Je n'ai pas encore évoqué le Paquet Télécoms ici. Il s'agit d'un ensemble de textes juridiques européens concernant les télécommunications qui vise à modifier le cadre législatif existant. Bien que ça forme un même paquet (mauvaise) surprise, les textes qui le composent progressent indépendamment les uns des autres dans le processus législatif. Il y en a déjà eu un entre 2007 et 2011. Un nouveau paquet télécoms est en cours de discussion depuis 2015. Il comprend trois textes :
Refonte du code européen des télécoms
En gros, cette directive européenne se propose de massacrer le cadre législatif existant, pourtant pas fameux, pour le remplacer par un cadre pire qui privilégie la rentabilité des actionnaires des télécoms (c'est dans le texte : les autorités de régulations doivent tenir compte de l'investissement dans leurs analyses et dans leurs éventuelles sanctions !) et la baisse des prix pour les abonné⋅e⋅s par rapport à l'intérêt général. Les nouvelles règles proposées vont mécaniquement concentrer le marché des télécoms en un nombre restreint d'opérateurs, ce qui est malsain.
Ce qui me marque, à titre personnel, c'est que l'on revient sur des acquis de longue date comme la suppression des obligations concernant l'accès aux infrastructures existantes par les opérateurs ne les ayant pas déployées, l'accès aux spécifications techniques de ces réseaux à des fins de pouvoir opérer dessus, l'application du secret des affaires pour empêcher le régulateur d'analyser le prix de revient afin qu'il ne puisse fixer le prix de vente qu'il peut imposer sur le marché de gros, etc. Il y a aussi l'idée de ne plus avoir de régulation asymétrique du secteur, c'est-à-dire que les régulateurs télécoms nationaux n'interviennent pas pour sanctionner le⋅s opérateur⋅s dominant⋅s qui ont mis le zouk sur le marché des télécoms. Ce serait une excellente idée si la régulation symétrique, celle qui s'applique à tout acteur, même s'il ne fait "rien de mal", était bien ficelée, ce qui n'est pas le cas.
Tu l'as compris : le lobbying des poids lourds des télécoms tente de faire table rase et d'écraser toute forme de concurrence dans l'Union européenne.
Plus précisément, voici ce qu'il nous faudrait (document plus synthétique encore, document plus argumenté) :
- Maintenir / obtenir des accès aux infrastructures télécoms existantes (comme la fibre), notamment celles déployées avec de l'argent public (comme le réseau téléphonique / ADSL), y compris (et surtout) en activé/bitstream (définition à la toute fin du lien), facturés au prix de revient voire que les petits opérateurs (associatifs ou PME) puisse co-investire dans l'infrastructure à un coût raisonnable et proportionnel à leur utilisation de l'infra (exemple : dans cet immeuble, je co-investi à hauteur d'une ligne, ici 3 lignes, etc.). De même, le génie civil (fourreaux de câbles dans les trottoirs, etc.) doit être proposé à un prix proche de prix de revient, sans aucun obstacle pour y accéder ;
- Avoir plus de fréquences radio non-soumise à licence payante afin de pouvoir désenclaver les bleds paumés avec des liens Wi-Fi haut-débit et de permettre la réappropriation de nos infrastructures télécoms par le plus grand nombre. Les fréquences actuelles sont parfois saturées à certains endroits et l'empiétement à venir des réseaux mobiles sur les fréquences libres, avec la LTE-U ("4G" sur des fréquences non soumises à licence) par exemple, n'arrange pas les choses ;
- Harmoniser, dans l'Union, la paperasse à remplir et l'argent à sortir pour se déclarer opérateur. Gratuit en France, environ 700 € d'inscription + environ 600 € par an en Belgique, cela nuit forcément à l'apparition de nouveaux acteurs ;
- S'assurer que nous pouvons utiliser des logiciels libres sur nos infrastructures de communication. Oui, il s'agit de revenir sur la directive européenne "radio lockdown" ;
- Restreindre / mettre un terme à la surveillance de masse : obliger le chiffrement de bout en bout non vérolé sur les services, forcer l'application des décisions protectrices de la Cour de justice de l'Union européenne à propos de la conservation, par les opérateurs, des données de connexion (qui parle à qui, quand, à quelle fréquence, depuis où, etc.), ne plus rendre responsable des actes d'autrui les personnes qui partagent leur connexion Internet (cas des réseaux communautaires à la guifi.net, par exemple) ;
- Pour que les droits des utilisateurs soient respectés, il faut des régulateurs dotés de grands pouvoirs et de la régulation asymétrique. Les régulateurs doivent prendre en compte tous les acteurs historiques ou de taille importante dans leur analyse, et pas uniquement les premiers, car un opérateur puissant sur le marché (qui peut donc imposer des pratiques sans concertation et sans ressentir d'impact financier) est aussi dangereux qu'un opérateur en situation de monopole sur l'infrastructure télécoms. Les co-investissements doivent également être évalués comme des sources de domination du marché ;
Si tu veux plus d'informations, je recommande vivement l'excellente liste argumentée de vote de Netcommons (full-disclosure : j'y ai contribué pour les parties tetanautral.net et FDN). Une version française est aussi disponible.
