Au XIXe siècle, caché derrière l’automate connu sous le nom de « Turc mécanique », qui subjuguait les salons en disputant contre un humain de superbes parties d’échecs, il y avait un nain bossu qui tirait les ficelles. De nos jours, derrière nos écrans, c’est la même chose : des myriades de tâcherons du clic s’activent dans l’ombre. Combien sont-ils ? Entre 40 millions et des centaines de millions, c’est dire si on n’en sait rien. Ils vivent dans les pays du Sud, Inde, Indonésie, Madagascar, bref, les pays « émergents ». Ils, n’ont aucun droit, aucune représentation syndicale. Ils sont payés à la tâche : pour un faux « like », un tâcheron malgache touche 0,006 dollar…
Dans un livre-enquête très fouillé (1), le sociologue Antonio Casilli montre que l’intelligence dite « artificielle » ne repose pas que sur des puces en silicium et des algorithmes géniaux tout droit sortis des cerveaux de la Silicon Valley.
Elle a beau se dire « artificielle », elle n’a rien d’immatériel : elle a besoin de doigts, ceux des « travailleurs digitaux », non spécialisés, qui filtrent des vidéos, étiquettent des images, transcrivent des documents dont les machines ne sont pas capables de s’occuper, sélectionnent, améliorent, rendent les données interprétables. « Ce travail tâcheronnisé et datafié sert à entraîner les systèmes automatiques », lesquels ont besoin de millions d’exemples pour pouvoir apprendre. Casilli en est convaincu : le « machine learning » tant vanté (la machine censée s’éduquer toute seule et se perfectionner sans cesse) nécessite et nécessitera de plus en plus de ce travail humain invisible, précaire, volatile, externalisé et sous-payé. Nous renvoyant ainsi au XIXe siècle, celui du Turc mécanique, bien avant qu’existent un droit du travail et une protection sociale…
Les tâches de ces travailleurs digitaux ? Elles n’exigent pas de grandes aptitudes, juste le sens commun qui fait défaut aux machines. Par exemple, Amazon Mechanical Turk propose, pour 2 dollars l’heure, « de lire une page Web et noter toutes les adresses e-mail dans un fichier .txt », de « retranscrire le contenu d’un ticket de caisse à partir de la photo de celui-ci », de « sélectionner toutes les images de hot-dogs dans une série de dix images de produits alimentaires »… Chez Über, les chauffeurs passent moins de temps derrière le volant que « devant l’écran de leur smartphone, pour réaliser des tâches informationnelles telles que cliquer, enrichir des parcours GPS, renseigner des tableaux, envoyer des messages, gérer leur score de réputation ». Pour mettre au point son intelligence artificielle Watson, IBM a demandé à 200 000 microtâcherons de faire des choses aussi exaltantes que regarder l’image d’un paysage pour en ordonner les diverses composantes (des nuages, une montagne, un lac, etc.).
Si Casilli ne croit pas que l’intelligence artificielle va détruire autant d’emplois qu’on l’annonce, il constate qu’elle en crée de très stupides…
(1) « En attendant les robots - Enquête sur le travail du clic », Seuil, 400 p., 24 €.
Rien de nouveau. Cela fait plus d'un an que l'on sait également que les assistants vocaux (Alexa, Cortana, Google Assistant / Home, Siri, etc.) sont eux-mêmes assistés par des tâcherons qui écoutent les demandes orales des utilisateurs… C'est intéressant de lire cela dans la presse à grand tirage.
Dans le Canard enchaîné du 10 avril 2019.