Suite à une énième horreur dans le projet de loi égalité et citoyenneté dont j'entends parler, la modification du droit de la presse, j'ai décidé de téléphoner à mes sénateur-trice-s pour leur faire part de mes inquiétudes et de ma volonté que le bullshit s'arrête dès maintenant.
Le projet de loi sera examiné en plénière du Sénat dès mardi prochain (le 4 octobre) pour un vote sur l'ensemble du texte le 18 octobre. Il n'y avait donc pas assez de temps pour envoyer des mails. Sachant que, de toute façon, la limite pour poser des amendements est dépassée. On est en procédure accélérée (une seule lecture par chambre puis CMP).
Modifications de la loi sur la liberté de la presse de 1881 (article 37)
En commission spéciale du Sénat, nos élu-e-s ont ajouté :
- Aujourd'hui, la prescription de l'action publique (délai après lequel une infraction ne peut plus être faire l'objet de poursuites) en matière de délit de la presse court (= est enclenché) à partir de la date de la première publication du contenu litigieux (ou d'une ré-édition d'après la jurisprudence établie). Les amendements sénatoriaux font que ce délai pourrait désormais courir à partir de la date de retrait du contenu, uniquement pour la presse en ligne.
- Aujourd'hui, une plainte en matière de délit de presse s'interrompt automatiquement si le plaignant se retire. Le projet de loi propose que cet automatisme ne soit plus acquis.
- Le juge aurait désormais la possibilité de requalifier un délit civil et les plaignants auraient la possibilité d'une réparation des préjudices sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun.
Ce que j'en comprends :
- Ce texte intervient dans un contexte et avec un historique. Faire taire la presse, c'est un vieux rêve. Je rappelle que plusieurs député-e-s ont déposé des amendements lors la première promulgation de l'état d'urgence, en novembre 2015, pour explicitement contrôler la presse, la radio, le cinéma, etc. Ce n'est donc pas anodin de retrouver des miettes dans ce projet de loi !
- J'interprète l'asymétrie de traitement entre presse papier et presse en ligne comme une volonté de censurer les médias en ligne qui sont ceux qui ont révélé les plus grosses affaires ces derniers temps genre les prétendus millions libyens de la campagne 2012 de Sarko, genre les prétendus agissements sexuels de Baupin, genre les documents de l'affaire Bettencourt, etc.
- Les contenus sur Internet sont faits pour durer dans le temps donc un délai de prescription qui court à compter de la date de retrait n'a aucun fondement. Cela signifie en réalité qu'il n'y a plus de prescription. Une personne physique ou morale peut très bien porter plainte des années et des années après la publication d'un contenu. Exemple ? Les sociétés commerciales non cotées qui essayent de s'acheter une virginité avant d'entrer en bourse. Cas concret : http://www.nextinpact.com/archive/64648-cgu-sebsauvage-tuto4pc-eorezo-adware.htm . Au-delà de ça, tout notre droit est basé sur l'idée qu'au bout d'un moment, on pardonne, on oublie, on n'est plus capable de recevoir des preuves fiables, etc. Revenir sur cela me semble être extrêmement dangereux.
- La requalification et la réparation des préjudices pourront permettre de faire dégager des articles, des contenus, qui peuvent gêner par leur négativité mais ne pas être pour autant un délit de presse. À quoi je pense ? Aux grands patrons & co qui attaquent en diffamation (qui est un des délits de presse) tout article légèrement négatif au sujet de leur société commerciale. Genre Xavier Niel, patron de Free, est un spécialiste du domaine.
Il faut bien comprendre que la diffamation est devenue la meilleure arme de défense, y compris quand les faits relatés en bonne et due forme sont avérés ! Les journaux ont autre chose à faire que d'aller en justice en permanence ! Cela a aussi un effet de concentration de la presse : ne peuvent exister que les grands groupes qui ont les moyens de payer des avocats. Ce n'est pas acceptable.
C'est pour ça que je pense qu'il ne faut pas modifier l'équilibre apporté par la loi de 1881.
Ce que mes interlocuteur-rice-s m'ont dit :
- Le principal point de désaccord porte sur le fait qu'Internet est très viral et qu'on y retrouve tout des années après alors qu'un article de presse papier, ça s'oublie dans les jours qui suivent sa publication.
