Très beau texte de François Ruffin, à lire en intégralité.
« Vous parlez des Whirlpool, des Goodyear, des Parisot, des Abélia, mais pourquoi vous ne parlez pas de nous ? »
C’est Claude et Patrice, des quinquas, au téléphone, qui nous ont reproché ça. Alors, on a pris rendez-vous avec eux : qu’est-ce qu’ils voulaient nous raconter ?
« On était chauffeurs chez Mory-Ducros, de 1980, tous les deux, jusqu’à la fermeture, en 2014. Ils ont supprimé l’agence d’Amiens, elle se trouvait à la Zone, y avait quand même 75 personnes qui desservaient le département. En France, on était 5000.
— Ils ont tout liquidé d’un coup ?
— Non, ils ont commencé par la moitié, en 2014. Mais ils ont prévenu : ‘‘Si vous manifestez, si vous faites grève, on licencie les 5000.’’ En plus que monsieur Montebourg, celui-là on le retient, il nous a servi la même leçon, de ‘‘sagesse’’, de ‘‘responsabilité’’, qu’il ne fallait pas nuire au reste de l’entreprise. C’est pour ça qu’il n’y a pas eu de mouvement important. Le mot d’ordre, c’était : ‘‘Restez chez vous !’’
— Mais ça n’a pas sauvé la boîte ?
— Non. L’année d’après, ils balançaient tout.
La deuxième moitié. Tout ça, c’était un truc de l’actionnaire, Arcole.[…]
— En revanche, excusez-moi, mais c’est normal qu’on ne parle pas de vous, vous ne pouvez pas nous le reprocher : si les salariés eux-mêmes ne se bougent pas, c’est pas nous qui allons le faire à votre place ! »
Claude et Patrice opinaient.
« Y a pas eu un jour de grève ?
— Non.
— Un feu de palette ?
— Non. ‘‘Faut pas, faut pas…’’, nous disaient même nos délégués. On nous a jetés, même pour l’honneur on n’a pas réagi…
— C’est comme si vous aviez consenti à votre propre meurtre ?
— Voilà.
— Comme si vous en étiez les complices… Mais maintenant, vous accepteriez qu’on tourne une petite vidéo ?
— Ça serait compliqué…
— Ou de grimper sur une estrade pour raconter ça ?
— C’est difficile, on a retrouvé un employeur, en CDD…[…]
J’en ai marre.
Je rencontre une dame qui travaille au RSI, le truc des artisans, qui me livre des documents et tout, mais qui ne veut pas témoigner parce que ceci cela. Idem dans une chaîne de supermarchés, faut pas livrer le nom de l’enseigne, ni des caissières. Idem pour un gars, dans une usine que vous ne saurez pas laquelle. Idem, encore, au Secours populaire, la double peine de la misère, la misère et la honte de la misère. C’est tout un monde souterrain qui ne veut pas, qui n’ose pas se dire, motus et bouche cousue, c’est toute une France invisible et qui se rend invisible.
Règne de la peur, peur du chômage, de la sanction, peur aussi du regard des autres, la peur et les mille lâchetés qu’elle entraîne.[…]
Toujours, à l’Assemblée, montant au micro, je tremble.
Ma voix chevrote.
À cause de quoi ?
Une illégitimité, encore, toujours, à être là, « petit » face aux « grands », pas à ma place.
Comme si j’avançais sur une corde raide, aussi, entre le formidable et le ridicule, sans filet, avec la peur de chuter, et d’être aussitôt piétiné.
La politesse, également, qu’on m’a enseignée, une docilité, la violence qu’il faut se faire, à soi, à son éducation, pour casser leurs codes de bonne conduite, non je n’attendrai pas mon tour, non je ne vous livrerai pas à l’avance ma question, non je n’emploierai pas à mon tour votre langue molle et creuse, anesthésiante.[…]
C’est une idée qui me traverse, je vais mal l’énoncer, avec des à-peu-près : on se sent d’une classe inférieure, d’une caste, presque d’une race inférieure.
