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A la place, c’est réunion d’équipe. Et mon collègue Cyril nous alerte, lui-même alerté par Marine Martin : « Macron doit recevoir les dirigeants du médicament ce soir à l’Elysée. » Ah bon ? s’étonne-t-on. On n’en a pas entendu parler.
Mais en effet, une dépêche de l’AFP est bien tombée :« Le Dolder, club ultra-discret de la ‘‘big pharma’’, a rendez-vous lundi à Paris.
Le gotha de la pharmacie mondiale s’invite lundi à Paris, à l’occasion du ‘‘Dolder’’, un forum privé et dont les échanges restent secrets. De quoi alimenter les fantasmes déjà nombreux sur l’opacité de la « big pharma ». [...]
Ce petit sommet d’environ vingt-cinq patrons est encore plus confidentiel que son modèle, le club Bilderberg, qui réunit chaque année à huis clos une centaine de personnalités du monde des affaires et de la politique. Car à l’inverse du Bilderberg, le Dolder n’a pas de site officiel divulguant au moins le lieu et la date du rendez-vous, les thèmes des discussions et la liste des participants. [...]
Le patron d’une grande entreprise du pays d’accueil de chaque Dolder joue d’habitude le rôle de maître de cérémonie. Aussi cette fonction incombera lundi à Olivier Brandicourt, le directeur général de Sanofi, qui ‘‘fera un discours d’introduction’’, indique à l’AFP une porte-parole du géant pharmaceutique français.
La date et la tenue du Dolder cette année à Paris n’ont rien d’anodin. La réunion a lieu la veille du Conseil stratégique des industries de santé (Csis), une instance de dialogue entre l’Etat et les entreprises du secteur se réunissant tous les deux ans depuis 2004 sous l’égide du Premier ministre. »Et la dépêche se concluait sur cette phrase :
« Par ailleurs, les PDG du Dolder seront reçus à dîner par Emmanuel Macron lundi soir, a indiqué l’Elysée à l’AFP. »
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Durant des décennies, votre groupe Sanofi a vendu un médicament qui a engendré des milliers, des dizaines de milliers d’enfants autistes. Des études officielles, émanant des pouvoirs publics, en attestent désormais. Que faites-vous ? Vous les contestez. Vous refusez d’abonder à un fonds d’indemnisation.
Durant des mois, des années, l’usine de Mourenx a rejeté des vapeurs toxiques, cancérigènes, sur les Pyrénées-Atlantiques. Que dit votre firme ? « On ne savait pas. » Puis : « C’est sans danger, le vent emportait tout ça. »
Et le jour même de ce scandale, vous rencontrez qui, à l’Elysée ? Le chef de l’Etat français. C’est pas rien. Même sous les traits de Macron, c’est pas rien. Vous allez vous faire tirer les bretelles, quand même, on se disait ? Notre président va vous rappeler à l’ordre ? Il va nous défendre, contre vos crimes chimiques ?
En bien non. Le lendemain, vous arborez dans le journal un sourire de vainqueur. Pas un mot de honte, de compassion, de remords. Rien sur la Dépakine, rien sur Mourenx. Que de la joie dans ses propos ! Vous êtes venu avec votre liste de courses, et le Président, et le Premier ministre, ont tout coché. Il vous accordé un blanc-seing. Ils vous ont récompensé, même. Il faut les détailler, leurs cadeaux, les nôtres de fait, les décrypter :
« Notamment le raccourcissement des délais administratifs et l’accès facilité à l’innovation pour les patients. » Ça signifie quoi, en clair ? Moins de tests en labo, moins de précautions. Comme si, pour la Dépakine, Sanofi en avait abusé !
« Les mesures prévoient notamment une croissance minimale annuelle de 3 % pour les médicaments innovants et ceci au cours des trois prochaines années. » Pour les soignants de l’hôpital psychiatrique, d’Amiens, du Havre, de Rouen, l’Etat ne garantit rien. > L’Etat ne les reçoit pas d’ailleurs, ni à l’Elysée, ni même dans les Agences régionales de santé. Mais pour vous et la Big Pharma, c’est hausse des revenus assurée.