- Pour moi, il ne faut pas croire que le moindre contenu qui sera publié aura des millions de vues. Mes interlocuteur-rice-s m'ont assuré qu'on parlait bien de la même chose c'est-à-dire de la grosse feuille de chou en ligne bien établie. OK. Il ne faut pas croire non plus que les papiers vieux de 5 ans et plus apparaissent comme cela dans un moteur de recherche, surtout quand les sociétés commerciales et les personnalités publiques font de l'optimisation SEO.
- Ensuite, pour moi, la viralité des contenus de presse est le reflet de la société : oui, quand je vois un truc crade, je le partage, à l'oral au bistro, à l'écrit sur mon shaarli, dans mes associations préférées. Internet change l'ampleur du partage, oui, mais j'ai envie de dire qu'un truc crade n'a pas besoin de cela pour se diffuser dans la société. Et la colère que cette action crade suscite est partagée au-delà des RT et like que l'on voit sur le web. Nier ça, c'est être dans le mythe du gros rageux derrière son écran !
- Internet change la temporalité. Oui, mais c'est à double tranchant :
- En tant que citoyen-n-e, homme-femme politique, société commerciale, association, je n'avais pas le temps d'éplucher toute la presse papier y compris la presse locale qui peut me tirer dessus (parce que j'ai un site de ma société commerciale dans le secteur, parce que j'ai été un-e élu-e local-e, etc.) ou tirer sur un-e ami-e local qui m'éclaboussera. 3 mois pour vérifier tout ça, c'est compliqué. Même avec des personnes payées pour produire des revues de presse. Avec le numérique, vérifier que la presse parle de moi, c'est facile, ça ne prend pas 3 mois. Y'a les alertes Google et les services du même genre sans compter l'immédiatement de l'information. Il n'y a donc pas besoin d'allonger ou de supprimer le délai de prescription.
- Que les contenus restent en ligne ad vitam æternam n'est pas un problème : la prescription des délits de la presse n'empêche pas d'attaquer pour d'autres motifs et d'utiliser, par exemple, la LCEN pour exiger le retrait de contenus. Illustration : https://framablog.org/2014/03/14/getty-images-vie-privee/
Instruction en famille et écoles privées hors contrats (article 14 bis et 14 dices)
Le gouvernement a proposé :
- L'ouverture d'une école privée hors contrat serait désormais soumise à une autorisation préalable délivrée par l'autorité compétente de l'État. ÉDIT : non, à une déclaration préalable. Pas de contrôle systématique avant ouverture. FIN DE L'ÉDIT.
- L'instruction en famille serait soumise à des contrôles plus nombreux et à domicile.
Ce que j'en comprends :
- Là encore, ces articles de loi ont une histoire : droite dure sécuritaire, risque de radicalisation tout ça, voir http://shaarli.guiguishow.info/?QGLM4Q et https://shaarli.guiguishow.info/?_-WFTA. Donc on est calibré pour empêcher la radicalisation, blabla.
- J'ai déjà longuement présenté les différentes alternatives à l'école de l'éducation nationale et leurs modalités de déroulement / contrôle, voir les liens ci-dessus donc je ne reviens pas là-dessus.
- Il n'est pas question d'autorisation préalable pour une catégorie de méthodes d'enseignement et pas les autres. On ne doit pas chercher à entraver préventivement. Je veux dire : personne ne m'empêche préventivement de tuer quelqu'un-e. Si je le fais, la justice me rattrapera. Même chose pour une école.
- Même chose pour l'augmentation du nombre de contrôles visant l'IEF : je veux un traitement égal des différentes méthodes d'enseignement. Si on renforce les contrôles IEF, on renforce les contrôles des écoles labellisées éducation nationale. Si l'on change la nature d'un contrôle (genre la proposition de loi de 2016 voulait vérifier que les écoles privées hors contrats sont sont conformes « aux valeurs de la République »), on le fait pour toutes les catégories.
- Ce qui me gêne dans les deux cas (écoles privées hors contrat et IEF), c'est qu'il y a une présomption de culpabilité, un a priori négatif : ces deux cas vont forcément faire l'objet de dérives, vont forcément foirer. Ce n'est pas acceptable.
