Tout est excellent dans cette tribune de Gee. À lire en entier, vraiment.
Le seul problème, c’est que, bien qu’elle n’ait pas gagné, il y a de grandes chances que rien ne soit résolu avec Macron : les 11 millions de personnes qui ont voté pour Le Pen ne vont pas disparaître comme par magie après l’élection. Pire : la plupart des raisons qui expliquent le score élevé de Le Pen sont précisément le résultat des politiques que Macron défend.
Bienvenue dans une société polarisée qui, à l'heure où la technologie le permet pourtant, n'ayant pas appris à débattre publiquement sans se mettre sur la gueule, deviendra de plus en plus violente.
Tout d’abord, il faut comprendre que les gens qui votent Le Pen ne sont pas tous des racistes ou des nationalistes (heureusement). La plupart sont juste des gens qui voient leurs niveaux de vie fragilisés […]
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Les gens ne sont pas anti-Europe par essence ou par dogme : ils le sont parce qu’ils se rendent compte que l’UE, ces derniers temps, a surtout œuvré pour libérer le marché, pas les peuples ; qu’elle a surtout consisté à mettre les européens en compétition les uns contre les autres, en nivelant vers le bas la qualité de vie avec celles des pays les plus pauvres au lieu de niveler vers le haut la protection sociale avec celles des pays les plus riches. Si vous demandez aux gens, ils sont tous en faveur de l’union des peuples et de la paix éternelle entre les pays, mais ils ne sont pas idiots : ils se rendent bien compte que l’élite de l’UE manipule ces aspirations comme un prétexte pour forcer leur projet de capitalisme libéral de prédation.
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Qu’est-ce que Macron dans tout ça ? Macron est le pur produit du système qui a créé ces problèmes. J’ai lu dans beaucoup d’articles étrangers que Macron était « un renouveau », « un vent de changement » dans la politique française. À ce niveau, ce ne sont plus des fake news : ce sont de grosses conneries.
Laissez-moi vous résumer ça : Macron a été à l’ENA, une école fréquentée par à peu près 90% de nos politiciens (ils sont tellement des copies les uns des autres qu’on a inventé une expression pour : « énarques ») ; il était ministre sous le dernier président François Hollande et a été l’inspirateur de sa politique économique ; il a bossé comme banquier chez Rothschild, ce qui fait qu’il n’était pas hors du système (capitaliste) mais plutôt au sommet de ce système ; et la cerise sur le gâteau, il est soutenu par la moitié des dinosaures de la politique qui avaient déjà le pouvoir avant qu’il ne soit au lycée.
Il est jeune ? Ça nous fait une belle jambe. Le projet de Macron est à peu de chose près dans la continuité de ce qui a été fait dans notre pays depuis trente ans : réduction des droits des travailleurs, réduction de la protection sociale, accroissement de la pression de la compétition sur les gens en signant des accords de libre-échange avec des pays dont le code du travail est une blague. Comme s’il y avait quoi que ce soit à gagner à tenter d’être « compétitif » avec des travailleurs chinois ou bangladais. Le projet de Macron est exactement ce qui a poussé 11 millions de personnes vers Marine Le Pen.
C’est d’ailleurs l’une des raisons qui ont fait que beaucoup de gens de gauche (moi compris) étaient réticents à voter Macron pour « faire barrage » à Le Pen : en quoi voter pour le kérosène va « faire barrage » au feu ?
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En parallèle, le Front National (parti de Marine Le Pen) s’est aussi vu accordée une large couverture médiatique, le présentant comme le choix contestataire par défaut. Le but, à peine caché, était d’avoir ce second tour Macron-Le Pen. Ce second tour est très pratique, parce que si Le Pen s’oppose bien au libéralisme brut de Macron (et encore, si on veut : le libéralisme ne la dérange pas tant qu’il est circonscrit au territoire de la France), elle construit ça sur de l’hyper-conservatisme, de la xénophobie et de l’europhobie. Donc bien entendu, beaucoup de gens (comme moi) n’iront jamais jusqu’à simplement envisager de voter pour elle parce qu’ils ou elles souhaitent une opposition juste, démocratique et respectable au libéralisme.
Et bien sûr, les médias qui avaient donné la parole au FN pendant des mois furent les mêmes qui exigèrent avec autorité que les électeurs éteignent ce feu qu’ils avaient allumé.
Depuis de nombreuses années déjà, Le Pen et le Front National ont servi, pour les médias et les autres partis, d’une arme contre la démocratie : mettez n’importe qui en face du FN dans une élection et il ou elle est presque certain de l’emporter. Et puisqu’ils ont compris qu’ils peuvent façonner ce choix impossible, les grands médias ont juste à présenter un unique candidat comme le choix raisonnable (de préférence, celui qui sert les intérêts des propriétaires de ces grands médias), à laisser le FN monopoliser le reste de la parole et le tour est joué.