« Nous avons conclu un protocole d’accord avec BPI France pour lancer InnoBio2 auquel nous apportons 50 millions d’euros sur un total de 200 à 250 millions d’euros. » Sanofi, ce sont, depuis dix ans, quatre mille postes de chercheurs sacrifiés dans le monde, un tiers des effectifs. Et pour cause, rien ne va à l’investissement, tout part en dividendes : 3,7 milliards versés aux actionnaires, le record du Cac 40, soit 52 % de ses bénéfices. Et pour que votre firme daigne, à nouveau, se consacrer à la ‘‘Recherche et > Développement’’, il faut la gaver d’argent public ?
Enfin, et pour la forme.
Pour ce plan-là, Emmanuel Macron n’a attendu ni Noël ni la rentrée.
Il n’a pas fait battre les tambours, pas fait sonner les trompettes.
La moiteur de l’été, la discrétion de la Coupe du Monde lui convenaient bien.
Il faut les nommer pour ce qu’ils sont, alors, lui et Philippe :
Vos complices.[…]
J’ai découvert votre entretien ce samedi, et hier éclatait « l’affaire Benalla ».
A quelques jours d’intervalle, donc.
Vous êtes les deux mêmes, pour moi.
Oh, en plus rustique, en plus fruste, en plus bourrin, dans son cas, il est vrai. Il n’a pas la raie de côté et les lunettes désignées. Il n’a pas les diplômes bien en ordre et le langage policé. Et ses coups, c’est du brutal, du primitif, du rouge qui tache et qui laisse des traces, du trop visible surtout. Vous faites, je l’admets, dans le plus subtil, plus sophistique, plus raffiné.
Un style vous distingue.
Mais c’est la même logique, au fond.
C’est la même certitude de l’impunité.
Le Prince l’avait adoubé, lui, il l’entretenait dans sa cour, et comme en un ruissellement de la toute puissance, il s’est cru à l’abri, tout permis, couvert. Et il l’a été, en effet : qui le poursuivrait pour, même pas un tabassage, ou à peine, quelques côtes brisées ?
Vous aussi, avec le Prince dans votre poche, vous transpirez l’assurance, l’arrogance que ni l’Etat ni la Justice ne viendront vous importuner. Au lendemain de Mourenx, de la Dépakine, pourtant, avec à votre passif des milliers de cancers, d’enfants autistes, vous devriez trembler, la conscience ébranlée : risquez-vous la garde à vue ? la mise en examen ? la détention provisoire ? Mais non, rien, le sourire, la jovialité, la liesse, comme si vous flottiez au-dessus de la morale commune et des lois humaines. Comme si vous apparteniez à une autre espèce, à un autre monde, demi-dieux de l’oligarchie, jouant avec nos destinées, avec notre santé, depuis votre Mont Olympe fait de faïence et de dorures.
C’est le sort des héros antiques : frappés de d’« hybris », de démesure, ils se prennent pour des dieux. Jupiter et ses sœurs et ses frères se vengent alors des prétentieux, et le sort s’acharne sur eux. Le malheur crève la montgolfière de leurs egos, ôte leur inoxydable sourire, bref, les ramène à leur humaine condition, les yeux percés d’Oedipe pour enfin voir.
En démocratie, vox populi, vox dei.
C’est le Peuple qui remplit cette fonction.
Et un jour viendra, peut-être.
Ou peut-être pas.
Le jour des justes récompensés et des méchants punis. Que vous soyez, à votre tour, hanté par la honte de vos crimes, et par la crainte d’un châtiment : un Travail d’Intérêt Général, peut-être, tout simplement, comme éducateur dans un centre pour enfants autistes, ou comme clown dans un service d’oncologie.
Dans le numéro septembre-novembre 2018 de Fakir.