Prochaine étape : vote de la commission (sous-groupe de député⋅e⋅s sur une thèmatique donnée : justice, culture, industrie, etc.) chargée du dossier (ITRE, industrie…) au Parlement européen le 11 septembre 2017.
ÉDIT DU 05/09/2017 À 20H45 : vote repoussé au 2 octobre. Changement obtenu par le groupe parlementaire S&D pour essayer d'obtenir quelques compromis supplémentaires. Verts et GUE devraient voter selon nos convictions. Il faudrait encore que la société civile se mobilise auprès des groupes EPP et ECR à propos de l'ouverture du co-investissement sur la fibre optique (premier point ci-dessus). II faudrait aussi soutenir les député⋅e⋅s S&D et ALDE, qui nous sont plutôt favorables, pour pas qu'il⋅elle⋅s flanchent. FIN DE L'ÉDIT.
Utopie : comment réellement organiser les télécoms ?
En réalité, ce dont nous avons besoin est d'une unique (par technologie : une fibre, une radio, une, etc.) infrastructure mutualisée, déployée par plusieurs opérateurs (privés) chargés de la gestion de l'infrastructure, chaque opérateur déployant son petit bout de réseau en local pour ne former qu'un même réseau à l'échelle nationale voire européenne.
Ces infrastructures essentielles étant des monopoles obligatoires (tu n'as qu'une fibre qui désert ton logement), elles doivent être des biens communs donc des services publics soumis à une très protectrice régulation, même la Constitution de notre 4e République arrivait à cette conclusion !
Plusieurs opérateurs commerciaux (privés) de toutes tailles opéreraient ces infrastructures afin de proposer leurs services (d'accès à Internet, entre autres). Il est évident que les opérateurs qui construisent et gèrent l'infrastructure commercialisent également des services sur cette même infrastructure, sinon il y a une intégration verticale qui déséquilibre le marché (pense à FT/Orange).
Ce schéma résout à la racine toutes les atteintes à la concurrence constatées actuellement qui marquent l'échec des politiques d'ouverture du marché suivies depuis 20 ans.
Cette vision est celle défendue par la FFDN.
Promotion de la connectivité Internet dans les communautés locales (WIFI4UE)
Le but de cet autre règlement est de subventionner des entités publiques et des acteurs privés chargés d'une mission publique afin d'ouvrir des accès à Internet publics et ouverts à tou⋅te⋅s dans les lieux de la vie publique locale (y compris en extérieur des bâtiments publics) dans les déserts numériques. L'idée est de se servir de ses réseaux comme d'un levier pour propulser des services publics numériques dans ces endroits. Avec un regard critique, on peut penser que cet argent public ira dans les poches des gros opérateurs nationaux en situation d'oligopole (voir le dernier point de la liste ci-dessous).
Les conditions :
- Malgré la volonté du Parlement, les seules entités subventionnables sont des entités publiques et des acteurs privés en charge d'une mission de service public, pas les PME ni les associations, ni les SCIC, bref pas les membres de l'économie sociale et solidaire ;
- Les seuls projets financés seront ceux qui ne sont pas dans une zone où des points d'accès Wi-Fi ouverts, publics ou privés, sont à disposition afin de ne pas fausser la concurrence. Le texte ne dit cependant pas qui vérifie ni comment ;
- Enveloppe totale : 50 millions d'euros qui seront ajoutés au budget MIE (budget de l'UE pour poser des infras télécoms et énergétiques). Visiblement sur 2 ans (mais je ne suis pas sûr de ce point) ;
- La règle du premier arrivé, premier servi s'appliquera en veillant quand même à la répartition géographique dans l'UE ;
- Les demandes se feront en ligne, sans formalités, fin 2017, début 2018 ;
- La Commission européenne (et le Parlement) voulait que cet argent serve à financer le matériel et les frais d'installation. Le Conseil de l'Union Européen (le co-législateur, comme le Sénat français est le co-législateur de l'Assemblée nationale) a renversé la vapeur : les entités publiques qui demandent de la thune financent le matériel et l'installation et l'UE finance le récurent. De quoi est constitué le récurent dans ce genre de projets ? Maintenance humaine / dépannage et connectivité à Internet… Qui fournit de la connectivité à Internet in fine ? Quelques gros opérateurs… T'as compris la stratégie du Conseil. ;)
Comme s'y attendait la coalition d'organisations citoyennes qui milite sur ce texte, le Conseil de l'Union européenne (le co-législateur, comme le Sénat français est le co-législateur de l'Assemblée nationale) a pourri ce texte en posant d'autres conditions qui n'étaient pas dans le texte original durant le trilogue (discussion à huit clos entre la Commission, le Parlement et le Conseil pour trouver un compromis) :
- Il faudrait s'identifier sur ce réseau avant de l'utiliser. Une identification au niveau de l'Union. Un peu comme Eduroam sauf que ce n'est normalement pas le but d'un réseau ouvert et que seuls les gros entités pourront se raccorder à ce système centralisé d'identification ;
- Les formulations font qu'il n'est absolument pas dit que ces réseaux n'affichent pas de publicités ni qu'il n'y ait pas des restrictions d'accès à certains services et contenus. Rentabilité d'abord.