J'ai un avis légèrement différent : ce n'est pas les médias, de leur propre chef qui ont façonné ce deuxième tour mais à la fois la vox populi (tu veux qu'on te traite comme un-e humain-e mais tu piétines chaque jour les autres humain-e-s, tu veux du business plus humain mais tu veux consommer, pour toujours moins cher, dans les mêmes temples de la surconsommation, tu ne veux pas que l'école, la poste et l'épicerie du coin ferment mais tu gueules que les impôts locaux te plombent, tu veux quelque chose et tu fais le contraire de ce qu'il faudrait faire pour l'obtenir, tu ne voteras jamais Mélenchon car tu le trouves trop radical car il est destructeur de certains de tes acquis, etc.) et les tenant-e-s du vieux monde qui veulent tout faire pour conserver ce monde ultralibéral qui les a fait riche et puissant. Dans les deux cas, vox populi et puissant-e-s, c'est le même problème bien humain derrière : ne jamais lâcher le moindre privilège acquis. Partant de là, les grands médias sont des diffuseurs de la pensée dominante tout comme ils le sont sur les autres questions (conservation des inégalités hommes/femmes, français/étranger-e-s, hétérosexualité/autre, etc.). Ils le sont pour pas que ça gratte, pour pas que t'éprouves un inconfort, pour que tu te sentes bien après le taff. Et ça leur rapporte de la thune en passant. Bref, accuser les grands médias, c'est trop choupi, ça permet de se donner bonne conscience sans faire un examen personnel de ladite conscience, mais c'est une partie seulement du problème : on t'a présenté le candidat que t'as voulu au fond de toi tout en prétendant l'inverse pour faire genre. En analysant les convictions, oui, il y a peut-être plus de Mélenchonistes+Poutouistes que de Macronistes+Fillonistes, mais en analysant les comportements quotidiens, il y a clairement plus de Macronistes+Fillonistes que de Mélenchonistes+Poutouistes, c'est ça l'essence de mon propos. Un peu comme l'électorat FN et ses contradictions, mais ça reste valable dans toutes les strates de la société et dans tous les camps politiques.
Le père de Le Pen était au second tour de l’élection présidentielle il y a quinze ans et nous avons joué au même jeu : les gens ont voté pour Chirac pour faire barrage à Le Pen même si pas mal d’entre eux n’avaient aucune sympathie pour Chirac. Chirac a obtenu plus de 80% des votes. On aurait pu penser qu’il allait appliquer une politique pour réparer cette société française et écouter la contestation populaire ? Loupé. Il a fait sa politique de droite comme si 80% des gens avaient voté pour lui par conviction. Et il y a de grandes chances que Macron fasse la même chose.
Le truc, c’est que cette stratégie devient dangereuse : les électeurs comprennent très bien ce qui se passe et ils sont de moins en moins enclins à participer à cette mascarade. Chirac a fait 80% en 2002, mais Macron n’a eu « que » 66% des votes contre Le Pen au second tour, accompagné d’un record d’abstention et de votes blancs. Et alors que Le Pen a entraîné presque deux fois plus d’électeurs que son père quinze ans plus tôt, Macron a vu moins de gens d’accord pour voter pour lui contre leurs propres convictions.
Yep, on passe d'environ 5 % de suffrages blancs et nuls en 2002 à plus de 11 % de tels suffrages en 2017. On passe de 20 % d'abstention au deuxième tour de 2002 à 25 % en 2017. Je ne vois pas de problème à cela : si, à défaut de construire un monde meilleur, on offre moins de légitimé aux tenant-e-s du monde pourri habituel en espérant que le système représentatif s'effondre de lui-même (comment tu gouvernes avec moins de 43 % ?), why not ? Quand t'es dans un deuxième tour comme celui-là, après avoir exprimé tes convictions et constaté que t'es en minorité, « la seule façon de gagner, c’est de ne pas jouer ». En revanche, oui, ce type d'effondrement se fera dans une société qui deviendra de plus en plus violente. Mais contre ça, il fallait vouloir tenter autre chose au premier tour et au quotidien.
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Dans le même temps, Macron va appliquer sa politique libérale comme si tout allait bien. Lui et les médias vont continuer de marteler « IL N’Y A PAS D’ALTERNATIVE » en réponse à toute critique contre ça. De plus en plus de gens n’auront plus rien à perdre à s’abandonner à n’importe quel vote pour dire « assez ! ». Je ne vois pas comment cela pourrait finir bien.
Alors dans les prochains mois, vous entendrez peut-être qu’il y a encore une fois des grèves en France. Et avant que vous ne commenciez à blaguer sur le fait que nous sommes constamment en grève, dites-vous bien que nous essayons de protéger notre modèle social contre une énième attaque, et que nous sommes seuls, avec pratiquement toute l’élite française contre nous.
Notre modèle social a été notre force pendant toute la seconde moitié du XXe siècle, ce qui a par exemple mené à la création d’un système de santé reconnu mondialement. Et ce modèle social a été mis en place juste après la Seconde Guerre Mondiale, à un moment où le pays était dévasté et ruiné (ça, c’est pour le « on ne peut pas se le permettre »). Et il n’est ni dépassé ni inadapté : l’une des raisons qui fait que les français ont moins souffert de la crise des subprimes en 2008 que d’autres, ça a été précisément la robustesse de ce modèle social. Et je sais que nous avons la réputation de capituler aisément, mais sachez une chose : nous ne le laisserons pas crever sans combattre.
Je n'aime pas trop l'argument : oui, à la fin de la guerre, on était ruiné et dévasté mais justement, tout était à reconstruire donc le modèle capitaliste de croissance infinie allait fonctionner, on en était sûr-e-s, on allait consommer, on allait faire de la croissance, donc on pouvait ouvrir en grand les vannes du crédit, les prêteur-se-s savaient qu'il-elle-s reverraient leur argent.