Un bon billet sur une des manières d'encapaciter des personnes. À lire.
Première, ça veut dire être en pleine lumière. Et ça me gêne. Ça veut dire que tous les autres élèves de la classe vont regarder ce que je fais, et surtout, qu’on va me prendre pour exemple. Les rares moments où la prof exhibait ma copie pour dire « prenez exemple, elle a tout bon », j’étais très gênée.
Déjà parce que c’est pas vrai. Je fais des erreurs, souvent. Et puis, c’est une dictée, je n’ai aucun mérite, c’est facile d’avoir tout bon, il suffit d’avoir retenu la forme des mots. Rien qui mérite les palmes et les honneurs.
Ensuite, c’est chiant parce que ça m’empêche d’essayer. Si tout le monde me regarde, je vais avoir peur de faire le moindre faux pas, et donc je vais moins prendre de risques : « han mais toi qui es si bonne en orthographe, tu as fait cette faute d’accord ! ». On pardonne moins aux gens qu’on prend en exemple.
[…]
A la Fédération, un jour on a proposé, sur le ton de la plaisanterie, mon nom comme candidate au bureau. Puis en mon absence (!) [1] à l'AG suivante, pof, vice-présidente.
C’est pas exactement comme forcer la main. Les gens qui m’ont « poussée devant » à chaque fois, ne m’ont pas fait faire quelque chose que je ne voulais pas. Je sais dire non, et j’ai déjà refusé des responsabilités que je ne voulais pas prendre. L’expression juste est « poussée devant ». Il y a eu cette impulsion qui disait : mais si, tu peux, allez. La main qui te pousse sur le devant de la scène alors que tu hésites à sortir des coulisses, et qui dit « allez ». Je ne sais pas si j’aurais fait ça de moi-même. Je serais certainement restée terrée dans les coulisses.
Alors c’est un peu malgré moi, mais c’est tant mieux.
Ce que ça a créé comme brèche, c’est que ça a opposé, à ma parole qui était « ce n’est pas à moi de juger que je suis utile, je ne le suis pas plus que tant d’autres, alors je ne vais pas me mettre en avant » (entendre : « je connais le texte par cœur et j’ai répété, mais quand même, je n’ai pas envie de faire capoter la pièce si je me trompe alors je vais rester dans les coulisses et souffler le texte aux autres, moins de risques »), une autre parole : « si, tu en es capable » (et tiens, te voilà sur la scène, au fait).
[…]
Ça a bien fini par arriver. L’autre sentiment que j’avais dans la voiture à Cholet, et qui m’emplissait de trouille, était que c’était irrémédiable. C’était trop évident. Pour tout le monde. Ça coulait de source. J’étais donc morte de trouille à l’idée que ça arrive, je ne me sentais pas du tout à la hauteur.
Pour que j’accepte simplement de présenter ma candidature au poste de présidente de la Fédération FDN, il a fallu un travail assez long. C’est des heures de discussions avec Benjamin, qui démontrait par a + b que si, ça tu sais faire, ça tu fais déjà, si si, ça tu as les épaules pour, si, ça tu vas apprendre et vite, donc pas d’inquiétude, etc. C’est un an et demie-deux ans à entendre, de la part de lui comme d’autres : « tu as les épaules pour faire ça », « tu es légitime ». La parole qui autorise.
Il faut, à un moment donné, cette parole qui dit « tu es légitime ». Sans quoi ça n’arrive jamais. On reste bloquée à « non mais, je suis trilingue, diplômée d’une prestigieuse fac de droit, j’ai vingt ans d’expérience en droit des affaires internationales, mais quand même, je ne vais pas m’autoproclamer experte en droit des affaires international ». Hmm, si tu peux, en fait. [2]
Benjamin a aussi, doucement, créé cette forme de poussée vers l’avant qui faisait que je n’avais pas d’autre choix que d’assumer des responsabilités comme une grande : me retrouver seule à représenter la Fédération à l’anniversaire de l’Arcep, par exemple.
J’ai repensé il y a quelques jours à l’un des meilleurs conseils qu’on m’ait donné. En prépa, devant notre apathie à préparer le concours de l’école normale supérieure (1 % de réussite, peu d’entre nous se sentaient réellement concernés par le concours), M. Jambet [3] referme le livre que nous commentions et s’énerve : « Cessez donc d’être des personnes en puissance et soyez des personnes en acte ! » « Vous êtes ici parce que vous avez les moyens de prétendre au concours : devenez ce que vous êtes ! » Devenez ce que vous êtes. Projetez-vous reçus au concours au lieu de vous dire que ce n’est pas pour vous. Autorisez-vous à faire ce dont vous êtes capables.
C’est ça, ce qu’il se passe, quand on ne s’autorise pas à avoir l’ambition pour ce dont on est capable : on ne s’autorise pas à devenir ce que l’on est. La présidente actuelle de mon association de doctorants est brillante, mais repoussait la responsabilité en disant qu’elle n’y arriverait pas. On l’a poussée devant et élue présidente. Je l’aie vue devenir présidente. Agir de manière présidentielle, prendre l’initiative sur tout, positionner l’association sur tel et tel événement. Il suffisait de s’autoriser, d’accepter que c’est sa place. Elle était déjà parfaitement capable. Elle était, en fait, déjà présidente. En puissance. Il manquait ce geste-là.
[…]
S’autoriser à être légitime, en fait, c’est aussi une conversion du regard, au sens fort et platonicien du terme. C’est cesser de regarder les autres en disant : « et si j’échoue ? », et poser la question autrement : « qui suis-je et quelle est ma place ? ». C’est la juste continuité de ce que je disais il y a quelques temps déjà : « [j]'ai compris que je serai vraiment utile non pas en essayant d'être ingénieur barbu comme eux, ça n'a aucun intérêt. En conjuguant mes apports d'avant avec ce que j'apprends des télécoms. Ça, ça me semble plus malin. Courir après ce qu’on n’est pas ne fait que renforcer le complexe. ». Une partie de la question « et si j’échoue ? » réside en fait dans « et si j’échoue à faire comme Benjamin ? ». C’est une mauvaise question, parce je suis sûre d’échouer : je ne suis pas Benjamin Bayart.
Changer de regard amène à considérer le fait que je peux tout à fait réussir à cette place avec ce que je suis. Parce que je suis quelqu’un d’autre. Et que si j’échoue c’est pas grave. Personne n’est parfait, ni lui ni moi. Et que ça ne remet pas en cause qui je suis ni à quoi je suis légitime de prétendre. C’est ma place, non ?