Ce que mes interlocuteur-rice-s m'ont dit :
- Tous les lieux d'enseignement ne se valent pas : les écoles de l'éduc' nationale ont des profs dont c'est le métier et la passion, blablabla. Donc, il n'est pas hallucinant d'appliquer des contrôles plus nombreux et/ou renforcés à IEF et hors contrat. Or, pour moi, toutes les alternatives se valent.
- L'État doit veiller sur tous-toutes les futur-e-s citoyen-ne-s. Si quelque chose se passe mal dans une école privée hors contrat ou en IEF, alors le bon peuple gueulera que l'État est responsable. Et puis, on fait quoi des "déchets" qui n'auront pas le niveau en fin de course et échoueront leur entrée dans la vie active ? Ce à quoi je réponds : un contrôle égalitaire suffit à dire que l'État à jouer son rôle auprès des personnes qui considèrent que l'État doit être derrière le cul de tout le monde, tout le temps pour résoudre tous les problèmes du monde.
- Incompréhension de la motivation des IEF. Croyance que ces personnes expriment forcément de la défiance envers l'État. Je trouve ça curieux : quand on parle d'AMAP, il-elle voit très bien que ce n'est pas forcément de la défiance vis-à-vis de la grande distribution mais aussi une envie de consommer local, de participer à la vie économique locale, etc. Quand on parle de FAI associatif, il-elle voit que ce n'est pas forcément de la défiance vis-à-vis des opérateurs existants et qu'on ne cherche pas à nuire/remplacer Orange. On a donc 3 contextes de réappropriation. On a 3 alternatives qui peuvent toutes engendrer des dérives graves. On a 3 alternatives qui peuvent être accusées d'exister uniquement par défiance vis-à-vis de la norme. Mais l'IEF focalise la peur… Ce n'est pas logique.
- Il y a très clairement l'idée que ceux-celles qui pratiquent l'IEF ou qui sont scolarisés dans des écoles privées hors contrat veulent s'exclure et ne pas faire société. Il y a une très forte idée que le système majoritaire est trop bien et que les alternatives minoritaires sont vaseuses. C'est trop bizarre car l'avis change du tout au tout quand on parle d'AMAP…
Divers
- Les député-e-s avaient introduit un droit à la cantine scolaire pour tous et toutes qui a été dégagé par la commission spéciale du Sénat. Voir http://www.politis.fr/articles/2016/09/pas-de-droit-a-la-cantine-35403/ . D'après ce que m'a expliqué une assistante parlementaire, le débat s'est cristallisé sur "mais qui va payer les nouveaux locaux qu'il faudra construire pour accueillir tout le monde ?". Pour moi, c'est évidemment du bullshit vu le taux d'élèves qui mangent à la cantine. Évidemment, je soutiens les député-e-s qui voulaient de la solidarité et le fait qu'un-e gosse ne soit pas exclu parce qu'un des parents est un chômage et autres cas concrets qui se voient tous les jours.
- Je refuse l'expérimentation d'un service civique obligatoire ajouté par les député-e-s (ÉDIT DU 03/10/2016 À 9H40 : ça a été supprimé en commission spéciale du Sénat et il faut que ça le reste FIN DE L'ÉDIT). Un service civique volontaire, ça peut s'envisager. J'y suis réticent mais je peux accepter cela en compromis. Mais pas de service civique obligatoire, jamais.
- Je suis totalement d'accord avec le gouvernement qui veut que les logements sociaux ne soient pas tous groupés ensemble mais qu'un certain pourcentage de ces logements soit intégré au reste de la ville. l'idée étant de ne pas avoir des classes moyennes avec uniquement des classes moyennes, des riches avec des riches et des pauvres uniquement avec des pauvres. On peut tous et toutes traverser une mauvaise passe et devenir pauvre. Ajouter l'exclusion à la pauvreté, ça ne peut que mal se terminer.
En gros, selon moi : pour l'instruction en famille et les écoles privées hors contrat, les dés sont déjà lancés. Même chose pour le droit à la cantine et l'expérimentation du service obligatoire. Des amendements défendant la liberté de la presse ont été déposés par… le gouvernement. Les logements sociaux vont couler beaucoup d'encre semble-t-il genre le gouvernement ne semble pas vouloir lâcher. Le dernier mot irait donc à l'Assemblée après une CMP échouée ?