Quand on regarde Emmanuel Macron à la télé, au hasard, mais ça pourrait être François Fillon pareil, ou Bernard Arnault, quand on les écoute, dans leurs phrases, dans leurs corps, dans leurs intonations, dans leur gestuelle, on lit ça : que le pouvoir leur est naturel, que la domination leur est acquise, une autorité qui va de soi, comme si les rênes du monde étaient entre leurs mains depuis le fond des temps et pour l’éternité. Et nous, à côté, moi en tout cas, j’éprouve une infériorité. Il nous manque un truc. Causer comme eux, avec leur voix posée, sûre d’elle, leur ton calme et qui nous gronde pourtant, avec des silences au milieu, on n’y arrive pas, une assurance qui fait défaut.[…]
On le dit, on le répète :
« Les hommes naissent libres et égaux en droits. Mais dans les faits et les fortunes, non. »
Sauf qu’il y a pire, je crains : dans nos propres têtes, nous ne sommes pas leurs égaux.
Alors, je viens chercher quoi, à l’Assemblée ?
Et j’espère vous ramener quoi, par contagion ?
De l’assurance.
Que, à me voir apostropher ministres et PDG, ça vous contamine. Que vous trembliez moins devant votre hiérarchie, ou plutôt que, malgré le tremblement, vous défendiez votre collègue, que vous parliez en égaux à votre chef, ou à votre maire, ou au président de je ne sais pas quoi.
En égaux, rien de plus.
Déjà, c’est fait, on a dupé Bernard Arnault, on l’a cinématographiquement ridiculisé, ça le ramène sur terre, parmi nous.
D’ailleurs, c’est lors d’un entretien en tête-à-tête avec ma députée, une socialiste, que j’ai songé : « Elle est nulle ! Pourquoi pas moi ? »
Et là, maintenant, je vois de près le PDG d’Alstom, Henri Poupart-Lafarge, qui sue, qui hésite, qui se défile, « vos salariés sont à cinquante mètres, allez les rencontrer ! » je lui dis, lui à un mètre de moi, son malaise qui transpire, comme un poisson sorti de son aquarium.
Et le Président de la République, sur le site de Whirlpool, on se met en travers de son chemin, on l’alpague pour les contrats aidés, nos corps se heurtent, à peine mais un peu, sacrilège.
Et la ministre de la Santé, qui me persifle, qui me traite de mytho à demi-mots, et j’encaisse, je me tasse sur mon siège, un peu honteux, avant de repartir au micro : « Je continuerai à le dire, et de plus en plus fort si nécessaire, parce que vous êtes sourde à la douleur des familles », applaudi par les miens, et c’est elle qui se tait.
Le Parlement, c’est l’occasion, chaque jour, de joutes sans danger : seul l’orgueil s’y blesse.
Ça fatigue, ça épuise, les conflits, avec la masse hostile contre nous.
Qu’y gagne-t-on, néanmoins ? De l’assurance.
D’autres, dans le groupe, prennent cette assurance techniquement, par la maîtrise des budgets, par la connaissance des législations, des règlements, des alinéas.
Mais c’est la même chose, au fond : détenir les armes, les armes intellectuelles, spirituelles je dirais, pour bientôt les combattre, les convaincre d’égal à égal.Sans cela, sans cette assurance, nous ne changerons rien demain.
Quelle est la source, avant tout, de la Révolution française ? C’est la montée en puissance de la bourgeoisie, pendant un siècle : à force de lire, d’écrire, de s’enrichir, elle prend confiance, elle s’estime l’égale des aristocrates, et s’en va réclamer ses droits aux États généraux.
Mais même la grande jacquerie, partie de Picardie en 1358, quelle en est la cause ? C’est la bataille de Poitiers, deux ans plus tôt, en 1356. Face aux troupes anglaises, et malgré le surnombre, l’affrontement tourne à la débâcle.
Les nobles officiers ont fui, lâchement fui, abandonnant le terrain et le roi, au vu et au su de leurs paysans-soldats. La honte ! La déculottée !
Les jambes à leur cou ! Et après ça, de retour sur leurs terres, ils voulaient jouer aux seigneurs ?
