Mes notes :
Je ne perçois pas l'intérêt à être efficace / productif / peu coûteux / etc. Après tout, l'être humain est un animal comme un autre. S'attend-on à ce qu'un lion soit efficace ? Va-t-on compter le nombre de ses chasses ? Non. Lui non plus. Il s'en moque. L'humain n'a pas à être efficace, il doit être, c'est tout. Comme un lion ou un arbre. Il est là, il vit, il n'est plus là. Demander à l'humain d'être efficace et tout le tintouin, c'est transformer l'homme en moyen pour atteindre une fin, c'est donc de l'exploitation, car cette finalité-là profite à autrui. La seule finalité de nos actions devrait être de vivre. Le système monétaire devrait être un troc amélioré. Un emploi devrait avoir une utilité sociale stricte. Etc.
Un indicateur déforme la question initiale en la simplifiant. « Est-ce que je rends tel ou tel service utile socialement ? » devient « est-ce que mes mesures montrent que je rends un service ? ». L'utilité sociale n'est pas mesurée.
Un exemple pour illustrer ça : dans les universités françaises, on demande au service informatique de produire des indicateurs portant sur l'utilisation des salles de travaux pratiques (TP) équipée d'ordinateurs.
Au premier abord, cela semble profitable : si ces indicateurs illustrent que des salles de TP sont inutilisées, on dirigera le budget dédié à leur maintenance et à leur remplacement vers d'autres activités, par exemple d'autres formes de pédagogie, non ? Non. Cela permettra d'aller parader au ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche en mode "nous sommes en capacité d'économiser x centaines de milliers d'euros, nous sommes trop fort \o/". La pression sera mise sur les universités incapables de rivaliser avec cette prouesse, sans tenir compte des spécificités locales comme le fait que l’université se situe dans un bassin d’emplois sinistré dans laquelle une salle de TP se justifie quand bien même elle n’est pas utilisée 40 % du temps.
Or, cette vision chiffrée ferme des possibilités : une salle de TP informatisée permet aux étudiants de suivre les cours sans investir dans un ordinateur portable, ce qui permet l'accès au plus grand nombre et aussi de ne pas polluer en produisant et commercialisant des machines qui seront inutilisées la plupart du temps par la plupart des étudiants (qui ne sont pas informaticiens). C'est les joies de la mutualisation.
Si l'on constate l'inutilisation d'une salle de TP informatisée, on pourrait très bien décider de laisser cette salle en libre-service plutôt que de la fermer, ce qui permettrait à des non-initiés d'accéder au numérique à moindre coût et aux étudiants d'effectuer des recherches quand la bibliothèque universitaire est saturée (car les examens et les devoirs tombent tous dans une période de temps restreinte). Mais la force des chiffres, notamment la foi que nous plaçons en leur objectivité, nous pousse à conclure à l'inutilité et à fermer la salle de TP. Il s'agit d'un biais cognitif.
Bref, le nombre de fois qu'un service est utilisé ne dit rien de son utilité sociale. Si une instance matérielle d'un service public est peu utilisée, ça ne veut pas dire qu'il a aucune utilité, cela veut dire qu'il y a un travail d'accompagnement vers la dématérialisation à accomplir afin de ne pas laisser les derniers utilisateurs sur le carreau ou qu'il fallait embaucher plus d'agents afin que le service reste à taille humaine, sans une attente démesurée, ce qui fait que le tout-numérique, au détriment de relations sociales, n'aurait pas percé (le détricotage d’un truc qui marche afin de pousser les gens à utiliser un truc déshumanisé plus rentable est monnaie courante). En somme, l'indicateur-ratio coût du service rapporté au nombre de prestations réalisées, c'est ce qui a tué les services publics, c'est ce qui se cache derrière la fermeture des bureaux de poste, des lignes de train, etc.
Les tickets d'intervention en informatique sont aussi un bon exemple. Le principe est simple : une panne informatique, hop, tu ouvres un ticket pour demander au service informatique de réparer. Quel intérêt de produire des stats à partir de ça ? Savoir que xx % des demandes portent sur tel domaine, ce qui laisse à penser que ce domaine peut être amélioré a priori plutôt que d'attendre que les utilisateurs râlent et d'agir a posteriori ? Fort bien. Ça permet d'évaluer le coût de maintien de tel et tel secteur ? Fort bien.
Pourtant, pour calculer tout ça, il n'y a pas besoin de connaître le nombre de tickets traités par personne. Alors pourquoi tous les outils de gestion de tickets, même ceux programmés en interne, collectent et calculent ce chiffre et que tous les DSI aiment à les regarder tout en prétendant leur accorder aucune importance ? Être viré pour un nombre insuffisant d'interventions, j'ai déjà donné.
Sur le fond, ces indicateurs éludent le côté qualitatif : avons-nous bien répondu au besoin de l'utilisateur ? Qu'en savons-nous vraiment ? Seul le contact humain permet de prendre connaissance de cela, pas des chiffres du nombre d'intervention, de la durée moyenne d'intervention, etc.
Tout n'a pas à être rentable. Le but d'une bibliothèque municipale, est de mutualiser des contenus (il est inutile que chacun de nous possède les mêmes ouvrages qu’il lira une seule fois en moyenne) et d'ouvrir le savoir et la beauté des lettres au plus grand nombre (via la beauté de la découverte).
De même, si je te propose un choix entre deux pâtisseries, et que tu te mets à compter le nombre d'éclats de chocolats ou le nombre de calories, etc. tu cherches probablement le plus sain pour toi (ou tout simplement à compter des choses inutiles) au détriment de ton plaisir. C'est donc une simplification de la question initiale : tu choisis de manger sainement, pas de manger pour le plaisir alors qu’une pâtisserie dispose de ce seul attrait (enfin, il me semble).