[…] Les États ne parviennent jamais à atteindre leurs objectifs. D’abord parce qu’ils ne font rien pour, mais aussi et surtout parce qu’ils ne le peuvent pas. Croire que l’État pourrait mettre un terme au réchauffement climatique, à la destruction des écosystèmes et au massacre des autres espèces, c’est croire qu’un marteau pourrait faire office de télescope. Ça ne fonctionne pas, peu importe à quel point on le souhaite, on ne voit rien. Ce n’est pas dans ses cordes, ce n’est tout simplement pas sa fonction. L’État moderne organise le système capitaliste mondialisé (la civilisation industrielle), fondé sur l’exploitation et la destruction perpétuelles de la nature. […]
Par ailleurs, ces ONG, ces youtubeurs, tous ces gens animés à n’en pas douter de la meilleure volonté du monde, ignorent-ils que les États ne disposent plus que d’une latitude très limitée en ce qui concerne la création et l’édiction des lois qui gouvernent nos sociétés ? Le transfert de souveraineté des États vers des entités supra-étatiques, plus importantes commercialement parlant, a longtemps été un secret de polichinelle : il a récemment été débattu publiquement, dans les médias, discuté à l’Assemblée… Le TAFTA (pour ne citer qu’un exemple) ne leur évoque-t-il donc rien ?
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Des cas de ce genre, il en existe pas loin de 500, à en croire ce papier[4] du Monde Diplomatique. Ce que l’on appelle l’arbitrage international est de plus en plus utilisé par les sociétés. Peu importe, finalement, que dans le cas évoqué plus haut l’État ait eu gain de cause sur l’industriel. Ce qui importe ici est de comprendre la portée de l’événement : une multinationale est tout à fait en mesure d’attaquer un État « souverain ». Que faudra-t-il faire, alors, pour interdire le dernier produit phare de Bayer lorsque la France aura émis une loi l’interdisant mais que la multinationale aura eu gain de cause et aura contraint le pays à revenir sur sa décision ? Qui attaquera-t-on en justice, à ce moment-là ? […]
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Nous pouvons sauver la civilisation industrielle (prolonger, pour un temps limité, son existence, grâce aux énergies et technologies dites « vertes » et à la géoingénierie), ou nous pouvons sauver le monde vivant qu’elle détruit (et nous sauver par la même occasion). Il faut choisir. Il n’est pas possible de sauver les deux ensemble.
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On nous rétorquera qu’il s’agit toujours de quelque chose, et que ce quelque chose vaut toujours mieux que rien. Affirmation douteuse. Primum non nocere : d’abord, ne pas nuire. La multiplication frénétique de ces initiatives citoyennistes (le mois dernier a vu naître l’initiative « On est prêt », et juste avant elle l’initiative « Il est encore temps », et voilà maintenant « L’affaire du siècle ») semble remplir un vide. Semble. En réalité, la prolifération de ce type d’initiatives est incroyablement nuisible, en ce qu’elle fait naître, qu’elle encourage ou qu’elle renforce un espoir naïf et absurde, une illusion. À grand renfort de moyens techniques stimulants, à l’image des vidéos des youtubeurs écolos, et du clip de promotion de cette « Affaire du siècle » : le format est « cool », le montage dynamique, la propagande réussie. Seulement, la lutte écologique n’a pas vocation à être « cool ». Notre mode de vie — la civilisation industrielle — constitue une menace pour l’ensemble des espèces et de la toile du vivant. Une extermination (les scientifiques parlent, plus insidieusement, d’extinction) de masse est en cours. Il faut se rendre à l’évidence : le combat nécessaire pour sortir de cette civilisation qui porte la mort comme la nuée porte l’orage sera long et douloureux.
Étant donné tout ce qui précède, force est de constater que les initiatives de ces ONG, de ces youtubeurs et de ces figures de l’écologie médiatique, loin de sensibiliser l’opinion publique aux problématiques socioécologiques, ne servent qu’à alimenter les illusions et les faux espoirs dominants, notamment en promouvant les idées suivantes :
- L’idée selon laquelle notre problème se résumerait au réchauffement climatique, à un taux de CO2 atmosphérique qu’il nous faudrait contrôler.
- L’idée selon laquelle le « développement durable » (les énergies dites « renouvelables », l’efficacité énergétique, etc., en bref : un ajustement technologique de la société industrielle) pourrait nous tirer d’affaire, endiguer le réchauffement climatique — et faire en sorte, accessoirement, même si cela a de plus en plus tendance à être éclipsé par la focalisation sur le climat, que la société industrielle devienne soutenable, respectueuse du monde naturel.
- L’idée selon laquelle à l’aide d’un ajustement économique (qu’on appellerait économie sociale et solidaire, économie du partage, économie collaborative, économie contributive, ou quelque jolie expression que les experts du marketing auraient inventée), la société industrielle pourrait devenir socialement juste, en plus de soutenable.
- L’idée selon laquelle, bien que récalcitrant, l’État serait techniquement en mesure de réaliser les fantasmes précités, et qu’il nous faudrait seulement l’y contraindre.
[…] Nous avons besoin de rien de moins que du démantèlement complet de la société industrielle mondialisée, de l’État, du capitalisme. Nous avons besoin d’une décroissance radicale, d’une dissolution de la société de masse au profit d’une multitude de sociétés véritablement démocratiques — fondées, donc, sur des technologies démocratiques. Ce que ni l’État ni son système judiciaire ne permettront ni n’encourageront jamais. Il va falloir se battre.
Gros +1.