Ils souhaitaient que les manants réparent leurs châteaux ? Terminée, l’obéissance ! Cette supériorité des maîtres, les Jacques n’y croyaient plus, et c’était le préalable à leur révolte.
On connaît tous la maxime de La Boétie : « Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. »
Eh bien, à notre modeste mesure, nous participons à ça.
À remettre notre gauche debout.
À nous afficher comme leurs égaux.
À les faire chuter de leur piédestal, à l’occasion.
Qu’on vous offre cet exemple, malgré le tremblement, comme représentants. Qu’en un mouvement historique, et forcément lent, dont nous ne sommes qu’une étape, on fasse émerger une nouvelle élite, nous, vous, confiante, face à l’internationale des riches et de leurs supplétifs.
C’est un choc psychologique, qu’il faut.
Le noeud est dans nos cerveaux.
Que nous soyons conscients de notre force commune, d’abord.[…]
C’est notre tour d’apporter cet oxygène, et à la force de nos bras, de nos pieds, de nos porte-à-porte, nous avons conquis ça : une tribune régulière.
Rien de plus, rien de moins.
Nous ne passerons pas une loi, bien sûr, ils nous retoqueront le moindre amendement, ça va de soi. Et le travail législatif relève, pour moi, du simulacre, pour prolonger notre effort idéologique : les propositions de loi, les interventions dans l’hémicycle, les interpellations en commission ne visent pas à transformer le réel maintenant. Mais à dire, à répéter, à faire savoir que ce monde-là, nous n’en voulons plus. Et que nous en préparons un autre.
Devant nos vidéos, sur Facebook, sur Youtube, il y a des « vues » par milliers, souvent par centaines de milliers, il arrive qu’on dépasse le million. Des internautes écrivent : « Vous me redonnez confiance dans la politique », c’est un bout du chemin, ça. Parfois, nos formules sont reprises ailleurs, « président des riches », « la saignée des emplois aidés », « Robin des bois à l’envers », et l’on n’est même plus certains d’en être l’auteur, peut-être y en a-t-il plusieurs.
Bref, on sème à la volée, un peu tous azimuts.[…]
J’ai longtemps cité ce propos de Philippe Gavi, fondateur de Libération, comme un emblème, lui qui voulait un « quotidien démocratique qui donnera la voix au peuple, aux ouvriers, aux grévistes, aux paysans », qui « ne parlera plus de ‘‘révolution’’ avec des stéréotypes, des idées toutes faites, des affirmations triomphalistes, mais avec toute la force explosive que la parole représente quand l’imaginaire et le réel se fondent avec les mots ».
« Au commencement était le Verbe. »
Ainsi s’ouvre l’Évangile selon Saint-Jean.
Au commencement de la démocratie aussi, se trouve le Verbe. Or le Verbe est aujourd’hui enchaîné, contrôlé, surveillé.[…]
Mais dans les interstices de cet ennui parlementaire, comme le chiendent pousse entre deux pavés, comme le diable surgit de sa boîte, tel est mon rôle, ma petite utilité, à ma mesure, ma pierre à l’édifice, je crois : libérer ma parole pour libérer la vôtre.
Non pas pour dire tout et n’importe quoi, une logorrhée, un comptoir permanent. Au contraire, peu mais bien, les mots qui vont à l’âme, à l’os, au nerf, pour qu’à votre tour, camionneurs de chez Mory, ouvriers de chez Whirlpool, soignants du CHU, vous prononciez les mots qui vous rongent, qui pourrissent en vous, que vous les exprimiez, exprimer au sens littéral, que vous les poussiez dehors, comme un poids, comme une douleur, comme une tumeur. Que Claude et Patrice les aient en face, les dirigeants de Mory-Ducros, et Montebourg dans la foulée, qu’ils balancent leurs quatre vérités, qu’ils échangent en égaux, enfin, sans mépris, sans arrogance.
Et qu’en attendant ce jour, je les représente, symboliquement, que je le fasse à leur place, avec le dirigeant qui me tombe sous le coude.