Quelles que soient les modalités de financement retenues, ce projet de règlement est insuffisant : il ne suffit pas d'ouvrir des hotspots Wi-Fi pour désenclaver les territoires. Il faut fibrer ces territoires et s'assurer que des opérateurs locaux (et des hébergeurs et des points d'échange et…), qui créent du business en local, soient en mesure d'intervenir sur le réseau.
Prochaine étape : vote du texte issu du trilogue (discussion à huit clos entre la Commission, le Parlement et le Conseil de l'Union pour trouver un compromis) en séance plénière du Parlement européen le 12 septembre 2017.
Refonte du régulateur européen des télécoms
Le but de ce règlement est de transformer le BEREC (régulateur européen des télécoms), qui est plutôt un organe peu institutionnel qui regroupe les régulateurs nationaux (l'ARCEP pour la France), en une agence de l'Union européenne, fortement institutionnelle et plus proche de la Commission européenne (qui n'a jamais été du côté de l'intérêt général en matière d'Internet et de libertés numériques). Comme toujours, cela part d'une intention louable : éviter d'avoir un BEREC qui roupille, appliquer uniformément le cadre réglementaire dans toute l'Union, avoir un BEREC plus contraignant, etc. mais c'est mal implémenté.
Mon avis sur ce texte :
- Le BEREC n'a toujours aucun objectif réellement centré sur les citoyen⋅ne⋅s. Aucun intérêt général qui vaille, pas d'objectif de protection de la société ouverte qui naît d'Internet. Le BEREC (comme les régulateurs nationaux) est là pour chapeauter l'arrivée du très haut débit pas cher, virer les obstacles à l'investissement (sisi, c'est dans le texte !), continuer la concurrence par les infrastructures, etc. Bref, le⋅a citoyen⋅ne n'est toujours pas à l'ordre du jour ;
- Contrairement à l'organe habituel, une agence européenne a une personnalité juridique (comme une société commerciale). Ce qui fait que ses décisions peuvent être attaquées en une seule fois (avant, une personne mécontente devait attaquer chaque régulateur national qui implémentait l'objet du mécontentement). Pile poil ce que les lobbies demandaient : un BEREC « responsable de ses décisions ». De quoi retarder un projet réglementaire qui leur déplairait. Pour l'instant, les seules décisions prises concernent la définition de ce que sont les marchés transnationaux et la résolution des litiges transnationaux. Mais, d'autres décisions seront progressivement transférées au BEREC par des projets législatifs futurs ;
- Actuellement, la Commission européenne dispose d'une seule voix dans le comité de management de l'Office du BEREC (le truc qui gère l'administratif de la structure). Avec ce règlement, la Commission propose des candidat⋅e⋅s pour le poste de directeur (qui représente l'institution et établi le programme de travail voté par le conseil d'administration) et pour chacun⋅e des membres de la chambre des recours (sorte de tribunal de première instance). Elle peut proposer des experts dans les groupes de travail. Elle dispose de deux voix au conseil d'administration. Elle peut prolonger le mandat du directeur du BEREC et des membres de la chambre des recours. Bref, la Commission européenne, qui nous est défavorable, occupe une bien plus grande place qu'avant, ce qui fait dire au Sénat français (et d'autres parlements nationaux) que le futur BEREC ne pourra pas être indépendant de la Commission ;
-
Les mandats de président du CA et de directeur seront plus longs : on passe d'un an à quatre et cinq ans, respectivement. Renouvelables selon la volonté de la Commission (surtout celui du directeur). En clair : si la Commission (et les lobbies) aiment un directeur et/ou un président, on se les farde pendant huit et dix ans respectivement, ce qui empêchera toute évolution positive ;
-
Les seuls pouvoirs contraignants pour les régulateurs nationaux octroyés par ce texte au BEREC sont la définition de ce que sont les marchés transnationaux (exemples possibles : mesure de la qualité et du débit des accès à Internet partout dans l'Union, itinérance téléphonique, etc.), la résolution de ces litiges et la création d'un contrat-type entre un⋅e abonné⋅e et un FAI avec tout ce que le FAI doit respecter ;
- Un autre pouvoir est le système de « double verrouillage » : si la Commission est en désaccord avec un projet de mesures correctrices (c'est-à-dire quand un opérateur a fait une bêtise) présenté par un régulateur national, et si le BEREC est d'accord, la Commission peut exiger du régulateur national qu'il retire son projet… C'est horrible puisque les régulateurs nationaux se font dépouiller et devront encore plus laisser faire les opérateurs dominants… Mais cette mesure choquante n'est pas instituée par ce texte mais par l'article 33 du projet d'un nouveau code européen des télécoms donc la forme juridique du BEREC n'a pas grand-chose à voir avec ça, à mon avis ;
- Le reste des missions (avis, conseil, lignes directrices, tenue d'un registre des FAI/FSI, revue "participative" européenne des attributions de fréquences radio) du futur BEREC est défini dans le futur code européen des télécoms.
Prochaine étape : aucune idée, aucune info publique pour le moment.