger l’opérateur.
Entre-temps, la justice a dessaisi la sécurité publique locale, jugée trop impliquée, au profit de la PJ de Rennes. Celle-ci ausculte fissa toute la téléphonie de Steve : non seulement ses appels et ses SMS, mais aussi le fameux « bornage ». Le jour du point presse organisé sur le perron de Matignon, l’Intérieur est donc en mesure de savoir que la principale information du rapport de l’IGPN était erronée. Mais peut-être Castaner a-t-il lu trop vite…
Une bataille de casquettes
Ne manquait plus que le rapport de l’Inspection générale de l’administration (IGA) pour caraméliser définitivement les bœuf—carottes… Le 13 septembre, l’IGA — censée débusquer les dysfonctionnements de la haute administration — cogne comme une sourde sur le commissaire C., chargé d’évacuer les teufeurs le 22 juin. Castaner n’a d’autre choix que de lui demander de décamper. « C’est dingue ! s’étrangle un chef flic. L’IGA s’est tapé le sale boulot qu’aurait dû faire l’IGPN. Les “bœuf” n’ont même pas évoqué le manque de discernement du commissaire dans la manière de gérer la dispersion. »
Quant au préfet, malgré une salve de reproches émanant des deux inspecteurs généraux de l’Administration, il passe entre les gouttes. En tant qu’autorité investie du pouvoir de police, « la préfecture disposait de moyens réglementaires pour davantage prendre en compte la sécurité de l’événement », note pourtant l’IGA. Une différence de traitement qui a fait hurler les deux syndicats de commissaires. Lesquels ne se privent pas de souligner qu’en pareilles circonstances, d’ordinaire, « les autorités préfectorales sont dans les salles de commandement et/ou à l’écoute des ondes radio ». Et non dans leur lit.
Message reçu par Castaner. Le commissaire fautif ne sera pas « muté d’office » - avec le sceau d’infamie, d’une sanction —, mais juste envoyé à Bordeaux, « dans l’intérêt du service ». Sa principale occupation, désormais ? Rédiger des rapports.
Et pas pour l’IGPN.
Dans le Canard enchaîné du 18 septembre 2019.